Au soir, j'ai établi mon campement près de Pelican Yacht Harbor, en bordure d'océan. Plus un mât, plus une voilure, n'égayait comme jadis le port de plaisance. Tout signe de réjouissance et de gaieté avait disparu pour toujours de Sausolito.
Le froid était vif et pénétrant, mais mon organisme supportait de mieux en mieux les gelées soudaines du climat détraqué. Tout en plantant solidement mes sardines pour ancrer ma tente, je me suis remis à parler seul, à me remémorer des souvenirs heureux. À part les bijoux de tendresse sertis sur les mains d'Alicia, je n'en avais pas tant que ça. Je voulais à toute force me rappeler son corps, ses hanches tièdes, ses petits seins de neige, la courbe de ses épaules. Parfois, je parvenais à voir, avec précision, ses yeux verts éméraude dont la brillance, fiable, digne de foi, me murmurait d'inouïs "Je t'aime". Parfois, je pouvais sentir sa langue fouir l'intérieur de ma bouche, s'enfoncer jusqu'au vertige avec ce désir enflammé de vouloir y rencontrer mon âme. Parfois, je m'imaginais l'entendre me dire : "Ca y est, tu as fini ? Viens vite me réchauffer, j'ai froid !".
À un autre moment, j'ai cru entendre une corne de brume et des cris de mouettes, et j'ai dû secouer la tête plusieurs fois pour réprimer ces hallucinations auditives qui m’étaient de plus en plus fréquentes.
Lors de mes premiers jours de marche, j’avais surpris ici et là des gens déboussolés, échoués dans d’obscurs recoins. Ils avaient dû probablement fuir à perdre haleine cet inimaginable pour se mettre à l’abri des rayonnements gamma. La plupart gisaient à terre en chien de fusil, roides comme un sérac prêt à casser. D’apparence, ils paraissaient indemnes, ne présentaient aucune éraflure. Pourtant, ils n’étaient plus que coque vide. La puissance phénoménale des déflagrations et l’onde de choc semblaient avoir soufflé jusqu’à leur conscience. Ils ne pouvaient plus parler, n’entendaient pas ma voix, ne me distinguaient pas. La démence se lisait dans leur regard où se disputaient par éclair l’abandon et l’affolement, et puis aussi cette infinie tristesse. Incapables de rendre leur environnement déchiffrable, humain et familier, ils n’avaient pas eu d’autre choix que de se réfugier hors du monde : dans leur propre corps. Ne sachant plus où ils étaient, qui ils étaient, je devinais qu’ils y pleuraient au-dedans. Ils avaient perdu « la maison de l’être ».
Je ne voulais pas finir ainsi.
Pour l’heure, secouer la tête ou me frapper la tempe, étaient l’unique remède que j'avais trouvé pour garantir ma santé mentale.
J'ai mangé cinq anchois congelés que j'ai réchauffés dans ma petite casserole, une biscotte à la farine de seigle, et un cookie aussi dur que du cuir. J'ai encore ajouté quelques notes et autres pensées dérisoires dans mon journal, puis, perclus de crampes, je me suis engouffré dans mon sac de couchage.
J'appréhendais de plus en plus ce moment du coucher. Tel un témoin inutile, je m'accrochais à ma tragique survie pour je ne sais quelle raison. Le jour, je désirais voir le jour suivant. Mais la nuit venue, je souhaitais que l'un de ces blizzards inopinés transforme mon duvet en linceul.
À peine la tête posée sur mon oreiller gonflable, je me suis endormi profondément. Comme je m'y attendais, presque aussitôt je fus la proie des affres. Les scènes d'horreur revinrent hanter mon sommeil.
Ce cauchemar rémanent débutait toujours par l'apparition de phosphènes sur l'écran de mes paupières closes. D'un coup, tout devenait brun orangé devant moi, pareille à de la rouille embrasée. Et cette rouille s'étendait, s'amplifiait à l'intérieur de mon crâne, jusqu'à en déborder. Ce phénomène optique me terrifiait. L'un après l'autre, mes muscles se contractaient. Mon cœur se mettait à tambouriner. Au comble de l'angoisse, je voulais fuir ce pressentiment de bûcher, mais j'en étais bien incapable.
Et puis brutalement, je revoyais tout à la fois les ciels de Seattle, de Portland et de Sacramento, comme si ma conscience, douée de bilocation, voyageait sans heurt sur différents points de l'Espace-Temps.
Ces ciels fulguraient d'un rouge cramoisi et semblaient grossir à vue d’œil. Je me trouvais pourtant à bonne altitude de ces calamités, mais sur ma peau je pouvais sentir leur chaleur étouffante qui vrillait vers la nue. Sans pouvoir distinguer le détail des villes, je savais qu'elles n'étaient plus que fournaises colorées par des feux allumés pour incinérer des milliers de cadavres. Juste au-dessous de moi, je devinais que des hommes réduisaient en cendres d'autres hommes dans l'espoir de vivre quelques jours de plus.
Par suite, j’atterrissais en un éclair sur un sol igné et bouillonnant. Une curiosité morbide m'invitait, m'obligeait à voir au plus près les dernières ombres de notre Humanité.
J'attendais, pétrifié.
Le cœur au supplice, j'attendais leur venue.
Alors bientôt, émanant de brumes crépusculaires, parvenaient jusqu'à moi des lambeaux d'hommes et de femmes atrocement blessées qui saignaient de la tête aux pieds. Ils étaient presque tous hébétés, noircies et gonflées. Des parties de leurs corps manquaient. Certains tenaient leurs globes oculaires dans leurs mains. D'autres, déjà morts debout, chutaient comme des poupées de chiffons.
Cette nuit-là, une adolescente nue comme un morceau de chair fondu, s'est approchée de moi, m'a frôlé sans me voir. Au fil de ses pas, des fragments de sa peau, partiellement carbonisée, désertaient son visage et ses membres. Elle marchait les bras devant, le regard fixe, sans doute aveugle. La plupart des irradiés marchaient ainsi, les bras devant. Me dépassant de quelques mètres, je l'ai entendu mendier de l'eau d'une voix faible. J'ai voulu aussitôt me porter à son secours, lui tendre ma gourde remplie d'eau fraîche, mais je n'ai pu aller vers elle. J'étais tétanisé. Et puis, la pauvre fille est tombée à son tour. La mort venait de la libérer de son agonie. J'ai poussé un hurlement. Qui pourrait croire cela ? J'ai poussé un hurlement de compassion à m'en déchirer la gorge. Et je me suis effondré en pleurs.
C'est alors que sous ma tente, je me suis redressé en sursaut. J'ai ouvert la glissière et la froidure m'a tout de suite agriffé.
Je ne savais pas si je rêvais encore, mais à l'horizon l'aube naissait, et elle était bariolée de couleurs brun orangé.
Mon barda inventoriré, j'ai avalé deux gélules de valériane pour soulager mes crampes. J’ai serré la ceinture du sac à dos sur mon ventre appauvri, et j'ai laissé Sausalito derrière moi, sans me retourner.
Malgré mon moral déclinant, ce jour ressemblait à un jour avec. Il m'arrivait parfois de penser que rien ne s'était passé, que je faisais une simple randonnée solitaire, et que j'allais rentrer bientôt chez moi pour m'offrir une bonne bière et me décrasser.
J’ai déclenché mon juke-box mémoriel et me suis mis à siffloter Don’t stop de Fleetwood Mac. Fort de ce regain d’insouciance, j'ai pris Bridgeway, puis Alexander Ave, pour rejoindre d'un bon pas San Francisco. Il me restait un peu moins de cinq miles à couvrir pour tenter de retrouver Henry, mon père de quatre-vingt-sept ans, soit dans sa maison du quartier Haight Ashbury, soit chez Joe Lilly, son vieil ami poète et disquaire qui avait été l’un des précurseurs de la Beat Generation.
Deux jours après « The Doomsday », j'avais entendu sur une radio locale que The City by the Bay n'avait pas été entièrement détruite. Néanmoins, le journaliste, n'ayant pas l'air d'aller au mieux, s'était mis à cracher et toussoter, et je n'avais pas compris quelle partie de la ville avait été épargnée. Il souffrait, c'était certain, mais il tentait d'insuffler de l'optimisme à ses auditeurs, les informant que les hôpitaux étaient saturés de grands brûlés, mais que l'armée avait été dépêchée pour en bâtir d'autres de fortune. Il y avait donc peut-être une petite chance pour que mon père ait survécu, qu'il fut irradié, bien sûr, mais heureux de me prendre dans ses bras.
C'est en parvenant au sommet de Hawk Hill qui domine la baie que j'ai eu mon second choc. Je me suis laissé choir sur le sol et, la tête vide, les mains entre les genoux, j'ai observé le panorama qui s'offrait à moi, jusqu'à sombrer dans l'hébétude. Je n'en croyais pas mes yeux. Du Golden Gate Bridge, l'ouvrage d'art considéré comme étant l'une des Sept Merveilles du monde moderne, il ne restait absolument rien. Les deux pylônes, les câbles d'acier, le tablier monumental où avaient circulé des millions de véhicules, tout avait été englouti au fond des eaux. Jusqu'au dernier rivet.
Là-bas au loin, l'îlot d'Alcatraz n'était plus qu'un vestige déchiqueté humecté par les flots.
J'ai sorti mes jumelles. J'ai fait le point.
Où que mes regards se portaient, San Francisco n’était plus qu’une idée abstraite flottant dans une immensité. Toute sa matière édifiée, tant chérie, thésaurisée, gisait sous un ciel Alzheimer qui ne lui offrirait plus aucun crédit.
De Financial District, le quartier des affaires, il ne restait plus qu’un filament de gratte-ciel qui rappelait vaguement ces formes humaines longilignes, dépouillées, que sculptait Giacometti. Je m'imaginais qu’une poignée d’errants faméliques devaient être à l’affût non loin, attendant la nuit pour gravir cette carcasse gris taupe, prêts à s'étriper pour une canette de Coca-Cola ou une conserve de soupe Campbell's.
On trouvait encore des stocks de survivalistes ici et là, de la nourriture non périssable, de l’eau ou de quoi la purifier, ainsi que des semences, des munitions et des fournitures médicales, mais il fallait redoubler de ruse ou de rage pour s'en emparer le premier, et parfois cela vous prenait toute une journée.
Traversant par la pensée le bras de mer, je me suis recueilli durant quelques secondes, à la mémoire de mon père et de Joe Lilly, lequel avait été l'ami de Jack Kerouac, l'écrivain de « Sur la route ». C'est exactement ce que j'étais devenu : un vagabond de l’épouvante qui allait de désenchantement en désillusion.
J’en voulais énormément au journaliste de la radio locale qui avait relayé une information erronée, et m’avait donné ce faux espoir. Avait-il passé ses dernières heures à inventer des canulars morbides pour conjurer son effarement ? Cela était aussi envisageable. Je me représentais l’océan d’angoisses qui avait dû inonder le cœur des rescapés. Ils devaient reculer d’effroi devant l’ombre de la mort qu’il sentait déjà sur eux.
J'ai songé que certains survivants avaient dû faire également des centaines de miles pour rejoindre un ami, une famille, un amour, et qu'ils s'étaient arrêtés là, au même endroit que moi, dépités, impuissants, privés de pont pour traverser la baie.
Je m'apprêtais à rebrousser chemin, quant à dix mètres sur ma gauche j'ai avisé une jolie table en bois ouvragé que quelqu'un avait dû poser là récemment. Un petit coffre-fort, à la porte ouverte, trônait dessus. Je me suis approché de ce mystère, un peu méfiant. Jouxtant le coffre, se tenait une pierre plate en ardoise sur laquelle un inconnu avait gravé ces mots :
Ce pays était magnifique, mais c'était un pays de fous, de descendants de fous
À l'intérieur du coffre se trouvaient un vieux dictaphone Olympus, quelques piles de rechange et cette étrange affichette scotchée à la paroi :
Voici mon testament. Écoutez-le si vous le désirez, mais ne l'emportez pas. Et prière de remettre la bande au début
Il était midi à ma montre. J'avais du temps à revendre, et j'étais presque réjoui que cette offrande apporte un peu de distraction à mon quotidien. J'ai saisi avec respect le dictaphone. Je me suis installé confortablement le dos collé à mon sac à dos, et j'ai enclenché le bouton play.
Belle écriture, avec un vocabulaire soigné. J'ai appris plein de nouveaux mots et j'ai écouté avec curiosité : Don’t stop de Fleetwood Mac - chanson de circonstance pour continuer à aller de l'avant. Jolie découverte pour moi.
Une fin surréaliste et intrigante... J'attends la suite.
Juste deux petites remarques :
- "tout devenait brun orangé devant moi, pareille à de la rouille embrasée". J'ai un doute : pareille ou pareil ?
- "Par suite, j’atterrissais... " ou "par la suite ?
Et voilà je suis à jour^^ Rien à dire de particulier sur ce chapitre je le trouve très bien. Y’a même un cliffhanger, que demander de plus ! x) J’ai juste une interrogation concernant le chien que tu mentionnes dans la deuxième partie, ton héros en a un si j’ai bien compris, mais du coup qu’en a-t-il fait ?
C'est exactement l'effet que je recherchais ! Que le lecteur se pose véritablement cette question, que cela le perturbe, voire le frustre.
Bien évidemment, tu auras la réponse !
Mais tout à la fin du récit !
Bien à toi, AudreyLys !