Tu as des Souvenirs?

Par Anna369

En une seconde, les propos de la jeune femme refirent surface : « L’Impulsion bloque le cerveau dans des circuits de haine et nous maintient le plus loin possible de l’amour ». Même avec le peu de lucidité qu’il venait par miracle d’acquérir, Todd saisit en un instant la véracité de ces propos et l’absurdité de son existence. Il ressentit quelque chose d’inhabituel mais qu’il était bien incapable d’exprimer avec des mots. Son corps alors prit le relais : des larmes coulèrent sur son visage, en silence, dans le noir absolu du dortoir.

     Le lendemain, l’Activité Patriotique du jour de Todd était la soudure et il vit dans la nécessité de porter un masque un signe d’une alliance du destin avec lui. En effet, il craignait que son visage ne trahisse l’inquiétude et l’incompréhension qu’il peinait à contenir. Une chose était désormais sûre pour Todd : il se trouvait en territoire dangereux, et quelque chose de sinistre se tramait dans le baraquement, et peut-être même dans le monde. Malheureusement, aucun souvenir ne remontait d’avant la Grande Evolution. Derrière son casque de soudure, Todd décida de continuer sa stratégie d’emplir sa tête de choses « simples et heureuses », même si tout restait encore confus. Il fit de son mieux pour rester concentré sur le ciel, le brin d’herbe et la fleur mauve entre les dalles grises de béton, la chasse dans les bois où il se sentait…libre.

     Troublé, Todd se dit que ce terme devait provenir de sa mémoire d’avant. Quelque chose en lui savait que ce mot lui était important mais son cerveau ne savait pas quoi en faire. Une fois de plus, son corps exprima simplement ce que sa tête peinait à saisir : des vagues agréables de chaleur enveloppèrent son cœur et leur effet dura toute la journée.

     Le soir, devant son bouillon, Todd se demanda pourquoi on ne leur servait jamais la viande du gibier qu’ils chassaient la journée. Il jeta un coup d’œil circulaire à la Salle du Rassemblement. Les Gardes bien portants, musclés et le visage plein contrastaient avec ses compagnons en uniforme gris osseux, décharnés et exténués. Todd ressentit à leur égard une intense…pitié. Encore un mot que lui balançait sa mémoire, se dit-il, sans qu’il puisse en saisir le sens. A côté de lui, Ray buvait son bouillon avec une cuillère qu’il tenait d’une main étique. Todd voulut lui demander s’il avait des souvenirs. Il se rappelle lui avoir déjà posé la question mais les réponses de son voisin s’étaient engouffrées dans un trou noir après la dernière Impulsion.

Le puissant jingle du Bulletin des Evénements l’empêcha d’échanger avec son voisin. La mine grave du présentateur présageait l’annonce d’une autre mauvaise nouvelle mais, cette fois-ci, Todd put en percevoir à la fois la fausseté et l’exagération.

- Bonsoir, un nuage d’amour a été détecté au-dessus de la zone C8.

D’un seul mouvement, la centaine d’hommes présents dans la salle baissèrent tous la tête vers leur uniforme sur lequel étaient brodés leur prénom et « C8 », comme pour s’assurer qu’ils étaient bien les concernés du jour. La voix monocorde du journaliste continua :

- C’est un niveau de concentration inférieur à celui du dernier, repéré récemment au-dessus de la zone C9, 408 ppm mais il est en violation direct du Code de l’Equité. Une frappe aérienne aura lieu demain matin à six heures, heure de l’Est, afin de protéger les zones avoisinantes d’une éventuelle contamination. Les autorités suspectent une…

Todd donna un coup de coude discret à Ray et lui demanda à nouveau :

- Tu as des souvenirs d’avant ?

- Janet. Ma femme. Max et Mila. Mes enfants, égrena-t-il d’une voix monotone.

Todd jeta un œil à l’écran où le journaliste continuait à ânonner toute une série de mesures pour contrer ce nouveau cluster d’amour. Il se savait en être le responsable et il devait faire quelque chose avant que l’Impulsion ne survienne. De toute la force dont son cerveau abîmé était capable, il appela à lui une fois de plus le ciel bleu, le brin d’herbe, la fleur mauve, la liberté dans les bois et la pitié dans son cœur.

     Un énorme fracas le fit sursauter. De l’autre côté de la salle, un homme, paniqué par la perspective de sa mort prochaine, explosa de rage bien avant l’heure de l’Impulsion. Sous le regard blasé des Gardes, une bagarre éclate mais cette fois-ci, en s’accusant mutuellement d’être à l’origine du nuage d’amour.  Todd profita de ce chaos pour prendre fermement Ray par les épaules et lui hurler au visage, sans interruption : Janet ! Max ! Mila ! Plus Todd répétait ces prénoms, moins Ray semblait sous l’emprise de l’hypnose. Au fil des minutes, son regard et ses traits reprenaient vie. Comme le brin d’herbe qui pousse entre deux dalles de béton.

Brusquement, l’Impulsion s’abattit sur tous les hommes, raidissant leur corps et effaçant leur mémoire. Tous les hommes, sauf Todd et Ray, dont les cœurs étaient emplis d’amour. « Fais semblant » dit le premier au second. Les deux se figèrent. Les yeux de Ray exprimaient un étonnement si grand que Todd faillit sourire, à sa plus grande surprise aussi. Les deux hommes esquivèrent les coups, en donnèrent quelques-uns, avec l’intention de se fondre dans le décor.

Plus tard, allongé sur sa couchette, Todd refusa de dormir. Ray se trouvait dans un autre quartier. Il s’occuperait de lui le moment venu. Toute la nuit, Todd entendit des bruits de pas, de de portes métalliques qui s’ouvraient et se refermaient, des cliquetis de clés, des murmures. Il resta ainsi aux aguets. Dans le noir, il s’assit en tailleur sur sa couchette, estimant que le sommeil aurait ainsi moins de chances de s’emparer de lui.

     Au bout de quelques heures, lorsqu’un silence total enveloppa enfin le baraquement, Todd se leva et quitta son dortoir. Il s’avança en tâtonnant dans l’obscurité. Il n’avait aucune idée de l’heure. Totalement aveugle, il se heurta à quelque chose et se figea :

- Todd, c’est toi ? chuchota une voix familière.

C’était Ray. Vite, il fallait partir, s’éloigner le plus vite et le plus loin possible de la zone C8. En prévision du bombardement, les deux hommes constatèrent que les Gardes avaient déserté le baraquement. Ils n’avaient même pas pris la peine de fermer les portes à l’intérieur, persuadés que l’effet abrutissant de l’Impulsion anéantirait tout bon sens des occupants des lieux.

     Lorsque Todd et Ray se retrouvèrent enfin à l’extérieur du baraquement, leur premier réflexe était de courir vers la forêt et de s’y enfoncer le plus loin possible. Les deux hommes coururent à en perdre haleine dans les bois sombres. Un vrombissement grandissait dans le ciel. Ils coururent malgré la nuit noire, la terreur, la faim et la fatigue. Le vrombissement devint plus fort. Todd et Ray levèrent la tête et entraperçurent entre les branchages serrés des arbres les lueurs de ce qui devait être un imposant engin volant. Quelques secondes plus tard, une série de violents bombardements fit sursauter les deux hommes, avant qu’un puissant souffle ardent ne les plaque au sol, face contre terre, privant leurs poumons d’air. Toutes les branches des arbres ployèrent sous sa force brutale.

     Todd et Ray toussaient mais ils restèrent à terre jusqu’à ce que le terrible châtiment prenne fin, que le sol sous leur corps ne tremble plus. Lorsque les premières lueurs de l’aube commencèrent à éclairer la forêt, les deux hommes se levèrent et se regardèrent, l’air hagard. Ils n’avaient prévu aucun plan pour la suite des événements mais ils se savaient désormais ennemis de la Bonne Société.

     A force de déjouer l’effet de l’Impulsion, leur cerveau allait petit à petit se libérer des circuits de haine. Todd regarda autour de lui et vit les premiers rayons obliques du soleil passer à travers les branchages serrés des arbres. La chaleur douce et désormais familière se diffusa de nouveau dans sa poitrine. Il eut une pensée pour la jeune femme brune rencontrée dans ces bois et sans qui il ne serait plus là.  

- Tu as des souvenirs, toi ? demanda cette fois-ci Ray à Todd.

- Non.

- Ça viendra.

 

FIN 

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