Première partie
Il était une fois, dans un monde moyenâgeux, une jeune fille qui s’appelait Eloise. Elle n’avait que quinze ans mais déjà elle travaillait dur pour aider sa famille. Chaque matin, elle se levait à l’aube pour préparer ce qu’elle allait vendre au marché : les paniers, tabourets et poupées d’osier fabriquées par ses parents. Elle avalait rapidement son petit déjeuné : une pomme et un verre de lait, puis coiffait ses longs cheveux bruns, enfilait sa robe et sortait apprête l’âne de la famille, Courcivelle.
Elle brossait le poil gris de l’animal en chantonnant pour le réveiller en douceur, car c’était un animal très grincheux. Il ne laissait d’ailleurs personne d’autre qu’Eloise le mener. Ensuite, elle attachait le bât sur son dos, et emplissait les deux grandes panières des objets qu’elle allait vendre, et chargeait le reste dans un grand sac qu’elle portait elle-même sur le dos. Le jour ne se levait qu’à peine qu’Eloise partait déjà sur le chemin du marché.
Mais ce jour-là, alors qu’elle montrait les poupées d’osiers à deux petites filles, un homme s’approcha d’elle. Il souhaitait offrir un cadeau à sa mère, lavandière, mais ne savait pas quel genre de panier serait le plus pratique pour porter le linge jusqu’au lavoir.
— Ces paniers-là sont faits exprès pour le linge, lui dit-elle. Ils sont très résistants et peuvent être trempés sans s’abimer.
Soulager, l’homme lui acheta le panier et la remercia chaleureusement. Avant de partir, il sembla hésiter, puis dit :
— Mademoiselle, vous êtes très belle. Puis-je vous demander votre nom ?
Les joues d’Eloise se teintèrent de rose, et elle lui répondit qu’elle s’appelait Eloise. L’homme lui sourit avant de partir d’un pas pressé, son panier serrer contre lui. La jeune fille passa la matinée à penser à cet homme. Il était plus âgé qu’elle, et elle ne le connaissait pas du tout ! Pourtant elle ne pouvait s’empêcher de le trouver charmant.
En rentrant chez elle, elle n’osa pas parler de cet homme à ses parents. Après tout, peut-être même qu’elle ne le reverrait jamais ! Elle ne put cependant pas s’empêcher de continuer à penser à lui alors qu’elle aidait sa mère à tisser les paniers, et soir avant de se coucher, elle se regarda longuement dans le miroir de sa chambre.
— Il m’a trouvée belle, mais le suis-je vraiment ? se demandait-elle en s’auscultant.
Son nez était un peu retroussé et parsemé de tâches de son, et ses longs cheveux sombres cascadaient jusqu’à ses hanches menues. Son visage était fin, ses yeux grands et fauves. L’homme avait dit vrai : elle était jolie. Le soir dans son lit, elle continua de penser à lui, et le lendemain, elle parla de cet inconnu à Courcivelle. Eloise espérait le revoir sur le marché.
— Mais si je le revois, que lui dirais-je ? songea-t-elle en rougissant. Non, non, il vaut mieux que je ne le revois pas ! Je n’arriverais pas à lui adresser la parole, il me trouverait stupide !
Pourtant, alors qu’elle venait de vendre une grande corbeille qu’elle avait beaucoup peiné à attacher au bât de Courcivelle, l’homme repassa devant son étale. Il lui adressa un grand sourire avant de s’approcher.
— Bonjour, mademoiselle Eloise. Comment allez-vous aujourd’hui ?
— Bon…bonjour, monsieur…, bégaya-t-elle.
— Oh ! Toutes mes excuses ! Je suis vraiment impoli : je vous ai demandé votre nom sans même vous donner le mien ! Vous pouvez m’appeler Alban.
Timide, Eloise lui répondit :
— Dans ce cas, bonjour monsieur Alban. Comment votre mère a-t-elle trouvé le panier ?
— Elle en est très contente, je vous remercie ! s’exclama l’homme avec un sourire.
Puis, on l’appelait, Alban dut partir. Eloise le vit s’éloigner à regret, néanmoins contente d’avoir pu lui parler.
Et les jours passèrent, Alban revenait souvent la voir sur les marchés. Il lui parlait de tout et de rien, de son âne qui paraissait bien mal aimable lorsque l’on voulait le caresser, des hirondelles qui étaient enfin revenues après leur escapade hivernale, des blés qui grandissaient dans les champs… chaque fois il trouvait un sujet de conversation, et chaque fois il réussissait à faire rire Eloise. Un jour même, il apporta un gros bouquet de fleurs pour garnir les paniers de la jeune fille, disant qu’ainsi ils seraient encore plus jolis et attireraient les gens. Puis il avait offert l’une des anémones d’un bleu magnifique à Eloise, pour qu’elle pique la fleur dans ses cheveux.
— Cette couleur vous va à ravir !
— Elle est surtout très bien assortie à ma robe ! Je me demande bien comment vous avez fait pour savoir que je porterais celle-ci aujourd’hui, se moqua-t-elle en se souvenant qu’à son arrivée sur le marché, elle avait vu Alban l’espionner de loin.
Mais le lendemain, Eloise fut très déçus en quittant le marché. Alban n’était pas venu la voir ! Elle espérait qu’il ne lui soit rien arrivée, mais n’osait pas demander au boucher, avec qui elle le voyait souvent discuter, s’il l’avait vu. L’après-midi, en aidant ses parents, elle n’avait pas le cœur à l’ouvrage. Peut-être l’avait-il oublié ? Peut-être avait-il eu un imprévu ? La voyant agitée, sa mère lui demanda la cause de son humeur. Eloise hésita, puis lui parla d’Alban, de sa générosité, de son grand sourire, des fleurs dans ses mains et du printemps dans ses yeux verts. La mère se contenta da la rassurer et de lui conseiller d’attendre le lendemain, et d’aller voir le boucher si Alban ne revenait pas.
Et comme Alban ne revint pas le jour suivant, Eloise suivit le conseil et alla timidement trouver le boucher.
— Bonjour monsieur, je ne vous dérange pas ? demanda-t-elle alors que l’homme rangeait son étale avant de partir, à la fin du marché.
— Oh, bonjour jeune fille. Non, vous souhaitez quelque chose ?
Eloise lui expliqua la situation.
— Mmm, non, je ne l’ai pas vu dernièrement. Mais vous habitez le village d’à côté, n’est-ce pas ? Peut-être pourriez-vous faire un détour par le lavoir où travaille sa mère, elle en saura certainement plus que moi !
Inquiète à l’idée d’aller à la rencontre d’une étrangère pour s’enquérir des allés et venues d’un homme qu’elle ne connaissait qu’à peine, Eloise pensa qu’il valait mieux qu’elle rentre directement chez elle. Sur le chemin du retour pourtant, elle s’arrêta au croisement. Si elle prenait à droite, elle rentrerait chez elle. Si elle continuait tout droit, elle arriverait au lavoir. Après tout, si la mère d’Alban lui demandait pourquoi elle venait la déranger uniquement pour lui parler de son fils, Eloise pourrait toujours répondre qu’elle voulait surtout avoir son retour sur la qualité du panier ! Sa décision était prise, et Eloise continua tout droit sur le chemin.
Elle arriva finalement à une petite maison attenant à un lavoir. Une voix de femme chantait la venue du printemps, et elle s’approcha.
— Bonjour, appela-t-elle en apercevant la lavandière au-dessus de ses baquets. Puis-je vous déranger quelques instants ?
— Oh, bonjour jeune fille ! À quel sujet ?
Eloise lui parla du panier, et la femme s’enthousiasma de sa qualité. La discussion dériva sur le métier des parents de la jeune fille, et sur les champs d’osier que cultivait son père.
— Depuis, je croisais très souvent votre fils, Alban sur les marchés, mais je ne l’ai pas vu depuis deux jours. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de grave ?
La femme haussa les épaules et poussa un profond soupir.
— Ah, grave, je ne sais pas. Cela fait des jours et des jours qu’il me parle d’une femme. Je crois bien qu’il devait la demander en mariage hier matin, mais je ne l’ai pas vu depuis qu’il m’a annoncé la nouvelle. Sa maison est sur la colline de Gèleronces, près du château, aussi je ne le vois pas souvent.
Le cœur déchiré, Eloise quitta la lavandière. Ainsi Alban aimait une femme avec laquelle il s’apprêtait à se marier ? Elle retient ses larmes jusqu’à être sortie du jardin. Alors elle se laisser aller contre l’encolure soyeuse de Courcivelle.
— Ô Courcivelle ! Comment est-ce que j’ai pu croire qu’il m’aimait ? se lamenta-t-elle sur le chemin de sa maison. Il s’est contenté d’être gentil avec moi, et cela à suffit à ce que j’imagine qu’il s’intéressait à moi !!
Elle pleura beaucoup mais essaya de sécher ses larmes avant d’arriver chez elle : elle ne souhaitait pas inquiéter ses parents pour rien. En passant près du ruisseau, elle fit une pause pour que l’âne puisse boire, et profita du miroir de l’eau pour remettre de l’ordre dans ses cheveux et sur son visage. Finalement, elle arriva chez elle presque comme s’il ne s’était rien passé, à l’exception près que son cœur était en miettes.
Mais à peine fut elle entrée dans la cour de la maison qu’un détail lui sauta aux yeux : la porte d’entrée était ouverte. Peut-être ses parents recevaient-ils des clients ? Eloise n’avait pas envi de parler avec des inconnus pour le moment. Elle fila retirer le bât de Courcivelle et entreprit de le brosser longuement. Finalement, elle dût bien rentrer à la maison : l’âne était impeccable, la petite écurie balayée, le matériel d’attelage nettoyé. Elle fut mécontente de voir que la porte était toujours ouverte, signe que les visiteurs étaient toujours à l’intérieur. Ce fut à contre-cœur qu’elle entra dans la maison.
Lorsqu’elle passa le pas de la porte, son cœur ne put s’empêcher de faire un bond dans sa poitrine. Si fort qu’elle faillit en perdre l’équilibre. Ses parents étaient là, assis à table, et face à eux, Alban. Ce dernier se leva en la voyant entrer, et lui adressa un immense sourire.
— Bonjour, Eloise.
— Bon…bonjour, Alban, murmura-t-elle.
Intriguée, elle lança un regard à ses parents, qui lui répondirent par un grand sourire entendu. Alban s’approcha alors d’elle et mit un genou à terre.
— Eloise, je ne suis pas l’homme le plus riche du pays, ni le plus beau. Je sais que nous ne nous sommes rencontré seulement un moins plus tôt, et je sais aussi que je suis plus âgé que toi. Et pourtant, je t’aime follement, et nos conversations sont pour moi un trésor inestimable. Je t’ai aimé dès l’instant où je t’ai vu, et je continue de t’aimer, plus encore je pense, maintenant que je te connais un peu mieux. Jamais je n’ai vu de plus belle femme que toi, et j’admire le courage avec lequel tu travailles chaque jour : j’espère ne pas me tromper en pensant qu’il témoigne de la bonté de ton cœur comme de ta volonté de bien faire. Et malgré toutes ces qualités qui font de toi une femme formidable, j’ose venir à toi, moi qui ne possède d’autres richesses qu’une petite maison sur la colline de Gèleronces et un travail de maroquinier qui me permet de mettre du bois dans ma cheminé l’hiver et toujours à manger sur ma table, pour te dire à quel point je t’aime. Eloise, depuis que je t’ai rencontrée, tu ne cesses d’occuper mes pensées, à tel point que je n’ai pu m’empêcher de venir trouver tes parents sans attendre, pour leur demander ta main. Généreusement, ils ont accédé à ma requête en dépit de mon manque de patience et de ma vie chiche, à la condition que tu concède de me suivre. Alors, Eloise… accepterais-tu de m’épouser ?
Le cœur battant, Eloise crut qu’elle allait perdre connaissance. Elle avança une main tremblante vers celle que lui tendait Alban.
— J’accepte avec joie.
Deuxième partie
Le mariage s’était déroulé avec le faste des petites communautés. Chacun des invités y avait mis du sien, et tout le monde s’était beaucoup amusé. La bière avait coulé à flot, les cochons étaient grillés à point, et si un plein soleil n’avait pas brillé en cette journée de mi-novembre, au moins le temps était-il resté sec et agréable.
Après la fête, Eloise et Alban étaient entrés dans la petite maison de Gèleronce, épuisés mais heureux. La jeune fille, devenue jeune femme, rayonnait de bonheur après ce mariage réussi. Son regard se posait sur Alban, et elle pensait avec joie que ce serait auprès de cet homme qu’elle aimait follement qu’elle allait passer le reste de sa vie. Ce soir-là, elle s’endormit le sourire aux lèvres.
Et les jours passèrent, puis les semaines, les mois, les années. Alban travaillait dur pour avoir toujours de quoi garnir la table, et Eloise l’aidait du mieux qu’elle pouvait, allant vendre sur les marchés le fruit du travail de son époux. Pour l’aider au quotidien, elle aurait aimé avoir son âne mais ils ne pouvaient se permettre de nourrir une telle bête avec le si peu de terres qu’ils avaient, aussi en termes d’animaux se contentaient-ils de poules et de lapins. D’autant plus qu’un an et demi après leur mariage, une nouvelle bouche à nourrir pointa le bout de son nez dans la maison de Gèleronce.
De l’avis de tous, même si personne n’osait le dire, Gwydor était un affreux bambin. « Laid comme un pou estropié », disaient les uns pendant que les autres parlaient de malédiction, de sorcellerie et de démons. Car la deuxième chose qui frappait après la laideur grotesque de l’enfant, c’était son extrême sagesse. Jamais il ne pleurait, tout juste gazouillait-il de temps à autre. Au début, il dormait beaucoup et mangeait bien, puis peu à peu il s’était mis à bouger, doucement. Très vite, Gwydor fut capable de marché, et il était encore bien jeune lorsqu’il prononça ses premiers mots. Ses parents compensèrent bien vite le chagrin d’avoir mit au monde un être si défiguré et le voyant s’épanouir jour après jour. Gwydor devenait à mesure que le temps passait plus poli, plus intelligent et plus agile. Il ne pouvait s’empêcher, en montant dans un arbre, d’en apprivoiser les corneilles, et obligea bientôt ses parents à lui apprendre à lire. Eloise s’étonnait de découvrir au fil des semaines sa soif de savoir insatiable et, un soir, prit Alban a part pour lui parler.
— Je sais que nous n’avons pas beaucoup d’argent, mais peut-être pourrions-nous faire quelques efforts pour l’envoyer à l’école ?
— Je ne suis pas sûr que ce soit un service à lui rendre, mon amour. Tu sais comment les enfants peuvent être mesquins quand ils sont jeunes, Gwydor serait forcément la risée de la classe, avec son physique désavantageux et son intelligence hors du commun.
Eloise était bien chagrinée mais dût admettre qu’Alban avait raison. Aussi prit-elle la décision d’emmener son fils avec elle sur les marchés pour lui apprendre à compter la monnaie et les ouvrages à vendre, et Alban le prit aussi souvent que possible dans son atelier pour lui expliquer le maniement des allènes et des aiguilles, l’importance du tracé et des croquis. Le garçonnet but toutes ces connaissances comme un assoiffé viderait une cruche d’eau fraiche.
Un matin qu’Eloise regardait son fils rendre la monnaie à une vieille dame, l’apothicaire du village s’approcha d’elle.
— Bien le bonjour, madame Eloise. Comment-va ?
— Oh, bonjour monsieur Salence ! Très bien merci !
L’homme la complimenta sur la précocité de Gwydor, sur son calme exemplaire pour son âge et sa grande politesse.
— Avez-vous déjà une idée du métier qu’il exercera plus tard ?
— Pas la moindre ! Alban travaille déjà avec l’un de ses jeunes cousins, qui souhaiterait reprendre la maroquinerie plus tard, mais si Gwydor le souhaite, il pourra certainement toujours y travailler.
— C’est-à-dire que mon propre apprenti est parti voilà déjà plusieurs mois, et que la belle saison s’achève. J’avais songé demander à l’instituteur Engrain lequel de ses élèves semblait le plus douer pour apprendre, mais je vois chaque jour votre enfant devenir plus habile et plus malin. Peut-être ne sait-il pas encore lire, mais s’il chercher à apprendre je me ferais un plaisir de lui enseigner cela, et bien d’autres choses encore.
Au comble de la joie, Eloise fit approcher son fils et lui parla de la proposition de l’apothicaire. Gwydor, d’un tempérament toujours calme et posé, accepta avec reconnaissance, et ce qui fut dit fut fait. Eloise et Alban limitèrent leurs dépenses au minimum pour acheter à leur fils le matériel dont il avait besoin pour devenir l’apprenti de l’apothicaire : plume, carnets vierges, tenues adéquates, une dague courte, de bonnes chaussures. Alban échangea même son magnifique coq rouge et trois lapins contre une loupe, et Eloise découpa dans l’une de ses robes pour lui faire un chapeau.