Un Air de Rébellion (nouvelle, partie 3/4)

Au travers des grincements des treuils et du clapotis ambiant, un silence inconfortable s’installa. La moue étranglée du maréchal, en contrebas, narguait Patrocle d’un sourire hideux : « je t’ai refilé la patate chaude », semblait-elle lui dire. « Tu crois vraiment ces salades ? »

Mais Dorothée persistait :

« J’aimerais travailler pour vous. Comme navigatrice.

— Il n’y a pas de place pour vous ici, Madame.

— Je saurai m’adapter, je vous le jure !

— Plus un centimètre carré, insista-t-il d’un ton catégorique. Mon engin peine déjà à supporter le poids de tous ces passagers… je ne puis me permettre de prendre un membre d’équipage supplémentaire. Vraiment désolé, Dorothée.

— Je suis sûre que nous pourrions parvenir à un arrangement », insista-t-elle en se collant à lui.

Elle avait profité de l’exiguïté du monte-charge pour se faufiler jusqu’à son nouveau maître. Cependant qu’elle tentait de caresser sa nuque, Patrocle l’attrapa par le poignet et lui jeta :

« Pas de femmes sur mon vaisseau. Et certainement pas de votre genre… Si vous voulez vous livrer à ce type de commerce, vous devrez attendre la fin de la traversée. Il y a sûrement à Zouste des bordels qui apprécierait vos talents.

— Vous vous méprenez à mon sujet. J’ai des informations que vous pourriez mettre à profit. Ma famille a…

— Pas de donzelles dans les corps-armés des Aiglefins, lui cria Patrocle à la figure en lui broyant le poignet. C’est la règle. »

Dorothée, effarouchée, avait eu un mouvement de recul ; mais c’était le second-maître que le capitaine fusillait du regard, tandis qu’il ordonnait :

« Vous me mettrez cette petite roulure à la cale tout le temps de la traversée, Monsieur. Veillez à l’y garder pieds et poings liés. Quant à mon chapeau… Rangez-le dans ma cabine tout de suite. Sous bonne garde.

— Vous la surestimez un peu, le nargua Malappris. Elle ne me paraît pas si dangereuse.

— Ce ne sont pas ses coups que je crains, lui jeta Patrocle au visage. C’est une petite voleuse, vous n’avez pas encore compris ? J’ai bien vu comment elle reluquait l’Œil-de-l’Eau, moi ! Un peu plus et elle me dérobait le saphir… Bon sang, ce que vous pouvez vous montrer naïf avec les femmes ! Ne vous ai-je donc rien appris ? »

Le visage de Malappris se brisa quelques secondes, plus vexé que Patrocle ne l’aurait présagé. Celui-ci s’en voulut : il était dangereux de provoquer ainsi un être aussi sanguin… Il s’apprêtait à bégayer une excuse ; mais son second-maître, sans doute pour cacher sa honte, accepta son couvre-chef et lui tourna les talons. Lorsqu’ils parvinrent enfin à destination, cent mètres au-dessus du sol, un canonnier joufflu entraîna Dorothée par la taille. Celle-ci se laissa ainsi faire par le comte de Dé-Pipé, plus mécontente qu’humiliée…

Pendant ce temps, des marins remontaient les derniers câbles sur les coursives. L’énorme ballon d’air chaud, qui obscurcissait désormais le ciel, les abritait des pluies torrentielles. Quant aux nouveaux pirates, ils avaient déjà été mis à contribution. Le chef d’équipage leur beuglait des ordres pour enrouler les cordages qui traînaient et ranger la cargaison durement acquise. Autour d’eux, des officiers chantonnaient pour donner du cœur à l’ouvrage :

« Et patati, et patatras ! À la petite cuillère

je vous ramasse et je vous mets ensemble en quarantaine.

Poncez, ou je vous aplatis comme une serpillière !

Votre sang bleu et vigoureux coulera en fontaine ! »

Cet après-midi-là, un Patrocle trempé et transi rentra dans la salle des machines. Celle-ci était toujours fermée à clef : seuls ses mécaniciens les plus fidèles y avaient accès. Dans ce temple sacré, il s’imaginait en prêtre païen. Devant lui, le moteur à phlogiston de l’Aire-de-Rien dégageait une chaleur torride. C’était un véritable soleil de chrome et d’acier. Réconforté par la vue des subtils engrenages qu’il avait lui-même forgés, Patrocle s’offrit quelques instants de répit. Il aimait en caresser les rouages, coller son oreille à la paroi de la chaudière en fonte pour écouter ses soupapes… Lorsqu’il fermait les yeux, il lui semblait même entendre la respiration d’un poisson ou d’un oiseau démesuré, les battements d’un cœur mécanique. L’Aire-de-Rien était le seul être auquel Patrocle pouvait faire confiance… Le seul enfant qu’il n’aurait jamais.

« Capitaine Jacasse, l’appela une voix timide qui le tira de sa rêverie. Vous êtes sûr d’aller bien ? »

Un peu embarrassé de s’être ainsi oublié dans cette étreinte, Patrocle s’épousseta et observa le mousse qui se tenait devant lui. C’était un adolescent chétif. Ses yeux en amande dégageaient cette vivacité perceptrice de ceux qui ont souffert trop de fois, et trop tôt. L’équipage l’avait ramassé par hasard, lors d’un raid. Quant à son nom de naissance, le capitaine l’avait oublié. Comme l’enfant était toujours collé à ses basques, désireux d’apprendre l’ingénierie, on l’avait rebaptisé… Désormais, on ne le connaissait plus que sous son titre : le prince de Glue. Patrocle, qui s’étonnait de le trouver si contrit aujourd’hui, le rassura :

« Ça va bien, mon petit… Et le moteur, dis-moi ?

— Assez instable… C’est cet orage. Je crois que tous ces éclairs dérèglent le magnétisme du foyer central. En plus, les courroies sont trempées. Si l’alimentation phlogistique des moteurs…

— L’Aire-de-Rien en a vu d’autres, l’interrompit le capitaine. On restera vigilants, voilà tout. Et le temps finira bien par se lever ! »

Le mousse hocha la tête, d’un air fatigué. Pas la moindre joie dans son regard, et pas la peine non plus d’en deviner la cause… L’abbé de Faux-Derche faisait partie des corps tout juste remontés ; or celui-ci avait été comme un père pour le prince… d’autant que son vrai géniteur l’avait jadis revendu sur un marché d’esclaves, pour payer un emprunt. Face à lui, Patrocle inclina la tête avec respect et lui concéda quelques mots :

« Notre bon abbé est mort pour une cause en laquelle il croyait. Nul ici n’oubliera son sacrifice, sois-en sûr… Cette attaque nous a permis d’emporter de nombreuses richesses… Avec ce butin, on tiendra plus d’un an sans attaquer quiconque. Sans risquer nos vies. Et on aura le temps de mieux préparer le prochain assaut, pour limiter autant que possible les prochaines pertes. Tu comprends ? »

Comme l’adolescent commençait à renifler, Patrocle n’eut d’autre choix que de le prendre dans ses bras. Il aurait dû lui demander de ravaler ses sanglots ; après tout, le capitaine Jacasse le formait pour assurer, plus tard, de hautes responsabilités au sein de l’équipage. Mais il ne pouvait se résoudre à le sermonner… Pas aujourd’hui, du moins. Glue s’apprêtait à bredouiller quelque chose lorsqu’un importun tambourina contre la porte blindée. Patrocle essuya la morve sur les épaulettes de sa redingote criarde puis, irrité, ouvrit l’œil-de-bœuf. De l’autre côté, le comte de Dé-Pipé déblatérait des excuses frénétiques. Ses joues rougissaient alors qu’il s’alarmait :

« Capitaine, la prisonnière ! Elle s’est échappée !

— Quoi ! Imbécile…

— Les cordes autour de son torse se sont relâchées d’un seul coup ! Il y avait… un genre de corset qui s’est détaché, je ne sais pas. J’ai bien tenté d’agripper ses cheveux, mais… »

Le pirate lui montra ce que Dorothée lui avait laissé, dans sa fuite : une longue perruque noire… Transi d’horreur, Patrocle ouvrit puis reverrouilla l’ouverture juste à temps pour laisser passer le prince. Dehors, l’orage était arrivé à son paroxysme : des éclairs zébraient le ciel de part en part. Alors qu’ils se laissaient guider en courant vers le pont-batterie, Glue tentait de l’avertir :

« Capitaine… La foudre…

— On verra ça plus tard, fulmina Patrocle entre deux coups de tonnerre assourdissants. Attrapons ce… enfin, cette mégère. Peu importe ce qu’elle est.

— Elle a un otage, s’inquiétait le comte. Le second-maître… »

Ils les trouvèrent sur le gaillard avant, le seul que ne recouvrait pas l'immense ballon. Dorothée, la taille affinée et les cheveux coupés ras, s’était perchée sur la hune d’un mât d’antenne… Malappris, au creux de son coude, baissait la tête. Celui-ci la dépassait de loin en taille et en force ; mais le pistolet volé qu’elle pointait vers sa tempe le dissuadait de gigoter.

À leurs pieds, l’équipage réuni murmurait des imprécations. Rassemblés en demi-cercle autour du mât, ces Poissons-Pilotes semblaient figés dans une sorte de vénération. Sur le sol reposait le chapeau à saphir du capitaine. Personne n’avait osé le ramasser, peut-être par peur. Furieux, Patrocle serra les poings et cria en direction du perchoir :

« Descendez de là, Dorothée. Vous rabaissez votre personne par de telles extrémités… sans parler du quotient intellectuel ambiant. Comment comptez-vous rentrer chez vous, avec cette altitude ? Relâchez mon adjoint immédiatement, et nous consentirons peut-être à ne pas vous jeter par-dessus bord.

— Ne perdez pas votre temps, lui cria Malappris. J’ai essayé de la raisonner, capitaine, mais… Elle est complètement cinglée, capitaine ! Une vraie fanatique !

— Vous n’avez pas encore compris, s’irrita la femme sans abaisser son arme. Ce vaisseau n’atteindra jamais sa destination… Nous allons tous mourir de toute manière, capitaine ! Par votre faute. Vous nous avez tous maudits, en laissant ces corps sur place… j’en suis sûre, maintenant. Les dieux font entendre leur colère tout autour de nous ! Donnez-moi l’Œil-de-l’Eau, si vous souhaitez survivre. »

Patrocle, décontenancé par tant d’arrogance, se retourna vers ses subordonnés pour leur renvoyer une moue méprisante. On ne la lui rendit pas : le prince se mordait la lèvre, le comte se triturait les doigts… et le capitaine surprit même un pirate qui se signait, en psalmodiant quelque chose.

« Bande de niquedouilles, les rabroua le capitaine. Ce ne sont tout de même pas le crachin et quelques légendes qui vous font peur ? Je vais vous montrer de ce que j’en fais, moi, des bien-pensants ! »

Alors Patrocle ramassa son tricorne et le recala sur sa tête.

Sans se soucier des réactions alentours, il dégaina son sabre de son fourreau puis s’approcha d’un ses Poissons-Pilotes pour emprunter le sien et caler sous son bras. Quelques-uns de ses subordonnées tentèrent de l’arrêter… Mais, d’un coup de lame, Patrocle avait déjà coupé la corde qui retenait un poids de lest sur la bâche du ballon. Le lourd sac de son tomba aussitôt dans un grand bruit ; ainsi l’autre bout de la corde, attaché à une poulie sur les gréements du gaillard avant, remonta aussitôt en sifflant. Le capitaine Jacasse, qui s’en était saisi juste à temps, s’éleva alors dans les airs… et atterrit une seconde plus tard, en la lâchant, sur la hune d’un autre mât. Dorothée, sans libérer sa proie, avait pivoté pour suivre du regard Patrocle. Malgré son air bravache, on devinait la tension sur les traits de son visage. Sa nature équivoque apparaissait désormais clairement : les cheveux coupés à ras ne laissaient aucun doute sur l’origine de ses traits taillés à la serpe… leur virilité.

« Vous voulez cette pierre, héla-t-il Dorothée. Eh bien ! Battez-vous pour elle. Je vous défie en duel, Madame… Enfin ! Si toutefois on peut vous appeler ainsi.

— Épargnez-moi ces provocations hypocrites, gloussa la folle avec dédain. Je ne vous demande pas votre nom de baptême, moi !

— Oh, chacun sur l’Aire-de-Rien sait que je punis ceux qui osent encore le mentionner… Malappris en sait quelque chose ! Mais en effet, puisque nous avons tous deux changé d’identité, j’ose croire que nous discutons en égaux… C’est un début. »

Patrocle, qui lui présentait les deux armes blanches, proposa alors :

« Vous lâchez mon second immédiatement… Et moi, je mets en jeu ce saphir. Parole d’honneur ! Vous pourrez même garder le chapeau… N’est-ce pas équitable ?

— Capitaine, s’insurgea l’enjeu de leur dispute. C’est de la folie ! Vous ne devriez pas…

— Je vous sauve la peau, Malappris. Cessez de geindre. »

L'appréhension passée, Dorothée consentit à relâcher sa prise. Son pied repoussa Malappris qui s’écrasa au sol dans un couinement. Patrocle poussa un soupir de soulagement : de cette hauteur, son second-maître n’écoperait sans doute que de quelques cotes cassées, et d’une fierté un peu abîmée… Ne restait plus qu’à remporter le duel qu’il avait engagé. Il ne pouvait lâcher cette petite traînée des yeux.

Dorothée, de son mât, ne se souciait plus de l’homme qu’elle avait relâché. D’un signe de la main, elle signala à Patrocle qu’il pouvait lui lancer son arme. Elle l’attrapa au vol sans difficulté. La position de ses mains sur la garde, qu’elle ajustait désormais en direction du capitaine, augurait d’une bonne connaissance de l’escrime. Patrocle frissonna : lui-même n’avait jamais été qu’un piètre sabreur… Mais il n’avait plus le choix. Sa réputation était en jeu. Il ne devait pas regarder en bas… Ce n’était pas tant ce vide qui l’effrayait, que les regards de ses subordonnés sur la surface inférieure. Il entendait déjà leurs exclamations effarouchées. Sans doute se réjouissait-on déjà à l’idée de voir le capitaine Jacasse embroché, défait… littéralement descendu de son piédestal.

D’un saut, Patrocle se jeta vers l’autre passerelle.

Sa lame rencontra aussitôt celle de Dorothée, qui l’avait appuyée juste à temps contre son avant-bras. Il attrapa au vol un cordage, en pivotant dans les airs jusqu’à rejoindre l’autre côté de la hune. Ils échangèrent ainsi plusieurs passes de part et d’autre du mât. L’espace ridiculement étroit ne leur laissait guère de choix pour poser leurs pieds respectifs ; aussi, ils en étaient réduits à frapper de droite puis de gauche. Plusieurs fois leurs sabres entamèrent le bois de la charpente.

« Je ne vous veux pas de mal, s’entêtait Dorothée en bravant une fois de plus ses proches. J’essaye juste de ramener cet artefact à sa juste place…

— C’est ma part de butin, répliqua son adversaire d’un coup vertical. Le prix du sang. Je l’ai prélevée après l’attaque de Pont-l’Ost, sur le cadavre du grand prêtre que j’avais moi-même défié en duel… En tout bien, tout honneur.

— Ce serait sans doute vrai. Si c’était un joyau… Les prêtres ont fait croire à la populace qu’il s’agissait d’une simple gemme… pour mieux cacher l’Œil-de-l’Eau dans les ténèbres de la Terre… Mais vous… Vous n’avez pas idée de ce que vous avez agrippé contre votre cervelle, n’est-ce pas ? »

Ils se couvraient déjà de sueur… L’atmosphère alourdie de la tempête n’arrangeait rien. Pour gagner en allonge, Patrocle tentait d’agripper les haubans sur le côté, de s’y maintenir pour gagner en hauteur ; mais Dorothée, prévoyante, lui coupait chaque fois l’herbe sous les pieds… ainsi que ces cordes. Il ne gagnait aucun terrain. Dorothée se fatiguait moins vite. Tout en cédant à la panique, il l’alpaguait… dans l’espoir de la déconcentrer :

« Qui es-tu vraiment ?

— Je te l’ai dit. Dorothée Sceau… du grand convent de Virgade.

— Je me fiche de quel clan de magiciens tu proviens !

— Tu as tort, déclara-t-elle d’un ton aussi tranchant que son sabre. Ma famille a résisté à tout : les bûchers, la guerre, la prison… Le sang d’un millier de sorcières coule dans mes veines.

— Cela pourrait m’impressionner, rigola Patrocle. Si toutefois tu étais enchanteresse. Tu n’as pas lancé le moindre sort depuis que nous nous sommes rencontrés ! Tu descends peut-être d’un grand clan de sorcières… mais elles ne t’ont jamais acceptée en leur sein, pas vrai ? »

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez