Un aigle à quatre pattes

La tempête ne s'arrêterait pas de sitôt. Dans la maison, le silence régnait et pour cause, tout le monde était chez soi. Si en période de sécheresse, la température était insupportablement haute, à la saison des pluies, l'air devenait glacial.

Le soleil se levait à peine et pour la première fois depuis des jours, le ciel s'éclaircit. Réveillée, enveloppée dans une couverture, je m'assis près de la minuscule fenêtre. Des nuages à l'horizon, immenses et terribles, le ciel bleu, rose et orange. Ses rayons caressaient le ventre des cumulus et les auréolaient d'ombres. Plus bas, sur la maison étudiante voisine, les traces survivantes des peintures de la veille. Comme des centaines d'empreintes de couleurs pour narguer les lézards…

Saisie d'une inspiration, j'ouvris brusquement le calculateur d'Aurèl. Les transcriptions de la lame de données s'affichèrent en blanc sur fond noir. En partie traduites grâce aux contacts d'Aurèl dans les maisons étudiantes alentours. Leur travail bien que fantastique, le texte restait monotone et sans surprise… C'était devenu une évidence : le texte était crypté.

Tout d'abord, le contenu très basique du courrier ne collait pas avec le rang de celui qui l'avait rédigé. Le transport s'était très bien déroulé, d'ailleurs.

De plus, les transporteurs enregistrent leur cargaison au spatio-port. Une technique héritée des pratiques commerciales terriennes. Personne n'y dérogeait, pour des raisons d'argent, bien entendu. Ce qui ajoute à l'étrangeté de ce courrier. Tout va bien. Stop. Liste de marchandises. Stop. Cette liste inutile l'était d'autant plus en ces circonstances. Je m'étais persuadée que le secret se cachait précisément derrière ces denrées.

Mes tentatives de traduction des symboles avaient échoué jusque-là. Soit parce que mes références étaient improbables, soit parce que rien ne semblait correspondre à ces symboles. Les contacts d'Aurèl ayant eux aussi fait chou blanc.

A force de les regarder, ils me hantaient. Même quand je rêvais, les symboles dansaient sous mes paupières. Puis, j'ai eu cette idée…

Si je devais dérouler l'ordre des idées, j'ai d'abord pensé aux peintures des enfants qui s'effaçaient à cause de la pluie et puis… Ne pas s'éparpiller, Sahar. Focus !

Chaque symbole est constitué d'un carré, une capsule. Donc : le carré. A l'intérieur duquel est dessinée une ou plusieurs formes.

Prenons le sceau de l'empire, l'aigle à quatre pattes et superposons-le à l'une des capsules.

C'était sous mon nez depuis le début !

En éliminant les parties des symboles cachées par l'aigle, il me restait des idéogrammes élémentaires. Un enfant aurait compris le message : trois visages couronnés, un vaisseau, une feuille, ou peut-être bien une plume, un cœur, un avion, ou bien un vaisseau… C'est quand même assez simpliste comme représentation.

Ce qui donnait plusieurs interprétations possibles :

Les émissaires ou les dirigeants sont rentrés chez eux sains et saufs.

Ou bien, les érudits. Ou peut-être qu'ils restituaient des prisonniers de marque… La plume suggérerait plutôt des érudits, en l'absence d'épées ou bien de motifs explicitement guerriers, c'était difficile à dire.

Ce pouvait tout aussi bien vouloir dire : on a mangé des épinards. C'était délicieux. Tout va bien, on n'a pas loupé notre correspondance de train…

Ma formation aux rébus étant assez pauvre, j’avais besoin d'aide.

Surexcitée par cette découverte, j'approchais de Channyr qui dormait encore profondément. Le souvenir encore vivace de sa douceur la veille, je me mordis la lèvre, le bras suspendu dans l'air.

Pouvais-je seulement tout miser sur sa gentillesse ? Je me ravisais.

Non loin, un ronflement me signifia qu'une autre dormeuse n'était pas prête à se réveiller non plus.

Je retournais au calculateur ronronnant sur la table. Une fois éteint, la pièce m'a parue étrangement silencieuse.

C'était un supplice de garder mes découvertes pour plus tard. Un mal nécessaire, car je devais me montrer patiente.

Cette fois, je n'avais plus le droit à l'erreur. Avant de me lancer sans parachute dans l'immensité de l'univers, je devais être sûre que Channyr et Aurèl ne me trahiraient jamais. Plus facile à penser qu'à faire.

 

 

Puisqu'il pleuvait, les jours défilaient aussi moroses les uns que les autres, les activités en étaient elles aussi restreintes. Aurèl sentait ses jambes la démanger et je tournais en rond dans une seule pièce tout en bousculant Channyr à chaque passage.

— Partons pour la grande ville ! Se cacher ici éternellement n'a aucun sens, m’exaspérais-je.

Aurèl approuva aussitôt :

— De toute façon, il nous faut des infos sur notre transporteur. Faudra bien se décider…

Deux paires d'yeux se posèrent sur Channyr. Son visage en disait long sur ce qu'il pensait ; l'idée ne lui plaisait pas du tout. Il se contenta de soupirer et de dire "très bien". Car la lutte était impossible.

Le matin qui suivit, nous étions les trois seuls voyageurs dans un immense wagon et trois heures plus tard, je retrouvais la librairie ancienne qui nous avait abritées presque un mois plus tôt.

— On se retrouve ici, indiqua Channyr avant de siffler un transporteur. Faites-vous discrètes et restez en permanence dans des lieux fortement fréquentés, d'accord ?

— On ne peut pas venir avec toi ? s'enquit aussitôt Aurèl qui ne se priva pas de lui montrer à quel point elle était déçue.

— Non, mieux vaut qu’on ne nous voit pas ensemble, se vit-elle répondre.

Un véhicule approcha du trottoir et s'arrêta à notre hauteur.

— T'as l'air de vachement bien t'y connaître dans ce genre de situation, dit-elle soudain.

La jeune femme eut pour toute réponse un sourire gêné. Channyr fut avalé par son taxi qui l'emporta on-ne-sait-où. Nos regards curieux le suivirent jusqu'à ce qu'il disparaisse au premier carrefour.

— Il n'a pas tort, dis-je brusquement. Allons manger un morceau dans un coin fréquenté.

Une suggestion bien accueillie par Aurèl. La route ne fut pas longue.

Trouver un lieu bondé de monde était facile. C'est installées sous la tonnelle fourbue de pluie, que nous dégustions un… Plusieurs croissants accompagnés de boissons chaudes.

Tout en mangeant, je l’inspectais prudemment.

— Il y a un truc qui te tracasse ? demanda-t-elle.

Aurèl avait la bouche pleine et des miettes de croissant au coin des lèvres.

Je lui répondis d'un vague sourire en regardant une foule d'inconnus aller et venir dans la rue.

— Toi aussi tu t'y connais bien en situation périlleuse, dis-je en braquant mon regard inquisiteur sur elle.

Aurèl avait ses propres codes émotionnels. Son visage était d'une honnêteté sans pareil. A vrai dire, puisqu'il n'y avait aucun doute sur les émotions qui la traversaient, on lisait en elle comme dans un livre ouvert. A tel point que c'était déroutant.

Je n'ai jamais rencontré personne d'aussi simple à déchiffrer. Si elle était heureuse, elle souriait, soucieuse et ses sourcils se froncent…

Par exemple, lorsque les gens mentent, on le sait. Quelque part, c'est visible sur leur visage. Tout le monde a ses propres micro-expressions du visage qui en disent long sur la guerre émotionnelle cachée derrière les sourires. Aurèl était dépourvue de ces micro-expressions révélatrices. C'est bien pour ça que j'avais du mal à remettre sa franchise en doute. Personne ne ment de façon aussi parfaite.

La geek leva sur moi son regard innocent tandis qu'elle engloutissait le croustillant de sa viennoiserie. La joie dans son regard et ses joues rougissantes :

— C'est vrai !

— Tu as toujours vécu dans une maison étudiante, embrayai-je ?

— Non, pas toujours. Petite, je vivais sur Ceros IX. 

Elle but et un soupir de joie traversa ses lèvres.

— Ce n'est pas une planète facile…

Système stellaire Ceros, neuvième parmi quatorze planètes. La part habitable de ce caillou étant réduite à peau de chagrin à cause d'hivers rudes à près de moins soixante degré et d'été insupportables à plus de soixante. Avec cent-vingt degrés d'écart, la majorité de la population de Ceros vit partiellement enterrée. C'est aussi le seul endroit où on produit l'atoba, un fruit dont on s'arrache l'huile dans toute la galaxie puisqu'elle ne gèle presque jamais. Très pratique pour les systèmes de survie des vaisseaux spatiaux.

Céros est aussi l'un des endroits du système les plus pauvres qui soient.

Aurèl haussa les épaules.

— Il n'y a pas d'endroits plus faciles que d'autres. Ce sont les gens qui rendent la vie agréable ou non. Dans le gallo, dit-elle après une pause, on chipait des fruits dans les cargos. Il fallait entrer discrètement et ressortir les bras chargés tout en évitant les dockers. Ils avaient la consigne de ne pas nous alerter quand ils nous voyaient.

— Ils ne vous pourchassaient pas ?

— Si, bien sûr ! Mais s'ils nous criaient dessus, on allait juste détaler comme des lapins. Ils portent tous une bretelle-alarme sur les quais. On emmenait un petit avec nous, il pouvait se cacher derrière les petites caisses et s'il voyait l'un d'eux porter son poing à son épaule, il sifflait.

— Mais comment faisait-il pour fuir, lui ?!

— Un grand devait l'escorter ! Les plus âgés devaient protéger les plus jeunes.

— Tu veux dire…

— Ouais ! Mais, attend, on ne blessait surtout pas les dockers. C'était trop risqué, ils auraient fait une descente dans les galeries.

Elle attrapa un autre croissant dans lequel elle planta ses dents avec gourmandise. Un mois plus tôt elle n’avait pas dit la vérité. Aurèl avait vu ça dans un film… Cette fois-là je la croyais sans hésitation et aujourd’hui également.

Était-il possible de mentir de façon aussi parfaite ?

— Quand un plus grand devenait adulte et devait aller faire son service, il devait apprendre à un autre moins âgé à maîtriser les cibles, dit-elle en riant.

Elle mimait chaque geste avec beaucoup d'amusement dans le regard.

— Ensuite, j'ai rejoins une maison étudiante.

Aurèl se sentait obligée de m'expliquer pourquoi.

— En devenant adulte, sur Ceros, on peut aller en camp de travail pour ce genre de vol. Alors, j'ai arrêté et je suis partie. Je ne risquais pas d'aller dans une cité universitaire hors de prix sur une lune quelconque, alors j'ai trouvé une maison étudiante dans le système Pallas. De là, j'ai changé quelques fois.

Son regard se fit un peu plus triste.

Les maisons étudiantes se font régulièrement expulser manu-militari par les autorités qui voient d'un mauvais œil ces contre-sociétés faites d'entraide et de troc. Tant que ça reste fait dans les limites de l’extrémité morale des nantis, personne ne disait rien. La Fédération ne pouvant pas intervenir sur toutes les planètes où ce genre d’évènements surviennent. Alors, parfois, des tragédies surviennent…

— Comment as-tu rejoint les Archives ?

— J'ai obtenu une bourse quand j'ai commencé à étudier les systèmes. Avant, j'ai fait de l'ingénierie réseau…

Une fois encore, elle mordit dans son croissant dégoulinant de café chaud.

— J'ai une place attitrée dans les dortoirs d'accès prioritaires, mais c'est assez inconfortable alors j'ai pris ce stage aux Archives.

— Tu as un logement ici ?

— Ouais.

Elle s'interrompit.

— C'est juste que je suis en colocation.

— Oh ! fis-je en comprenant son malaise. Non, ne t'inquiète pas ! Tu as raison de ne pas m'y emmener. Tu aurais mis en danger tes colocataires et tes voisins. La maison étudiante, c'était une très bonne idée. Il n'y avait pas plus sûre.

Elle eut un franc sourire. Un sourire parfait.

— Ta sœur risque pas d'obtenir quoi que ce soit là-bas !

C'est sûrement pour ça que je m'y sentais si bien… Après toute cette aventure et si ça devait se terminer un jour, je crois que j'aimerais vivre dans une maison étudiante. Le confort n'y était pas optimal, pourtant tout l'essentiel s'y trouvait. De quoi vivre et des personnes à qui enseigner.

 

Channyr nous retrouva une heure plus tard et il n'avait pas de bonnes nouvelles à nous annoncer.

— Trois mois ! Mais c'est impossible, on ne peut pas attendre trois mois. Imagine que ça recommence et qu'il retarde encore le départ ?!

Il n'osa pas m'interrompre.

— Non, il faut qu'on trouve une autre solution.

Le voyage compromis par une cargaison surprise supplémentaire venait de retarder notre départ. C'était hors de question.

— Ce n'est pas comme si j'avais cinquante pilotes disponibles dans ma manche, fit Channyr de mauvaise humeur.

— Tu as raison, merci d'avoir essayé, dis-je amère. Maintenant, c'est à mon tour de réfléchir à un moyen de quitter ce caillou.

Aurèl ajouta :

— Plus on reste et plus on s'expose.

Bloqués sur cette planète, les recherches n'avanceraient pas d'un iota. C'était encore plus inadmissible.

Bloqués sur une planète… Je me dressai brusquement sur mes deux pieds.

— J'ai peut-être une idée !

Deux paires d'yeux furent braquées sur moi.

— Je dois passer un coup de fil.

Channyr me donna la monnaie qui lui restait après son voyage en taxi et je m'éclipsai dans ce qui, de l'extérieur, aurait pu ressembler à une blanchisserie. C'était, au contraire, un centre d'appel longue distance.

Mon appel dura moins de trois minutes. En sortant, mes deux compagnons m’observèrent avec suspicion.

— J'ai appelé une vieille connaissance. Elle vient nous chercher dans une semaine.

Aussitôt, Channyr s'emporta :

— Si tu avais cette solution dans ta manche depuis le départ, pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ?

— Ce n’est pas vraiment un ami… Je n’en reviens pas que ce pilote accepte de venir nous chercher. Je m’attendais plutôt à un rire et me faire raccrocher au nez.

Sa soudaine colère m'obligea à me justifier et j'avais horreur de ça.

— Et surtout, vu ce que ma famille lui a fait… Il y a encore des chances pour que le vaisseau ne se présente jamais.

— C'est qui ce non-ami ?

Son ton me plaisait de moins en moins.

— Tu verras quand il sera là.

Ce n'était définitivement pas la bonne réponse à lui donner. Channyr se ferma comme une huître et son mécontentement rendit le voyage retour difficile pour nous tous.

Ne pas lui avouer qui était notre chauffeur, c'était une autre sécurité que je prenais. Ce serait quand même bien dommage que ma solution se retrouve dans les ennuis avant même de nous avoir permis d'embarquer à son bord...

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