Un Air de Rébellion (nouvelle, partie 4/4)

Un rictus écorcha les lèvres de cette occultiste autoproclamée. Patrocle s’aperçut que les épaules de Dorothée, plus larges que les siennes, lui donnaient l’avantage de la force… Il s’était trompé de repères : mieux valait affronter cette adversaire comme ces gros lourdauds qu’il avait dû mater, lors de sa difficile intégration au sein des Aiglefins. Alors, au lieu de trancher vers la droite comme il l’avait prévu, Patrocle retourna son arme sur elle-même. Le plat de la garde partit d’un coup… droit vers le ventre de Dorothée. Celle-ci s’égosilla de douleur ; c’était l’ouverture que Patrocle attendait. Coup de pied au genou ; coup d’épée à l’épaule… Dorothée se reçut la tête de Patrocle en plein dans la gorge ; déséquilibrée, elle tomba à la renverse et s’écrasa au sol dans un bruit tonitruant… L’arme retomba à ses côtés dans un cliquetis.

À ce moment, les pirates se décidèrent enfin à agir : une dizaine d’entre eux se rua pour plaquer l’impertinente au sol. Le capitaine Jacasse, du haut de son mât, respirait à grandes goulées. Tous ses membres, tremblants et couverts d’ecchymoses, le faisaient souffrir.

Malappris, revanchard, infligea à Dorothée une véritable torgnole ; elle aurait pu valdinguer de l’autre côté du pont si deux matelots ne l’avaient pas retenue par les épaules. Anéantie, la fausse sorcière persistait pourtant à les supplier :

« Le saphir… Je vous en conjure… Il faut s’en débarrasser tout de suite…

— FAÎTES-LA-TAIRE, s’époumona Patrocle. JETEZ-LA DANS LE VIDE !

— Capitaine, s’écria alors le prince de Glue en le pointant du doigt. Votre chapeau… La pierre…

— N’écoute pas cette idiote, le gronda le comte de Dé-Pipé qui levait lui aussi les yeux vers Patrocle. Tu vois bien que… Oh, suffoqua-t-il soudain. Oh, bon sang. »

Le branle-bas-de-combat des pirates s’était arrêté d’un coup ; leurs yeux hagards dévisageaient Patrocle avec une crainte étrange, qu’il ne leur reconnaissait pas… Tudieu, mais qu’attendaient-ils ? Il avait pourtant donné des ordres ! Malappris, tout aussi anxieux, leva les bras pour bredouiller :

« Capitaine Jacasse, je… Je pense qu’on devrait l’écouter. Vous devriez ôter votre tricorne. L’Œil-de-l’Eau … Je crois qu’il… qu’il clignote.

— Non mais je rêve, se consternait Patrocle. Qui allez-vous croire, ici ? Moi, ou cette arriérée ?

— Le saphir brille très fort, capitaine. De plus en plus vite. Retirez-le ! Il faut…

— Il ne faut rien du tout. Les pierres précieuses brillent, nigaud ! C’est un effet de lumière… Une illusion d’optique ! Êtes-vous homme de science, oui ou non ?

— Patrocle, franchement… Sois pas ridicule ! Tu vois bien que…

— RIEN, hurla Patrocle à son équipage. Il n’y a RIEN, vous m’entendez ? Et si je vous dis qu’il n’y a RIEN, c’est qu’il n’y a RIEN ! »

Patrocle voyait pourtant ses obligés nimbés, désormais, d’une étrange lueur vive et colorée qui englobait désormais tout le pont… Une teinte bleutée qui semblait provenir de derrière lui… ou de lui ? Il n’en avait cure. Tout ce qui lui importait, c’étaient les visages apeurés de ces ignares. Il avait tiré ces gueux de la misère la plus noire, les avait élevés vers le soleil… Était-ce ainsi qu’on le remerciait, en le traitant comme un demeuré ? Le prince de Glue se couvrait les yeux, comme aveuglé par cette lumière trop vive… Autour d’eux grondait, une fois de plus, le tonnerre.

« Ma parole fait LOI, continuait Patrocle avec la même fureur. Il n’y a PAS d’autre dieu qu’un capitaine sur un navire ! C’est À MOI de vous dire ce qui EXISTE et… »

Il n’eut pas le temps de terminer sa diatribe ; un éclair venait de fendre le mât de part en part. Dans une explosion d’arcs blanchâtres, le pylône métallique s’illumina, s’enflamma… Patrocle, qui s’était agrippé au rebord de la hune, sentit aussitôt ses membres tressaillir. Son cœur manqua un battement ; mais la foudre avait frappé si fort que son estrade, éclatée en mille morceaux, le laissa choir au sol… et le sauva, en l’obligeant à lâcher la poutre.

Lorsqu’il reprit conscience, quelques secondes après le choc, ce fut avec une horrible migraine. Par un miracle incongru, son chapeau était resté enfoncé son crâne. Tous ses membres raidis, étalés sur le gaillard, hurlaient à la mort ; sa tête dodelinait, et d’étranges lueurs dansaient face à lui… Cependant le bruit des alarmes, l’odeur âcre alentours ne laissaient guère de doute : l’Aire-de-Rien avait pris feu. Partout des gens criaient, s’affairaient. Plus personne ne se souciait du capitaine.

Avec horreur, Patrocle vit le plancher s’incliner sous lui. Son vaisseau tanguait… à trois cents mètres d’altitude. D’ici quelques minutes, l’engin s’écraserait.

Il cligna des yeux et entraperçu l’incendie qui s’était déclaré à quelques dizaines de mètres, dans la salle des machines. D’inquiétantes nuées, plus ténébreuses encore que celles des cieux, s’en dégageaient. Des langues orangées et meurtrières grignotaient déjà la bâche noircie et fumante du ballon…

« Capitaine, s’affola une voix aiguë à ses côtés. Il faut que vous jetiez cette chose par-dessus bord, vite… Je vous en conjure, c’est la seule solution ! Vous nous mettez tous en danger… »

Interloqué, Patrocle vit accourir vers lui la silhouette ensanglantée de Dorothée. Elle tendait les mains en avant, comme pour s’incliner vers lui… Mais il n’était pas dupe. D’un coup de pied sur le poignet, il la repoussa juste à temps pour l’empêcher de s’emparer du couvre-chef. Dorothée poussa un juron, porta ses mains contre son cœur dans un réflexe… Pendant ce temps, Patrocle tentait de se relever. Les forces lui manquaient : il ne parvint qu’à ramper.

« Soyez raisonnable, s’insurgeait Dorothée qui revenait à la charge. Vous allez mourir ! Et moi aussi. Les Dieux du Torque…

— NE ME TOUCHE PAS, ORDURE ! »

Elle s’était jetée sur lui, pour l’immobiliser. Un coude envoyé dans sa figure permit à Patrocle de s’en débarrasser quelques secondes, de s’éloigner… Mais Dorothée réussit à lui attraper le pied, le déséquilibrer. Patrocle, cloué au sol, blottit son couvre-chef contre son cœur. Il en arracha le bijou serti, le cacha dans ses paumes repliées pour le protéger tandis que son attaquante l’injuriait :

« Mais lâchez-le, pauvre crétin !

— Je vois clair dans ton jeu, délirait-il. Tu veux me le voler… Prendre ma place !

— Mais ne voyez-vous pas que cette chose vous rend complètement cinglé ? Vous n’êtes pas dans votre état normal !

— NORMAL, gueula Patrocle au point d’en pleurer. Ne me parlez pas de NORMAL ! »

À ce moment, il entendit un bruit sec et cassant contre son corps.

L’Œil-de-l’Eau venait de se briser dans ses mains.

« Oh non, fit Patrocle d’une voix blanche. Oh, non, non, non… Par pitié… S’il-vous-plaît… Pas ça ! »

Il s’était figé sur place, recroquevillé. Il n’osait plus bouger ses mains gantées ; il sentait quelque chose de friable entre elles, qui remuait faiblement… Dorothée relâcha son pantalon et boîta à son tour pour le dévisager, à tâtons…

« Restez calme, ahanait-elle tout en massant son œil noir et poché. Il n’est peut-être pas trop tard… Mais il va falloir lui laisser la voie libre… Ça ne dépend plus de vous.

— Quoi ?

— Libérez-le, capitaine. Laissez-le faire. Il saura se débrouiller. »

Patrocle la regarda un moment, sans comprendre de qui elle parlait ; mais il n’y avait aucune haine sur ce visage, rien que de la peur… Pour lui, pour elle, pour tous. Alors, enfin, Patrocle déplia ses doigts.

Ce qu’il vit lui fit écarquiller les yeux.

L’Œil-de-l’Eau avait éclaté en mille morceaux, certes… mais également révélé un contenu insoupçonné. La créature, longiligne et lumineuse, était dotée de minuscules pattes écailleuses. Une tête indéfinissable et dentue gigotait à l’avant du corps, une queue s’agitait à l’autre bout. Ce n’était pourtant ni un ver, ni un insecte. Plutôt…

Dorothée déplaça le nouveau-né dans ses paumes, délicatement. Puis, après s’être redressée de toute sa hauteur, elle les dirigea vers le ciel et entonna une supplique :

« Mère-Montagne, Torque qui unit la Terre et les Cieux… Retrouve ce qui t’appartenait. »

Alors, le dragonneau s’envola.

Patrocle eut à peine le temps de voir ses ailes, qui se dépliaient dans les airs. Un rai de lumière perça aussitôt la couche ténébreuse du ciel… Le capitaine, aveuglé, protégea ses yeux de ce soleil brûlant qui l’irradiait de toutes ces forces… Un instant, il crut qu’il allait se faire carboniser sur place. Mais la chaleur disparut aussi vite qu’elles étaient apparues.

Lorsqu’il osa enfin rouvrir ses paupières, Patrocle découvrit une voûte azurée qui s’étendait à perte de vue. Il n’y avait plus un nuage au-dessus de la chaîne du Torque. La pluie avait cessé, l’atmosphère s’était réchauffée… Au loin, les pirates ahuris s’écriaient face à ce prodige… Mais les cris des officiers leur rappelèrent bientôt que la salle des machines brûlait encore. On se saisit de seaux d’eau dans la citerne, de couvertures pour étouffer les flammes. Des moussaillons rouvraient les fenêtres pour extirper la fumée. Dorothée, toujours debout, contemplait ce calme retrouvé. Personne ne faisait attention à elle. Patrocle, qui s’agenouillait pour se relever, l’interpella d’une voix interdite :

« Qu’est-ce… c’était que ce truc ?

— Je n’en suis pas certaine, avoua-t-elle. Quelque chose qui appartenait aux puissances de ce massif, et que ces prêtres de Pont-l’Ost avaient dérobé… C’est bête. Si vous aviez rapporté en ces lieux le dû des divinités qui règnent ici… vous et votre équipage auriez sûrement reçu leur bénédiction éternelle. Mais non ! Il a fallu que vous horrifiez les Dieux-Dragons du Torque, avec ces cadavres laissés aux charognards… Belle entrée en matière ! Estimez-vous heureux qu’ils ne vous aient pas foudroyé sur-le-champ. Peut-être craignaient-ils d’abîmer leur œuf… »

Honteux, Patrocle jeta un regard oblique à son chapeau. Les chatons arrachés sur sa broche lui rappelaient la vacuité de son existence. Et tout d’un coup l’énormité de ce qu’il venait d’entreprendre, les risques qu’il avait fait courir à tout son équipage lui apparurent, clairs et nets. Un voile se levait sur sa conscience. Dorothée avait raison ; il avait succombé à la démence.

« Vous avez intérêt à me donner une cabine, crânait Dorothée de dos tandis qu’il s’échappait. Eh ! Mais où êtes-vous passé ? Jacasse ! »

Patrocle ne l’écoutait pas ; il détachait déjà des câbles qui retenaient un deltaplane motorisé sur le pont-batterie. Il devait partir, tout de suite. Il avait exposé ses hommes au courroux des dieux, leur avait fait courir des risques inconsidérés… Cela, ni ses Poissons-Pilotes ni ses mécaniciens ne le lui pardonneraient jamais. Ils le puniraient avec délectation et lenteur. Ce n’était pas la perte de son poste qu’il craignait désormais… mais la peine capitale.

« Capitaine, se scandalisa une voix masculine sur sa gauche. Mais qu’est-ce que vous foutez ? »

Les larmes aux yeux, Patrocle découvrit devant lui la silhouette de Malappris. Sa chemise s’était noircie de sang sur le flanc gauche, et son épaule formait un angle inquiétant ; il se tenait les cotes, en ignorant la douleur… Mais c’étaient ses yeux haineux qui effrayèrent Patrocle, et lui firent balbutier :

« Je disparaîtrai, je changerai de nom. Tu ne me reverras jamais… N’est-ce pas ce que tu voulais ? Tu as un boulevard pour te faire élire commandant, maintenant. Laisse-moi la vie sauve… c’est tout ce que je demande.

— Hein ? De quoi tu parles, Patrocle ? Arrête tes sottises, il y a plus urgent. On a perdu de l’air… Il faut surveiller la salle des machines, stabiliser le ballon ! Les mécaniciens ont besoin de toi.

— Non, s’esclaffa d’un rire jaune Patrocle qui continuait à dénouer le deltaplane. Je les ai bien formés, ils me remplaceront. Me tueront…

— Arrête ta parano deux secondes ! Tu es presque un dieu pour eux.

— Un dieu, oui. Jamais un homme, l’invectiva soudain Patrocle. C’est bien pour ça que tu m’as quitté. »

Les mots avaient quitté sa gorge avec la rapidité d’un poignard. Mais Malappris, au lieu d’encaisser le coup, perdit enfin son légendaire sang-froid. Sa gifle déforma le visage de Patrocle, le projeta contre une bouche d’aération… Alors que le capitaine se massait la joue, son second-maître agitait vers lui un doigt excédé.

« Tu n’as pas le droit de dire ça, lui postillonnait-il. Je ne te baise plus, d’accord… Mais je ne t’ai pas abandonné aux chiens. Pas une seconde. Alors ne viens pas me dire que je t’ai abandonné, Patrocle. Jamais, tu m’entends ? Jamais je ne te quitterai. »

L’intéressé, tout en laissant s’échapper la corde du deltaplane, se laissa faire lorsque Malappris le prit dans ses bras. Ses bras sursautèrent face à cette intimité retrouvée… le temps de lâcher prise. Le capitaine Jacasse, pour la première fois de sa longue carrière, s’autorisa quelques instants de répit. Réfugié dans les bras de son second, il se surprit à pleurer un moment.

Il s’était acharné à imposer sa vérité au reste de l’Humanité, en vain… pour finalement découvrir la futilité de sa quête. Car il fallait se rendre à l’évidence : le monde n’était pas un œuf. C’était une aire, un nid qu’on se construisait petit à petit avec les moyens du bord… avec des Aiglefins de passage, de précieux amis qu’on avait la chance de rencontrer en chemin.

Au loin, les matelots venaient d’éteindre les dernières braises. Patrocle les entendait déjà qui chantonnaient, rengaillardis, leur couplet de victoire :

« Fuyez par-ci, fuyez par-là, mais faites vos prières !

Quand je mourrai, je toucherai les étoiles lointaines…

Tous vos papiers ne pourront rien contre mon cœur de pierre !

Je n’aurai plus ni dieu ni maître… à part mon capitaine ! »

FIN

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