Un client sérieux

Newton pressa le pas. 

Quelques craquements derrière le tas de compost mirent tous ses sens en éveil et ses oreilles, qui répondaient d’habitude à la stricte loi de la gravité, réussirent à se soulever pour mieux laisser passer les sons. Un raclement rauque lui parvint. Pris de panique, le détective se mit à mouliner des pattes arrière. Courir vite n’était pas chose aisée par un temps pareil. Newton ne cessait de déraper sur les pavés tapissés de feuilles trempées et ses oreilles n’arrêtaient pas de s’emmêler.

Si Winnie s’était retournée à cet instant précis, elle aurait vu que les yeux du détective criaient ce que sa voix ne pouvait hurler : 

« ATTENDS-MOI ! ». 

Trop tard, la fillette ne s’était pas aperçue qu’elle avait laissé Newton derrière elle.

La porte se referma.

Le nez du lapin s’écrasa contre le battant en bois tandis que le reste de son corps décrivit les mouvements d’un accordéon. Au fond du jardin, les poules piaillèrent de panique. 

Excitées par la peur, les narines de Newton s’ouvraient et se fermaient au même rythme que la cavalcade de son cœur. Dans un ultime élan de courage, il se retourna. Doucement. Il aperçut alors une silhouette ébouriffée sortir de la pénombre d’une haie. La dernière chose qu’il vit fut une paire de crocs saillants, blanchis par les rayons de la lune.

 

Quand il reprit connaissance, Newton, allongé sur le flanc, s’efforça de bloquer sa respiration. N’allez pas croire : il en faut du courage pour faire le mort ! Le détective pensait en effet que cette technique, testée et approuvée par des générations de lapins avant lui, était encore sa meilleure chance de rester en vie. Si son agresseur croyait qu’il était mort, peut-être s’en irait-il. Pourtant, une truffe humide ne cessait de parcourir son pelage. Sentir le souffle chaud et l’haleine fétide de la créature qui l’avait pris en chasse le rendait de plus en plus nerveux. Tout à coup, le monstre se mit à lui donner de légers coup de patte.

 — Allez l’ami, calme-toi, ordonna-t-il d’une grosse voix.

Newton n’ouvrit qu’un œil. 

– Si j’étais v’nu là pour te faire la peau, j’me donnerais pas la peine de t’ranimer. Maintenant, faut faire un effort, hein. J’peux encore changer d’avis.

C’est alors qu’il reconnut Bernie, le berger australien du vieux Harold, le fermier du village.

Newton articula :

— C’est le colonel Doug qui t’envoie ?

Doug était un vieux chien de chasse. Newton et le basset-hound n’avaient que deux points communs : ils se détestaient et leurs oreilles étaient au moins aussi longues.

— Moins fort, imbécile. J’suis là d’mon propre chef, grogna Bernie.

Newton se redressa, pas encore tout à fait rassuré.

— Qu’est-ce qui t’amènes, alors ? demanda-t-il.

– J’ai b’soin d’toi. 

Si Newton n’était pas certain que Bernie pouvait lui tailler les oreilles en pointes, il aurait probablement éclaté d’un rire franc.

— C’est Halloween, Bernie. Tu es en avance pour le premier avril !

Le sarcasme de Newton éclaira une lueur mauvaise dans les yeux du chien. Il n’aimait visiblement pas qu’on se moque de lui.

– J’me serais bien passé de v’nir te sonner. Seulement, j’ai un sacré pépin…

Newton arqua un sourcil. Il fallait un pépin de la taille d’un noyau d’avocat pour qu’un chien de la bande de Doug vienne le chercher.

Bernie s’assit sur son postérieur. Lui non plus ne semblait pas rassuré. Il épiait l’obscurité avec nervosité. 

— Les citrouilles se sont réveillées, dit-il enfin.

Newton ne parvint même pas à rire. Les mots qui composaient la phrase de Bernie ricochaient sur chacun de ses neurones comme l’écureuil l’avait fait plus tôt sur les murs de la cuisine.

Tout ça n’avait AUCUN sens.

— T’as entendu c’que je t’ai dit, espèce de lapin crétin ?

Pour seule réponse, Newton ouvrit des yeux ronds comme des moules à sablés.

— Une bande de cucurbitacées enragées est revenue à la vie. C’est tout l’effet que ça t’fait ?

Un petit bruit fit alors sursauter Bernie. Sa tête, légèrement rentrée entre ses omoplates saillantes, visait l’obscurité avec appréhension. Tout à coup, Newton comprit que le chien était effrayé. 

En réalité, il était même terrifié.

Cela suffit au détective pour comprendre que la situation était sérieuse. Suffisamment sérieuse pour qu’il écoute d’une oreille attentive ce que le pauvre bougre avait à lui dire.

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