Les enfants crient, le soleil m’aveugle et le sable brûle mes pieds. Je me suis rarement sentie aussi bien. Apaisée. J’ai un sourire ridicule planté sur les lèvres, je le sais, un sourire qui tire ma peau rosie par les vacances. Des mois que j’attends ça.
Ma compagne me tend la crème solaire mais je fais non de la tête. Tout, tout sauf bouger et rater cet état cotonneux des choses. Je préfère dormir. Elle insiste, dans mon état, vraiment, il faudrait peut-être faire attention. Je la rassure mollement. Mes coups de soleil ne changeront rien à ma santé, et je tiens à profiter : dans trois jours, le rendez-vous chez la gynéco nous ramènera à la réalité.
Un ballon passe près de nous, des enfants courent. Je souris encore plus bêtement. Trois, bientôt trois, une simple addition de jours ou de personnes, le temps qui file. Un homme appelle les enfants au loin, derrière nous, une grosse voix masculine. Les enfants rient, ils continuent de courir, ça s’entend. La grosse voix, elle, ne bouge pas. Trois… Je somnole.
Dans trois jours. On m’avait dit, je m’en souviens très bien, on m’avait dit dans trois jours tu rencontres ton père. Ton père. Ça fait sérieux, tout à coup trop terrestre. J’avais dix ans. J’ai passé trois jours à angoisser silencieusement, à tourner et retourner encore dans ma tête cette phrase dans trois jours tu rencontres ton père.
Et puis, comme promis, la rencontre. Elle n’avait rien d’extraordinaire. Il y avait un homme, mon père, debout près de la fenêtre, qui souriait et souriait encore. Il y avait ma famille, ma mère bien sûr mais aussi ma tante et mes grands-parents, disséminés dans la pièce mais liés par la gêne. Moi je n’avais qu’une crainte, qu’on me demande de me rapprocher du père, de l’embrasser. Je ne le connaissais pas. C’était un parfait inconnu.
Il a tout ce qu’il faut pour charmer. Il est beau, déjà. Et puis il a la blague et le compliment faciles, une aisance qui lui permet de se dépêtrer de n’importe quelle situation. Il avait repris contact avec nous sans que personne ne lui demande pourquoi il était parti, comme ça, laissant une femme s’occuper seule de leur enfant.
Alors trois, nous sommes devenus trois, d’un coup, du jour au lendemain, trois. Pour ma mère et pour les autres, ça semblait aller de soi, un papa et une maman main dans la main avec leur enfant, moi, entre eux, une trinité stable qui dit au monde que tout tourne rond. Mais ce triangle ne m’allait pas. Il était tellement faux. Mes parents ne s’aimaient plus, à croire qu’ils ne s’étaient jamais aimés, s’ils se côtoyaient c’était à cause du lien que, paraît-il, je devais créer avec lui. J’aurais bien voulu. Derrière mon air rebelle, j’aurais bien voulu le connaître, détruire son image de parfait inconnu et réussir à l’embrasser. Je n’ai pas eu le temps, il a décidé de refaire sa vie ailleurs et je ne le vois plus que de loin en loin. À Noël, parfois, ou à un enterrement.
Un autre coup de ballon, la grosse voix résonne une nouvelle fois. Je fronce les sourcils, me concentre sur les vagues qui bercent, une écume en avant, une écume en arrière… Trois… La voix m’énerve. Elle s’est évanouie, les enfants jouent plus tranquillement mais je l’entends encore qui tonne à mon oreille, qui ordonne gravement de respecter les autres.
Ici le respect est un silence, un calme imposé, se restreindre pour ne pas empiéter sur des étrangers. Je l’ai entendue aussi, pour moi, cette voix qui glace l’estomac. Pas la plage mais un parc… Non, une forêt. Grimper dans les arbres, au frais, une branche qui craque, des bouts de bois qui s’effritent et échouent sur les pique-niqueurs. Et la grosse voix, celle de mon père réclamant que je fasse attention, que je respecte les autres – ses mots exacts ? L’idée est là, la mer ou la forêt ça ne change rien, il faut savoir se contrôler, n’être un poids pour personne. À quatre pattes sur mon arbre je me suis figée, pas à cause de la voix mais de la colère, une vraie, sourde et brûlante et dans mon regard noir il a dû voir que ça ne me plaisait pas, ce ton de voix et puis cet ordre, ridicule dans la bouche de celui qui n’est pas un père mais un simple géniteur, pas un autre à respecter mais un homme qui se joue des responsabilités, qui invente des règles et des exceptions pour mieux les contourner. Qui s’habille d’autorité pour m’expliquer quoi, la vie, les rapports humains, mais qui s’est permis d’empiéter sur ma mère, la mettre enceinte, un peu de plaisir c’est si vite arrivé, et de ne pas assumer qu’un et un font trois. Parler de respect.
La douceur de la plage m’échappe, les branches et la mousse glissent par-dessus le sable. Je serre les poings et me force à me détendre, je veux rester dans mon cocon. Encore trois jours.
Le ballon rebondit sur mon ventre, je sursaute. Le plastique a fait un bruit de vide, un poc discret, avant de rouler dans le sable. Je me redresse, ma compagne est déjà en train de le ramasser, les enfants d’accourir et le père, de crier. On rend le ballon, la grosse voix s’approche.
Je me retourne. Il ressemble à n’importe quel père. Un squelette massif avec une petite bedaine, des bras bronzés et un torse parfaitement blanc, des sourcils froncés sous ses rides du lion. Les enfants s’excusent. Lui en rajoute : il les avait prévenus et plus d’une fois, vraiment ils ne pensent à rien, je vous jure ils en réentendront parler et je vois bien qu’il est sincèrement navré de nous avoir dérangées. Je hoche la tête, il n’y a pas de mal. Mais ma compagne, elle, panique. Le ballon a touché mon ventre, appuie-t-elle, alors que je dormais et que… Elle ne finit pas sa phrase. Le père ne comprend pas mais reprend ses excuses, que je n’écoute plus. Je pose une main sur l’épaule de ma compagne, la regarde droit dans les yeux avec tout ce que je peux de douceur, mais elle ne m’entend pas. Le ballon a touché mon ventre, c’est tout ce que ses sens lui disent, et elle hurlerait si le père ne se montrait pas aussi défait. Lui ne sait pas ce que ça signifie, le ballon a touché mon ventre, il ne sait pas ce que c’est, un parcours de PMA.
Il ne connaît pas la joie et l’angoisse des manifestations, le soulagement que des lois soient enfin votées, la rage qu’elles soient si mal appliquées et seulement pour les plus privilégiées. Les rendez-vous chez les médecins, les rondes administratives sans fin, les analyses hormonales, les piqûres, les médicaments, toujours plus de médecins. La famille qui ne comprend pas, qui n’accepte pas que deux femmes fassent ça, qu’elles vivent ensemble c’est une chose mais qu’elles enfantent ? Le stress des résultats, est-ce que ça marchera, est-ce qu’un embryon finalement se formera, tiendra, grandira, et en attendant l’heure tourne et il se pourrait qu’un jour, bientôt, tout ça ait été vain. Sans oublier le cœur de la maternité, le corps qui se métamorphose et dégouline sur tout le reste, les douleurs qui déchirent la chair en deux, les violences obstétricales. Avoir peur de trop aimer son enfant, ou pas assez, avoir peur de trop le protéger du monde, ou pas assez. Le regard des autres et surtout de ceux qui demandent et demanderont encore et alors c’est qui ton père et qu’il faudra éduquer sans céder à l’envie de les cogner.
Ma compagne s’énerve et s’énerve encore, le père ne dit plus rien et les enfants nous regardent, surpris. À mon tour j’élève la voix, je couvre la sienne pour dire que je suis toujours enceinte, que ce n’est pas un ballon en plastique qui y changera quoi que ce soit. Elle se tait. Elle respire fort, elle contracte les épaules mais elle se tait. Une seconde de silence, les vagues ont chassé la mousse. Le père a les yeux écarquillés. Il fait signe aux enfants de déguerpir, s’excuse une nouvelle fois en bafouillant.
De sa bouche s’échappent des explications tremblantes, quelque chose à propos de sa femme, leurs enfants et combien ils sont. Puis les mots se forment et j’attrape médecins, fausses couches. Il essaie de nous dire qu’il comprend, même si deux femmes c’est différent, qu’il ressent notre choc et qu’il espère sincèrement, du fond du cœur, que tout ira bien.
J’en reste bouche bée. Je n’ai pas le temps de lui répondre, à peine de lui renvoyer un regard étonné que déjà il s’en va, tête baissée.
Je prends ma compagne dans mes bras. Le coton a disparu mais je la retrouve elle, sa peau, son odeur de soleil et sa respiration saccadée. Elle s’apaise. Sous les bruits de la mer et des enfants qui jouent je lui glisse à l’oreille que tout va bien, que ces vacances sont douces. Que nous sommes trois, bel et bien trois, emmaillottées entre l’air chaud et nos quatre bras. Que nous avons la chance du choix et qu’à des parents malheureusement banals, une mère célibataire et un père démissionnaire, je préfère l’authenticité de ma lesbienne de femme, prête à montrer les dents et serrer du poing si on nous y ramène un peu trop, aux règles des autres.
Elle rigole. Quand même, elle dit, cette facilité que connaît ton père à être ton père, autrement dit à n’être rien, comparé à ce que ça représente, devenir deux mamans… Trois jours, je lui répète, trois jours de repos avant de s’y replonger. Je repense à ce père qui voulait être père, et sa seule existence me semble soudain vertigineuse. On se rallonge toutes les deux. Les vagues et le coton s’emmêlent entre nos mains jointes.