On ne devient pas misanthrope du jour au lendemain. C’est le fruit d’un long processus d’idéalisation et d’amères déceptions qui vous mène progressivement à rejeter vos semblables, et à préférer vous noyer dans la solitude.
Comme tout adolescent hypersensible, j’avais cru les hommes trop purs, trop bons, trop généreux. Je n’avais pas encore à cette époque les verrous intellectuels ni l’expérience pour les élever dans le réalisme le plus sec. Surtout, je n’avais pas les épaules assez solides pour les aimer comme je l’aurais souhaité. Mon âme leur voulait trop de bien, mais elle n’était pas assez extensible pour tous les accueillir.
Misanthrope, nous le sommes tous un peu. Nous sommes tous déçus un jour ou l’autre que le monde ne soit pas ce que nous voudrions qu'il soit, que les choses ne soient pas plus simples, que les gens ne soient pas plus lumineux, que la vie réelle ne soit finalement pas aussi enchantée que l'était notre monde d'enfant.
À vingt-cinq ans, Nietzsche m’avait ouvert les yeux, me révélant que ma vision fantastique était une pure utopie, un rêve infirmé par la nature humaine. Lui aussi avait désespéré de tirer vers le haut une masse aussi hétérogène que l'humanité, beaucoup plus sensible à la formule qu'au concept, à la réaction qu'à la pensée, et capable de faire le mal au nom du bien.
N’étant pas à la hauteur de mes ambitions humanistes, j’en souffrais de plus en plus. Bien qu’excessives, mes intentions étaient pures, pourtant mon cœur se mit progressivement à rejeter la greffe de l’immoralité. Trop aristocrate pour éponger la scélératesse humaine, il ne se sentait plus de donner son caviar à des cochons. L'évidence crevait les yeux, vouloir sauver l’humanité n’était vraiment pas à la portée des hommes. Le Christ lui-même avait perdu la partie. Il avait eu beau laver à grandes eaux tous les péchés du monde, les taches étaient réapparues, en cent fois plus maousses. Le pauvre Nazaréen s'était fait berner, crucifier pour des nèfles, le coeur sans doute carbonisé, ignorant qu'il n'y a qu'une mer pour absorber sans se souiller un fleuve sale.
Ne cachant plus mon aversion pour l’indolence de mes semblables, mon entourage avait bien sûr été heurté par la déchéance de mes penchants sympathiques innés. Ils n’en revenaient pas. Comment moi, un homme de gauche, avais-je pu passer de ce dévouement au service des plus faibles à cet insociable loup-garou ? Tout autant, je n’avais rien à me reprocher. J’avais donné à la philanthropie assez de ma personne pour me venger de ses revers ingrats, comme bon me semblait.
Tout m’ennuyant, tout m’irritant, c’est vers l’âge de cinquante ans que j’ai commencé à faire le vide autour de moi. À mes derniers rares amis, j’avais tu mon déracinement et ma volonté de me mettre au ban de la société, leur évitant ainsi certaines franchises qui n’auraient rien changé à leur nature aliénée par l’attraction/répulsion du système.
Après plusieurs repérages minutieux, c’est le plus sauvagement du monde que j’ai fixé ma tour d’ivoire sur quelque contrée désertique, pensant qu’elle serait ma meilleure assurance retraite.
Dans le désert de Sonora, je m’étais acheté un lopin de terre, loin des routes et des regards, loin surtout de l’incessant déluge de la bêtise humaine. J’y avais construit la cabane de mes rêves, mon arche immobile et tiède, pour parachever mon roman, ce roman éternel que je n’écrivais que pour moi.
Le matin, j’écrivais ou je marchais. L’après-midi, je faisais la sieste ou j’écrivais. Le soir, j’écrivais ou je buvais. Personne n’avait rien à redire sur ma façon d’exister. Du reste, personne ne savait que j’existais, là-bas. Je ne me disputais qu’avec moi-même, le plus souvent pour des broutilles, et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Exilé de la masse, je ne me sentais ni pédant ni supérieur à elle, mais je préférais écouter dorénavant le chant magnifique du Troglodyte des canyons, plutôt que les balivernes des élites et les jérémiades sans fin du petit peuple.
Ayant fait taire le clairon de mes opinions et de mes sentences, ayant jeté aux égouts mon manteau de paroles, j’ai renoué peu à peu avec les béatitudes de ma prime jeunesse. Bercé par mon rocking-chair, je pouvais contempler durant des heures les délices d’un ciel diaphane. Tout en chiquant mon peyotl, je laissais mon âme humer son harmonie jusqu’au couchant. Ivre de solitude, je sentais dans le Temps que s’effaçait de mes chairs mon nom d’homme. Là, dans l’éther brûlant du Sonora, inondé de soleil, je chérissais le silence à pleines oreilles. Je savourais le fait de me situer là, quelque part, entre le monstre et le dieu, ainsi que le décrivait Aristote lorsqu’il parlait du misanthrope.
En temps normal, je n’aurais pas dû me trouver à Bigfork le jour du Doomsday. J’avais gardé cette maison qui me servait de garde-meuble et que je prêtais de temps à autre à mes neveux pour qu’ils viennent respirer l’air pur du Montana. Mais mon chien étant tombé malade, j’avais préféré le rapatrier à la clinique vétérinaire de Mike Shannon, ce grand adorateur des animaux devant l’Éternel.
À l’aube du sixième jour, j’ai enfin mis le nez dehors. Un petit vent frisquet m’a saisi aussitôt, dévoilant les limites calorifiques de ma parka démodée
Les rues étaient désertes. Pas une âme sur les trottoirs. Rien qu’un prospectus qui pourchassait les premières feuilles d'automne. Le « Gritche » avait été bon avec moi. J’avais eu ce que je voulais : la ville m’appartenait !
Les jambes un peu ankylosées, je suis allé les dégourdir autour du lac de mon enfance. En bout de promenade, j’ai retrouvé mon banc, et je me suis assis. J’ai roulé une cigarette avec le peu de tabac sec qui me restait. Un cigarette précieuse, puisque c’était sans doute l’une des dernières que j’allais griller avant longtemps. Je l’ai allumée, précautionneux, comme on allume un cierge. J’ai détendu mes jambes. Et puis j’ai admiré la harpe du ciel qui se teintait crescendo de grisaille.
Sensibles à l’électricité de l’air, quelques canards à front blanc s’excitèrent alors devant moi et désertèrent les flots à tire-d’aile. Je pris cela comme le signe que le spectacle allait bientôt commencer. Seul au monde enfin, j’étais aux premières loges. Aucun VIP, aucun nabab insolent, ne viendrait voler ma place.
Irrésistiblement, l’évaporation du plan d’eau et la sublimation des glaces se mirent à l’œuvre. Du zénith à la ligne d’horizon, de forts nuages naquirent, s’amoncelèrent, s’épousèrent, tandis qu'un "Turner" invisible mélangeait leurs franges de gris-bleu aux franges de gris-froid, venait fondre leur basalte aux guipures de l’anthracite.
Je laissais vibrer sur moi les doigts de la nature. Elle semblait jouer avec mes sens comme d’un vieil harmonium. J’avais l’impression que je l’inspirais, qu’elle composait son requiem rien que pour moi, son unique enfant. En m’offrant son expressionnisme abstrait, la répartition spectrale de sa lumière, ses dégradés ineffables et ses ombres absolues, ses croches, ses soupirs et ses papillons noirs, elle m’offrait la partition de son chagrin de mère, déçue par tous les hommes.
Soudain, le vent forcit. Il secoua avec virilité les arbres alentour, les dépouilla de leur feuillage, accompagnant son souffle algide de grains de neige et de brumaille. En un instant, l’instant devint surnaturel. Le temps de compter jusqu’à cinq, je ne fus plus qu’une vapeur cotonneuse ne voyant plus ses propres mains. Les éléments m’avaient totalement absorbé. Cette disparition de ma morphologie était empreinte d’une telle beauté mais aussi d’une telle tristesse, que cette tristesse m’accapara.
D’emblée, il y eut cette boule dans ma gorge, cette âcre montée de mélancolie. D’un coup, je me suis senti morne et creux, pareil à une cosse de pois vide. Cela faisait des années que je luttais avec ces profondeurs, que je m’efforçais de limiter leur influence. Sans jamais y parvenir vraiment. J’appelais ces vertiges mes chutes existentielles de cynisme, lorsque trop loin du monde, je n’avais plus personne après qui maugréer.
Lorsque je suis enfin réapparu de mon suaire de frimas, ma décision était prise. Il fallait que je décampe moi aussi de ce maudit patelin que tout le monde avait fui. Quitte à imiter ces nigauds que j’abhorrais tant, je devais quitter Bigfork, maintenant.
Immédiatement.
Afin de vérifier s’il restait encore en moi une once de bonté.
Vu le temps qui se dégradait de folle manière, il allait me falloir de bonnes chaussures et je n’en avais pas. Dans le Sonora, je ne vivais qu’en espadrilles ou sandales respirantes, le plus souvent pieds nus. J’aurais pu aisément en voler ici ou là, mais je ne me voyais pas démarrer ma vie de démiurge en commettant un larcin.
C’est en fouillant le capharnaüm d’un placard pour trouver mes chevrotines, que le hasard me servit une superbe paire de Brauneck que j’avais totalement oubliées. On avait dû me les offrir lors d’une occasion quelconque de ma vie d’avant. Elles étaient encore à moitié emballées dans du papier cadeau. Les libérant de leur boîte, elles émergèrent, et je fis aussitôt la grimace, me souvenant pourquoi je les avais reléguées ainsi aux oubliettes. Elles étaient mastoc, d’un cuir de qualité, mais surtout elles étaient d’un rouge cramoisi à me donner des frayeurs. Je détestais le rouge. Depuis mon jeune âge, le rouge me glaçait. Cette absurde chromophobie m’obligeait encore parfois à faire un détour pour contourner une voiture, un store écarlate, un cageots de tomates ou de fraises.
Cependant, vu les circonstances, je ne fis pas la fine bouche. Il me suffisait d’y mettre peu de cirage pour qu’il n’y paraisse plus.
J’ai desserré les lacets immaculés et j’ai enfilé mes grosses godasses sans plus attendre. Souples, confortables, presque tièdes, elles frôlaient suavement mes orteils. Elles m’allaient comme des chaussons. Quels qu'en soient l'effort, les aléas, où que je chemine, j’aurais au moins la sensation d’être un peu chez moi.
Cela fait maintenant huit semaines que j’ai quitté Bigfork, pour tenter de rejoindre la côte Pacifique. L’US 90 étant devenue impraticable à partir de Missoula, j’ai laissé ma Chevrolet au milieu d’un flot de voitures abandonnées. Et j’ai continué à pied, harnaché de mon sac à dos.
Aujourd’hui 3 novembre, je suis enfin parvenu à Sausalito, dans le comté de Marin, avec des larmes d'épuisement.
En chemin, je ne m'étais fait aucune illusion. Les ogives étant tombées tout près, je savais que je n'y retrouverais pas ma sœur Janet, ni Elihu mon beau-frère, ni Alicia et Zack, ma nièce et mon neveu. J'ai pourtant arpenté d'un bout à l'autre la supposée Buckelue Street jusqu'à la nuit tombée, dans l'espoir de retrouver une photographie ou, que sais-je, un objet dérisoire qui leur aurait appartenu.
Ce fut en vain.
Sausalito avait été pulvérisé.
Ma vieille sentimentalité fit place à la componction face à la désolation qui m'entourait. Bien qu'habitué à ces visions effroyables, une fois de plus je fus saisi par l'ampleur du désastre : sur un diamètre d'environ un mile, la colline où résidait ma sœur Janet était entièrement pelée. Il n'y subsistait plus un brin d'herbe, plus une fleur, plus un grouillement d'insectes. Du centre-ville, il ne restait qu'une immense tache blafarde, polie comme la paume de la main. Les traces mêmes des maisons et des bâtiments en dur avaient disparu, leurs fondations semblaient pilées. Par endroits, les décombres étaient si menus que j'avais l'impression de fouler le gravier ponce d'un sol lunaire. D'éparses crevasses grises s'échappaient encore des fumées malodorantes qui laissaient flotter dans l'air une âcre odeur de fer, de plastique et de corps brûlés.
Le bitume ayant fondu et comme je n'avais aucun repère pour situer leur dernière demeure, j'ai dû choisir un emplacement hasardeux pour me recueillir. Mains jointes, tête baissée, j'ai pris l'attitude solennelle de l'endeuillé. Mais mon cœur était sec. Désespérément sec. Dénué du moindre sentiment, j'ai laissé parler le silence. Je ne me sentais pas d'adresser une prière au ciel pour que mes proches reposent en paix. Cela faisait longtemps que je ne croyais plus au mensonge de la paix, et moins encore au salut de l'âme. J'étais devenu cet éhonté qui pouvait juste pardonner aux hommes, non parce qu'ils méritaient mon pardon, mais parce que je méritais la paix qu'ils m'avait laissée en s'entretuant.
Avec ma sœur Janet, nous avions toujours été comme chat et chien. De nature plutôt amène, pondérée avec autrui, nous ne libérions ces réactions épidermiques qu’entre nous, tel une sorte de rituel domestique. Celles-ci demeuraient sporadiques, mais nous forçaient néanmoins à être sur le qui-vive, ne sachant pas à quel instant allait être déclenchées les hostilités, ni pour quoi.
Pour en trouver la source, nous n’avions pas eu besoin d’aller chercher bien loin. Ces chamailleries tordues, nous les avions directement héritée de nos parents, lesquels étaient passés maîtres dans l’art de créer des bisbilles pour rien, au sujet de rien. Comme eux, nous pouvions facilement monter dans les tours, mais une fois ces querelles futiles épuisées, nous finissions volontiers par nous serrer dans les bras, car comme eux, notre côté aimant reprenait vite le dessus, et nous nous trouvions alors ridicules de nous être dit nos quatre pauvres vérités, pour rien.
Par-delà nos divergences politiques, nos désaccords sur le spécisme, et notre inaptitude à concevoir ensemble un repas équilibré pour Thanksgiving, nos rapports étaient plutôt bons comme le bon pain. Nous nous considérions inséparables de cœur pour la vie, et même au-delà, attendant presque avec gourmandise ce passage obligé où l’un serait alité et l’autre se trouverait à son chevet pour lui tenir la main.
Bref, nous étions frère et sœur.
Jusqu’à ce jour terrible où ni l’indulgence ni le pardon ne purent sauver notre fraternité.
Cette période glaciaire avait duré dix ans et se terminait tristement aujourd’hui, sans que nous n’ayons levé le petit doigt pour nous réconcilier. Elle s’était déclenchée vers cette époque où j’avais commencé à ne plus pouvoir supporter mes contemporains. Aux origines de mon rejet, Janet avait légitimé le fait que je ne sois plus au diapason avec les turpitudes sempiternelles du genre humain. Puis, devant mes pulsions irrésistibles à vouloir m’éloigner des foules, elle avait étrangement accusé le coup, ne cherchant pas à m’en dissuader, ce qui n’était pas franchement dans ses habitudes lorsqu’elle pensait que je déviais des valeurs que nous avions jadis en commun.
Je la connaissais trop bien. Mon renoncement au monde l’avait blessée, de la même manière que si je l’avais rejetée avec l’eau du bain.
De fait, les mois suivants, ses appels se firent plus rares, nos conversations devinrent plus évasives, plus prosaïques, et je percevais dorénavant au son de sa voix comme un petit air de répudiation qui me chagrinait, sans que je n’ose lui dire ni qu’elle n’ose me l’avouer.
Lors de notre dernier repas de famille, nous avions prémédité d’éviter les sujets qui fâchent. Démocrates et Républicains n’avaient pas été conviés à la table. Superbes de simulacre, nous avions déjeuné comme si la vie était belle et qu’elle méritait d’être vécue. Mais, entre deux paroles dégluties, de malins silences venaient s’intercaler, comme de petites arêtes perçues sur la langue qui coupent soudain l'envie de mastiquer. Quant à nos sourires en demi-teinte, ils en disaient assez long sur la dégradation de notre attachement. D’évidence, le ruban d’argent qui nous reliait l'un à l'autre depuis notre naissance s’était cassé. Sa carence d’amour pour moi avait siphonné ma tendresse pour elle.
Nous ne fêtions rien de particulier, mais ce jour-là, nous avions tous bu un peu plus que de raison. Toutes les banalités, les faux-semblants, ayant été consommés, au moment de servir le dessert Janet m’avait soudain lancé : et voilà le travail, une bonne glace maison pour monsieur le misanthrope, ce grand écrivain du désert qui a daigné venir jusqu’à nous !
Sa pique avait jeté un froid sur le minima d’ambiance que nous étions parvenus à installer. Faisant comme si je n’avais rien entendu, Janet avait alors poursuivi sa provocation par ceci : il ne va pas tarder à rentrer dans sa grotte, hein, parce que je dois encore débarrasser, et tailler mes rosiers, et parce que je suis fatiguée de voir sa tête d’ermite toute mitée !
Dépité à l’extrême, une fois de plus je m’étais contenu. C’est alors que, passablement éméchée, et ses traits s’emplissant de dégoût, elle m’avait hurlé : mais comment as-tu pu, nous n'avons pas été éduqués comme ça ? Pourquoi me fais-tu ça ? Et, ce disant, elle en était venue aux mains.
Elle m’envoya d’abord sa chope de bière au visage, puis m’asséna plusieurs gifles frénétiques. Imbibé moi-même, j’en avais été sur le coup dégrisé. Trop suffoqué pour me rebiffer, je l’avais laissée m’agonir, lui renvoyant juste un petit sourire cynique voulant dire « Défoule-toi ! Je pardonne à ta folie ».
Mais au lieu d’atténuer la rixe, ce sourire l’avait suppliciée.
Frustrée de ne pouvoir me faire entendre ses arguments angéliques, sa répugnance à mon égard s’était soudain emballée. D’hystérique, son regard s’était chargé de haine, d’une haine pure et fratricide.
Prenant peur, j’avais dû alors empoigner ses bras pour la secouer tel un affreux prunier. Et je l’avais à mon tour giflée pour faire taire sa fureur.
La délivrant de mon emprise, elle avait reculé de trois pas. Deux ramequins remplis de glace avaient encore volé près de ma joue, avant qu’elle ne revienne à la charge.
De part et d’autre, de nouveaux coups incontrôlés avaient plu. Le drame était au bord de notre animosité fabuleuse et, sans l’intervention musclée d’Elihu, son mari, je crois bien que nous aurions fini à terre dans une écœurante mare de sang.
Enfin, nous nous étions calmés. Mutique, un rien penaude, Janet avait massé ses bras endoloris, comme pour mieux me faire regretter la violence que j’avais exercée sur elle. Moi, j’avais pris mon manteau et j’étais venu me planter devant elle pour la regarder une dernière fois droit dans les yeux. Des yeux qu’elle avait fini par baisser pour me dire adieu.
Nous étions si complices, si prévenants l’un pour l’autre durant notre jeunesse, que j’étais loin de m’imaginer qu’une telle fosse à purin se creuserait un jour entre nous, au nom des forces lunatiques de l’amour.
Il faut dire que devenue femme et mère, Janet n’avait jamais entamé son côté fleur bleue. Fervente et bénévole de l’Église évangélique, sa foi en l’amour inconditionnel n’avait fait que s’intensifier dans le temps. Sa passion pour Sainte Thérèse d’Avila et son idéal pieux ainsi que ses lectures d’histoires édifiantes de la vie des saints et martyrs, avaient fini par surfiler ses habits de dévote.
Un matin, se reposant après une crise d’épilepsie, elle avait fait un rêve plus vrai que nature. Elle avait vu au bord d’une rivière le Christ souffrant, une main posée sur son flanc. Cela avait provoqué en elle une profonde émotion. Bouleversée, elle avait ressenti une si grande douleur qu’il lui avait semblé sentir son cœur se fendre. Depuis ce jour, le pardon à portée de bréviaire, il fallait se lever de bonne heure pour scandaliser ma sœur. Se mettant à cultiver ce penchant névrotique de certains pénitents, elle n’eut bientôt plus de réticence à tendre l’autre joue lorsque quelqu’un l’offensait. Si un individu dérangé portait atteinte à l’un de ses enfants, il lui fallait le comprendre, pénétrer son âme, se mettre à sa place, afin de mieux absoudre son geste. Entre autres routines magnanimes, Janet passait beaucoup de temps à prier pour les âmes dévoyées, les braqueurs miséreux, les apprentis barbares. Elle entretenait également des relations épistolaires avec des condamnés à mort, et pouvait s’endormir en ayant de douces pensées pour eux afin qu’ils trouvent sur l’oreiller carcéral le sommeil du juste.
De mon côté, il est vrai que je m’étais endurci. Mon âme baptisée avait versé dans l’athéisme. Je ne me leurrais plus de ce Dieu omnipotent fabriqué de toutes pièces. Je ne croyais plus qu’en la nature, aux oiseaux, à la vie. Certes, au beau milieu de cette vie, je détestais les hommes, leur fatuité, leur avachissement, leur hypocrisie, mais c’était là mon seul crime. Jamais l’idée de leur faire du mal ou de les voir souffrir ne m’aurait effleurée.
Pourtant ma propre sœur, qui les aimait tant jusqu’au dernier, avait porté des coups sur moi. Son amour inconditionnel avait buté sur moi, démontrant ses divines limites. Ma propre sœur m’avait tenu rigueur, une rigueur farouche, d’avoir trahi mes valeurs, nos valeurs humanistes. Crachant sur la parabole biblique, j’étais devenu dans son cœur désaxé la seule brebis égarée qu’elle avait préféré offrir aux loups, pour se masquer l'âpre réalité du monde.
Je n’avais pas retrouvé trace de Janet dans la supposée Buckelue Street. Mais avant de quitter sa supposée sépulture, j’ai dessiné sur le gravier une vaste fleur. En mémoire de nos fous rires d’enfant.
Je suis très ,très agréablement surpris par ton texte. Le titre m'a fait me demander dans quoi j'allais tomber, et le cynisme explosif m'a emporté direct. ça fait longtemps que je n'avais pas lu quelque chose d'aussi franchement cynique, j'y trouve un côté assez jouissif. Je regrette un peu l'aspect "pédant" que ça peut un peu donner au protagoniste, et je regrette aussi un peu le côté "raconté" que les circonstances apportent au récit - y a plus grand-monde avec lequel parler, par exemple !
J'ai beaucoup aimé certaines phrases, au milieu du cynisme tu n'en oublies pas une certaine poésie. J'ai pas fait de relevé mais j'ai été sacrément étonné de trouver de jolies pépites au milieu de ce texte que je m'attendais à trouver plus absurde, voire un peu crade suite au suicide du général, que poétique (j'imagine qu'on peut faire du crade poétique, mais bon, même poétique le crade c'est pas trop ma tasse de thé), mais non ! Honte à mes idées préconçues :P
J'ai beaucuop aimé la description de la relation frère/soeur, je l'ai trouvée très juste (surtout avant qu'elle parte dans un conflit inaltérable, j'ai trouvé que tu décrivais bien cette alternance de jem e dispute mais je suis là pour toi).
Plein de bisous !
J'ai beaucoup aimé cette 3e partie mais il y a plusieurs paragraphes qui font doublon avec le 2e chapitre.
La découverte du personnage de Janet est d'abord touchante, avec la description de la belle relation frère soeur mais on se doute que ça va mal finir. On découvre petit à petit l'une des désillusions du narrateur qui ont fait de lui le personnage désabusé qu'il est. La scène où tout deux saouls ils s'entredéchirent est particulièrement tragique.
Tu écris de jolies descriptions et on style est vraiment abouti. On plonge dans l'ambiance sombre ^^
Petite remarque :
"les limites calorifiques de ma parka démodée" manque le point
Un plaisir,
A bientôt !
Je profite des HO pour venir te découvrir et, ma foi, j'ai un peu froid :p
En tout cas, ce début m'a bien plu, en bonne amatrice d'apocalypses en tout genre. Il y a du perso blasé, de la neige, du drama familial et de la destruction mondiale. Nickel.
Je m'arrête là pour ce coup-ci, mais je repasserai pour sûr à l'occasion !
La relation frère/ sœur dévoile une nouvelle facette du personnage. Envolé le cynisme froid des premiers chapitres. Bien que l'analyse soit sans concession, on sent un profond regret. Regret d'un temps, d'une époque... Les routes divergent, c'est la vie, mais quand l'incompréhension s'installe tout peut exploser. Chacun affronte ses peurs et ses angoisses à sa manière : devenir misanthrope ou se réfugier dans une dévotion extrême... Deux formes de désillusions, deux façons d'affronter la situation. La violence extrême de la rupture semble atomique mais elle répond à l'ambiance générale de la situation. Ceux sur qui l'on pensait pouvoir compter s'esquivent et c'est valable pour le frère comme pour la sœur. Un écho de la souffrance du monde où l'irréparable devient inévitable.
C'est troublant.
Quelques remarques ou suggestions (?)
- "visions affreuses" : l'expression me semble en deçà de la réalité.
- "d'un gris ineffable" : indescriptible, singulier ?
- "Cela faisait deux mois que je ne croyais plus au mensonge de la paix, deux mois que je croyais encore moins qu’avant en l'Homme et que je ne souhaitais surtout pas le salut de son âme." peut-être alléger un peu la phrase, il y a beaucoup de que, c'est moins fluide.
- "À un moment, je leur ai simplement dit qu'il y avait encore sur terre une sorte de phénomène honteux qui se souvenait de leur passage. Un phénomène qui se savait condamné, mais qui s'accrochait encore à la vie sans trop savoir pourquoi." Phrase assez énigmatique.
-"jetée avec l’eau du bain." Rejetée serait plus fort, car Janet s'est sentie visiblement rejetée.
-"et je sentais dorénavant au son de sa voix..." et je percevais dans le son de sa voix ?
- "durant un laps de temps", il me semble que c'est inutile.
A un détail près qui m’a fait tiquer : Mon renoncement au monde l’avait blessé, de la même manière que si je l’avais jetée avec l’eau du bain. > je ne comprends pas trop la métaphore je t’avoue ^^’
Voila, je m’en vais lire la suite !
Bien à toi !