Pourtant, les rêvent continuèrent.
Lorsque Ianto se rendit à son travail, le lundi suivant, c’était comme si les derniers mois n’avait rien guéri de son âme tourmentée. La douleur de la perte le transperçait de part en part. Il fit son travail sans se départir de son habituel visage neutre, souriant timidement aux plaisanteries d’Andy et échangeant avec Angie quelques commentaires ironiques sur Miss Brown et sur « les abrutis du service Logistique » comme elle avait l’habitude de les nommer. Cependant, intérieurement, il avait à nouveau l’impression de mourir à petit feu. Une mort lente, douloureuse, qui n’aurait plus jamais de fin.
Et la nuit, la nuit… c’était comme si la souffrance se démultipliait, se diffusait à l’infini dans une fractale diabolique qui le vidait peu à peu de toute substance vitale. Comme si des rats grignotaient son estomac…
Il ignorait d’où lui était venue cette idée, mais c’était cela, exactement.
Une nuit, le rêve se fit plus horrible que jamais. Il était parti en mission aux Breacon Beacons, et avait failli se faire dépecer par une bande de cannibales qui se prétendaient humains. Dans son rêve, une fois rentré chez lui, il avait tenté d’en finir à l’aide d’une boîte de cachets, exactement comme à Londres, quelques mois plus tôt. Mais il n’avait pas pu. Il ignorait pourquoi son autre lui s’était dégonflé. Était-ce parce que lui-même, le double aux ailes brisées, ne pouvait plus mourir ? En tout cas, il s’en était voulu. Mourir aurait été plus simple : les rêves auraient pris fin.
Après cet épisode, il s’efforça de dormir le moins possible, pour ne pas avoir à affronter son désespoir nocturne. Lui qui avait cherché le sommeil pendant de nombreux mois le fuyait maintenant résolument. Chaque matin, lorsqu’il se rendait au service de Classification des Mondes, les cernes creusaient un peu plus ses joues et ses réparties perdaient de leur piquant.
C’est pourquoi, un soir, Angie l’alpagua par le bras alors qu’il quittait le sous-sol et planta un regard sombre dans ses yeux fatigués.
— Bon, Ianto, on a un problème, lui dit-elle d’une voix ferme en l’entraînant à sa suite vers le cercle de transport. T’es plus aussi drôle qu’avant. Et qui dit problème, dit solution : une bonne cuite à la téquila. Tu me racontes tes ennuis, je te raconte les miens, on fait comme si l’alcool arrangeait tout et demain, on se remet à dégoiser sur les abrutis de la Logistique, comme d’habitude. Ok ?
— Je ne suis pas sûr que… commença Ianto, mais Angie secoua la tête et le tint fermement par le bras tandis qu’un maëlstrom de magie verdâtre les emmenait loin des locaux du CM.
Moins de dix minutes plus tard, Ianto était installé dans le canapé crevé qui trônait au milieu du salon d’Angie. Il promena son regard sur la pièce, osant à peine bouger dans le capharnaüm ambiant. Et encore, le terme « capharnaüm » était presque trop faible pour désigner l’amoncellement de linge, vaisselle sale, papiers, bibelots et meubles divers qui peuplaient l’univers d’Angie dans l’anarchie la plus complète.
La propriétaire des lieux revint avec, entre les mains, deux shooter et une bouteille de téquila qu’elle posa sans ménagement sur la table basse, écartant au passage une petite culotte, une canette de coca light encore à moitié pleine et un vieux magazine de science-fiction. Puis elle s’installa sur le pouf qui faisait face au canapé et servit généreusement les deux petits verres.
—Écoute Angie, je n’ai vraiment pas envie de… fit timidement Ianto tandis que la jeune fille buvait cul sec son shooter.
— Je commence, alors, le coupa aussitôt Angie avant de se resservir. Je m’appelle Angèle Vanoverveldt, et je viens d’un monde en guerre. Mes parents faisaient partie de la résistance secrète, ils se battaient pour la liberté. Un jour, ils ont rencontré une cellule envoyée par le Royaume Caché pour les aider. Notre cachette n’était plus assez sûre et mes parents leur ont demandé de nous mettre, mon frère aîné et moi, à l’abri. J’avais cinq ans quand ils nous ont laissé ici, au Royaume Caché. Je ne les ai plus jamais revus. Quelques semaines plus tard, quelqu’un les avait dénoncés.
Angie parlait d’une voix rauque, très basse, les yeux dans le vague et la main droite replaçant constamment une de ses mèches brunes derrière l’oreille. Tout en l’écoutant, Ianto avala une grande gorgée de téquila qui lui brûla l’œsophage. Il fit une grimace et reposa le verre que la jeune fille s’empressa de remplir à nouveau.
— J’étais une enfant… précoce, c’est bien comme ça qu’on dit ? Mon frère Anthony a rejoint le service actif à l’âge de dix-huit et je l’ai suivi moins d’un an plus tard. Je n’avais pas encore quinze ans. J’étais amoureuse d’Ahmed, son meilleur ami. Le jour de mes seize ans, Ahmed m’a embrassée et je ne les ai plus quittés. Anthony, Ahmed et moi. Les 3A. On formait une équipe d’enfer, la cellule Quarante-deux dans toute sa splendeur ! C’est moi qui ai choisi notre matricule. Douglas Adams, tu saisis la référence ? Bref, j’étais douée pour l’espionnage, la plupart du temps on travaillait sous couverture. Et puis un jour, ça… a mal tourné. On nous a découvert, et le soutien logistique… ils ont complètement merdé. Mon frère et mon premier amour… ils ont été exécutés sous mes yeux, tous les deux. Décapités. Je crois que toutes les cuites de la terre ne m’enlèveront jamais les images dans ma tête. Le sang. Les cris. Les pleurs. La puanteur. Le bruit des os sciés. Le rire de nos bourreaux. La honte que j’ai ressenti quand ma vessie et mes intestins ont lâché.
Elle s’interrompit un instant pour avaler un nouveau shot. Grimaça. Secoua ses mèches brunes.
— Bref. J’ai été sauvée in extremis par nos renforts. Après ça, j’ai quitté le service actif et j’ai rejoins le Cristal, mais la douleur n’a jamais disparu. Les cauchemars non plus, ni ce putain de sentiment de culpabilité. Ça a fait deux ans, hier. Deux putains d’années de solitude et de larmes et d’insomnies…
Elle avait gardé la même voix monotone durant tout son discours, le menton tourné vers la fenêtre. Ianto leva son regard bleu vers elle. Il n’avait jamais tenté de capter ses émotions, et maintenant il redoutait de les percevoir.
— Angie, je ne sais pas quoi te dire, murmura-t-il piteusement.
— C’est à ton tour, dit-elle simplement en pivotant son regard vers lui, l’alcool faisant briller ses yeux bruns.
Ianto but d’une traite son deuxième verre et le reposa sur la table basse. Sans le vouloir, il avait retenu sa respiration en avalant, et, tout en laissant la chaleur de la téquila se diffuser lentement en lui, il expira doucement l’air contenu dans ses poumons.
— Je m’appelle Ianto Jones, et il y a six mois, le même jour, j’ai perdu ma petite amie, ma patronne, mes amis, ma vie et mon humanité, commença-t-il d’une voix qui tremblait légèrement.
Il raconta tout, presque sans s’arrêter. L’enfer de la bataille de Canary Wharf, sa déchéance dans les rues de Londres, l’amputation de ses ailes, puis l’arrivée de Jane et sa venue au Royaume Caché, en piteux état.
Enfin, il raconta les rêves. La vie de son double, là-bas, à Cardiff. Le capitaine Jack Harkness et la petite équipe de Torchwood 3. L’espoir, à nouveau, de sauver Lisa. Les mensonges, les dissimulations de son double à travers lequel il vivait cette autre vie. Lui-même n’en était pas très fier, mais que faire d’autre ?
Il parla du professeur Tanizaki. De la jeune livreuse de pizza. Tous deux morts à cause de lui, de son deuxième lui. Il parla des semaines qui avaient suivi, toutes ces semaines qu’il avait tenté d’occulter en dormant le moins possible.
Il lui arrivait de plus en plus difficilement de faire la différence entre les deux vies qu’il menait. Les pensées et les sentiments de l’autre se mêlaient aux siennes, rejaillissaient durant la journée, troublait ses sens. Parfois, il se tournait vers Andy pour lui poser une question et une fraction de seconde il imaginait parler à Owen ou à Gwen. Il voyait Angie qui tapait sur son clavier, concentrée sur son poste, et il lui fallait un instant avant d’ôter de son esprit l’image de Tosh, la discrète Tosh, lui renvoyant un sourire réconfortant.
Mais Angie ne souriait jamais, du moins pas de cette façon-là, et Andy n’avait ni le caractère grognon d’Owen, ni l’obstination de Gwen. Ianto n’arrivait même pas à le comparer à Jack : Andy était aussi beau parleur, mais il n’avait pas le tempérament d’un leader et sa personnalité était beaucoup plus paisible que celle du capitaine.
Il lui raconta tout cela, puis il se tut. L’alcool commençait à brouiller ses sens, et avait enveloppé sa tête dans un cocon feutré.
— Hé ben, commenta Angie en lui versant un énième verre de téquila. De nous deux, je ne sais pas qui remporte la palme de la vie la plus merdique. Il va falloir demander à Andy…
— Non !
Le cri était sorti spontanément d’entre ses lèvres. Il se reprit, balbutiant :
— S’il… s’il te plaît, n’en parle à personne, même pas à Andy.
Angie le scruta d’un air faussement soupçonneux, puis, sembla se résigner.
— D’accord, comme tu veux. À condition que tu nous accompagnes de temps en temps au pub. Andy est très chouette, mais parfois sa conversation est un peu monotone. J’ai besoin de variété dans la vie, moi !
Ianto haussa un sourcil. Parfois, l’attitude d’Angie le déconcertait totalement. Elle continua :
— Tu as d’autres requêtes, Jones ?
— Eh bien, puisqu’on en parle, répondit-il avec un petit sourire, la téquila, c’est pas trop mon truc, en réalité. Tu n’aurais de la bière, plutôt ?
Angie roula des yeux, mais répondit par un sourire de connivence, avant de se lever. La soirée ne faisait que commencer…