On attend tous de se faire rouler dessus.
Au moins, j'aurais aimé qu'ils attendent que je sois mort, dépecé par les fourmis et les faucons.
Le goudron fondu sous mes mollets, je tâte le gravier du bout des doigts, le fais rouler dans un sens et dans l'autre, rien de mieux à faire que d'ignorer les vibrations de la route. Le soleil m'a abandonné il y a trois heures. En cette saison il se couche à 22h, et moi à 1h et quart, mais cette fois, Jeremiah me tenait à l'œil. Il me descendrait depuis les buissons, ah j'espère ! Je compte bien rouler par terre avant de me faire éviscérer par un camion. Mon pote, je compte sur toi.
C'est une histoire longue et chiante où l'on braque des diligences sauf que c'est des voitures, et où l'on exécute l'idiot de la bande, et je suppose que j'ai fait mes preuves en traînant avec ces gars. On se fait bien chier dans mon village en Lozère. On fait un tour en vélo, en "mob", on pense que les gangsters sont cool, on rêve d'être à Vegas ou à Berlin pour défoncer des murs et des belles Russes, on se prend pour les loups de Wall Street, les requins de Miami mais on est que des jeunes cons qui chapardent des clopes dans la supérette du coin.
Ce n'est pas mon histoire qui m'a conduit là, allongé en plein milieu d'une route de campagne à attendre qu'un pauvre automobiliste ait la peur de sa vie en trouvant un cadavre sur sa route et se foute dans le fossé. Dès le jour où je les ai vus, je savais que c'était le genre de truc qu'on pouvait attendre de moi demain ou dans vingt ans, le genre de traquenard dont tu ne t'enfuies pas, parce-que c’est toi et les mecs. Un jour il a sorti un flingue d'entre les coussins de la banquette arrière, et pour ce que je savais ç'aurait pu être un autre sachet de coke que ça ne m'aurait pas surpris. Il n'a jamais dit qu'il ne dealerait pas donc j'avais toujours supposé qu'il le faisait, en revanche je n'ai jamais su où partait l'argent. Un des gars aimait la rumeur qu'il payait une porn star pour coucher avec lui, mais la seule fois où il y a fait allusion devant Jeremiah on ne l'a plus revu.
Pas un sentimental Jeremiah, ni un matérialiste, il jette tout sans lâcher une larme. Moi je pensais qu'on était copains, un peu plus que les autres. Ce qui ne veut pas dire que je ne pensais pas finir en pièces dans un sac poubelle, mais s'il ne respectait pas la vie, au moins il respectait la mort, il disait même que mourir était une chose à faire et à bien faire.
C'est pourquoi je voudrais savoir comment il peut me laisser là sans se soucier que je puisse vivre peut-être. Comment pouvait-il me laisser mourir si mal que je vivrais encore un peu ? Est-ce là du travail bien fait ? S'il voit aussi bien que moi cette voiture, et le visage rempli de peur de cet enfant assis à côté de son père tandis que je retiens mon souffle et fixe une étoile sans constellation, et que sous ce ciel ouvert je me sens seul dans l'univers, s'il me voit, ne va-t-il pas tirer ? Jeremiah, regarde-moi, s'il-te-plaît, pourquoi sommes-nous là ? Ne veux-tu pas rentrer sans passer par le poste, s'ouvrir des bières, et prétendre qu'on a regardé la première mi-temps ?
Ce n'est plus quatre-vingt-dix minutes que tu as pour te décider mais dix secondes, neuf, huit, sept.... Je crois qu'il va s'arrêter.
Chouette, un nouveau texte court ! J'avais beaucoup apprécié les précédents de ce recueil <3
>> "On attend tous de se faire rouler dessus." > Wow, ça c'est de la phrase d'accroche. Mystérieux, sombre, qui fait se demander ce qui peut bien mener à penser ça.
>> "Le goudron fondu sous mes mollets, je tâte le gravier du bout des doigts, le fais rouler dans un sens et dans l'autre, rien de mieux à faire que d'ignorer les vibrations de la route. Le soleil m'a abandonné il y a trois heures." > Brrrr c'est glauque à souhait, on imagine bien les gravats de la route rouler entre les doigts de pieds, les douleurs dans la position allongée comme ça sur la voie.
>> "Jeremiah me tenait à l'œil. Il me descendrait depuis les buissons, ah j'espère !" > "ah j'espère !" me surprend. Il suppose donc que Jeremiah va revenir l'abattre ? J'avais compris jusque là qu'il était complètement abandonné, laissé pour mort, et que c'est dans le passé que le narrateur espérait que Jeremiah le descende.
>> "C'est une histoire longue et chiante où l'on braque des diligences sauf que c'est des voitures, et où l'on exécute l'idiot de la bande, et je suppose que j'ai fait mes preuves en traînant avec ces gars" > Ah, je me demandais justement le contexte de ce récit. Le début faisait très western, avec les fourmis, les faucons et les routes désertes. Mais en fait on est en époque contemporaine et le narrateur fait le parallèle avec une ambiance western si je comprends bien. C'est plutôt chouette, ça met en évidence l'agressivité du monde contemporain, qui en un sens est aussi agressif que le monde des cow boys et des indiens, des shérifs et des gangsters.
>> "Pas un sentimental Jeremiah, ni un matérialiste, il jette tout sans lâcher une larme. Moi je pensais qu'on était copains, un peu plus que les autres. Ce qui ne veut pas dire que je ne pensais pas finir en pièces dans un sac poubelle, mais s'il ne respectait pas la vie, au moins il respectait la mort, il disait même que mourir était une chose à faire et à bien faire." > J'aime beaucoup ce passage, qui trace toute l'ambivalence de la situation entre notre narrateur, cette bande qu'il a suivi et ce Jeremias. Le danger le rattrape. Et cette froideur pragmatique du rapport à la mort, c'est vraiment bien rendu <3
La fin laisse une certaine incertitude j'ai l'impression : va-t-il se faire descendre ou être malgré tout secouru ? C'est assez prenant comme choix, tout comme ce décompte vers l'instant fatidique. Je penche quand même plutôt pour "il va se faire descendre" vu que Jeremiah aime "le travail bien fait". Mais je peux me tromper !
En tout cas, c'est un texte court intense, qui place une relation tendue en très peu de lignes, et fait retenir son souffle quant au sort qui attend le pauvre homme abandonné sur la route. Très bonne lecture ! <3
Bonne journée !
À bientôt !