Un enfant au crépuscule

Par Raza
Notes de l’auteur : Ce texte avait été rédigé pour un AT sur le thème "apocalypse". C'est la seconde version, publiée le 09/03/2023 (donc les commentaires concernent la version précédente). N'hésitez pas à me donner un avis sur cette version ci, qui me paraît plus aboutie (j'ai en particulier retiré les longueurs de la fin).

Agenouillé à l’arrière du camion militaire, les mains jointes et les coudes sur sa machine, Léon méditait. Depuis qu’il s’était réveillé, il avait passé chaque seconde dans cette position, paupières closes et visage fermé. Impossible pour lui de penser à autre chose, de vivre autre chose que ce qui l’amenait jusqu’au monastère-forteresse.

La voix du véhicule l’obligea à revenir à la réalité.

— Vous arrivez bientôt à destination.

Il se releva, se frotta les genoux et s’étira. Regarder l’appareil dans les premiers rayons de l’aube provoqua une réminiscence du rituel. Une larme perla au coin de son œil, ses mains lui parurent à nouveau poisseuses. Il serra les poings, expira longuement, puis fit courir ses doigts sur les multiples inscriptions ésotériques et textes anciens gravés dans la surface sombre de la machine. Difficile de croire qu’un objet si funeste portait tant d’espoirs.

Le camion s’arrêta et la porte arrière s’ouvrit. Le sous-officier qui l’accueillait avait une expression entre gravité et lassitude. Sa respiration s’évaporait dans le frais du matin, pour rejoindre la brume environnante. Malgré les marques brunes et des taches de sang séché qui parsemaient son uniforme noir, il restait digne.

— Bienvenue à la fin du monde. Aidez-moi à descendre le colis, on va l’emmener à la chapelle.

— Bien, moine-sergent.

Léon prit son paquetage sur le dos, saisit la poignée arrière de la machine et commença à la soulever. S’il lâchait, son hôte aurait fini à l’infirmerie, écrasé par ce bloc de métal sacré. À la réflexion, Léon se dit que c’était peut-être lui rendre service. Qui voulait encore continuer à se battre contre de tels ennemis, avec de telles méthodes ?

— Suivez-moi.

Les murs de la cour intérieure, mélange de pierres anciennes et de renforcement en acier, les entouraient avec une sévère froideur. D’autres camions arrivés par le même convoi voyaient leurs provisions et matériels déchargés par des rampes automatiques et emportés au loin par les araignées manutentionnaires, pour les milliers de militaires entassés dans ses coursives. Plantée sur l’un des coins du bâtiment, la vigie dominait toute la scène.

À cette heure matinale, les deux hommes croisèrent de petits groupes de soldats en treillis noirs et gris. Léon avait déjà combattu sur deux fronts, pourtant, la vision de ces soldats aux multiples prothèses, certains défigurés par des stigmates de la peste jaune, continuaient de lui lever le cœur. Tous se tournaient à leur passage. Après tout, il était un « porteur de machine ». Étaient-ils intrigués, ou révoltés ? Léon avait fait son choix, même s’il avait encore des doutes, il ne reviendrait pas en arrière.

Alors qu’ils approchaient de la chapelle, des cris de frayeur, intenses, puissants, désespérés. Malgré lui, son cœur se mit à battre plus fort, la peur entra dans son corps pour le préparer à affronter la cause de cette terreur. Le moine-sergent ne semblait pas prêter attention à l’ambiance. Cependant, avant de franchir les grosses portes de bois vermoulu, ce dernier marqua une pause.

— Je sais que vous n’êtes pas un novice, mais je dois vous prévenir qu’il y a de plus en plus d’incidents, restez sur vos gardes. On va déposer le colis dans la crypte, avec les autres.

L’officier poussa le lourd battant, le cala avec une pierre qui traînait et reprit sa part du fardeau. Quand Léon franchit la porte, machine à la main, un hurlement sinistre pénétra jusque dans ses os. L’aurore passait au travers des vitraux et éclairait la nef principale d’une lumière éthérée, mais cette touche de poésie n’ajoutait qu’un sentiment de paradoxe malsain à l’ensemble de la scène.

Des dizaines de lits superposés s’alignaient là où jadis se trouvaient les bancs de prière. Une femme, recroquevillée sur le bord de l’étage supérieur d’un de ces lits, marmonnait une litanie sans fin, le regard vide. Nombre de malades avaient été enchaînés, les derniers maillons encastrés dans les robustes pavés du sol de la chapelle. Un homme si chétif que Léon n’aurait jamais cru capable de bouger ne serait-ce qu’un bras se leva soudain et gémit, avant de retourner s’allonger, indifférent. Des infirmiers et infirmières, dans leurs tenues maculées par le sang des blessés, s’activaient, ici pour apporter de l’eau, là un médicament, et partout, pour calmer les cris. Les soignants, bien que tous dédiés à leurs tâches, ne pouvaient s’empêcher de glisser un regard ou deux sur leur passage.

Alors qu’ils arrivaient au chœur de la chapelle, un des infortunés posa ses yeux sur la machine. Ce regard opéra une étrange transformation : d’un rachitique atrophié, il devint enragé aux muscles saillants. Il se rua vers eux, tandis que de rouges bubons pulsaient sous sa peau, comme si ses propres organes voulaient sortir. Un tir précis l’interrompit dans sa course effrénée. L’infirmière derrière Léon rangea son pistolet dans la poche de sa blouse et passa devant lui pour enlever le corps.

— Un possédé démasqué. Encore un.

Une fois devant l’escalier qui menait à la crypte, les deux hommes s’arrêtèrent pour une dernière pause. Léon regarda en arrière. L’orgue et ses gros tuyaux sombres surplombaient la porte de sortie. Il semblait signifier : vous qui quittez ces lieux, la fin est proche. Le moine-sergent lui posa la main sur l’épaule.

— Venez. Vous ne pouvez rien pour eux. Du moins, pas maintenant.

Après une descente difficile dans l’escalier en colimaçon, Léon découvrit l’entrepôt improvisé. Bas de plafond, les murs contenaient les cercueils d’anciens moines, dans une austérité apaisante malgré l’écho des cris en provenance du rez-de-chaussée. La fraîcheur humide rappela à Léon sa propre cave et les travaux laissés en plan. Sa maison était bien loin, désormais. Six autres machines, alignées, semblaient attendre la sienne.

— Je vais vous conduire à vos quartiers. Vous et les autres avez été mis à l’écart, pour être plus tranquilles. Ils ne sont pas très nombreux, mais il reste des soldats qui militent contre. De mon avis, c’est un bel engagement, difficile et courageux. Vous méritez le respect de tous.

Léon ne répondit rien. Lui aussi avait du mal à comprendre son choix. Ne s’était-il pas fait avoir par de belles paroles ? Lorsqu’il quitta la crypte, un frisson intense lui parcourut tout le corps, un frisson qui n’avait rien à voir avec l’horreur de la nef. Pendant sa traversée de cette allée de mort, il garda les yeux fixés sur la sortie.

— Excusez-moi, sergent, mais est-ce qu’avant d’aller dans mes quartiers, nous pouvons passer par la vigie ?

Le sergent soupira.

— Oui, nous pouvons. Avec le brouillard, ne vous attendez pas à grand-chose.

Léon n’avait pas le cœur à rencontrer ses futurs compagnons tout de suite. Il voulait voir. Il espérait que cela rendrait plus concrète l’opération. Si cette vision ne lui était pas fatale, alors peut-être aurait-il le courage de serrer leurs mains. Dans la vigie, il embrasserait la désolation dans toute son horreur. Il testerait une dernière fois sa volonté.

Sans la machine, le parcours jusqu’en haut fut plus tranquille. Il n’était qu’un nouveau visage parmi d’autres, et plus personne ne se souciait de retenir les nouveaux visages. Les trois sentinelles de quart le saluèrent d’un geste franc. Ces deux femmes et cet homme se tenaient droits dans leurs bottes, tandis qu’une ferveur doucereuse émanait d’eux. Le commandement envoyait à la vigie ceux dont la trempe pouvait supporter de fixer le paysage toute la journée, au travers de leurs yeux humains, les seuls capteurs capables de voir leurs ennemis.

Sur la vaste plaine vallonnée traversée par le lit asséché d’une rivière, des arbres et des buissons brûlaient d’un feu verdâtre. L’imposant réseau de tranchées creusées pour contenir l’invasion paraissait dérisoire. À sa frontière, des escarmouches éclataient, provoquées par une bande de démons isolée ou une meute de monstres affamés. Des cendres d’un noir d’ébène recouvraient bunkers, barbelés et trous d’obus, et de sombres nuages obscurcissaient le ciel. Enfin, tout au fond, gigantesque, incontrôlable, rayonnant, le plus grand portail du secteur.

Léon sentit son cœur s’étrécir. Qu’avait-on donc fait ? Pourquoi l’humanité se retrouvait rattrapée par ses errances d’hier, obligée de plonger dans de telles extrémités ? Il repensait à ce jour de septembre, ce jour où ces sphères à la surface changeante étaient apparues sur toute la planète, comme autant de champignons dans une forêt humide. Il repensait aux images des multiples créatures difformes, aux rumeurs des vicieux spores toxiques. Il repensait aux titanesques colonnes de feu émeraude qui avait embrasé le monde. Il se rappelait des suicides, des cultes, des théories folles, les plaintes, les lynchages inutiles, tant de réactions inutiles. Et les échecs, les échecs, oui, tant d’échecs. Même quand on avait compris que leurs lieux et leurs tailles, de celle d’une simple fissure à des ouvertures dantesques étaient liés à l’histoire des massacres humains, on avait continué à échouer. Il ne suffisait pas de te plus tuer et de rester sage pour que les démons viennent vous dévorer.

En son for intérieur, Léon pensait que la seule chose qui avait empêché le monde de sombrer était l’absence de stratégie de l’adversaire. Le chaos était sorti brut. Ni juge divin, ni anges vengeurs, mais la sauvagerie, la brutalité, la bestialité, les maladies et infections se battaient pour décider de la fin de l’humanité.

— Vous voulez rester longtemps ?

Le moine-sergent, lui, n’en avait clairement pas envie.

— Non, c’est bon on peut redescendre.

La vue de ce paysage et contrairement à ce que Léon avait imaginé ne l’avait ni ragaillardi ni désespéré. De la résignation, voilà ce qu’il avait ressenti. Il ferait ce qu’il avait à faire, il ne pouvait pas abandonner l’humanité. Pourquoi lui, pourquoi maintenant, toutes ces questions n’avaient aucun sens. Il devait le faire, et il le ferait. L’apocalypse n’avait que trop duré.

Le sergent le conduisit dans une petite pièce où il put poser ses affaires. Il avait droit à un lit individuel, une fenêtre et même un lavabo.

— Faites comme chez vous. Les autres viendront vous voir, quand ils auront terminé de petit déjeuner. D’ailleurs, j’entends déjà des pas dans les escaliers. Si vous avez la moindre question, ils vous renseigneront. Je vous laisse.

Le sous-officier s’éclipsa, après un dernier geste de respect. Alors que Léon le regardait partir, une femme arrivait du fond du couloir. La quarantaine comme lui, les yeux sombres et un nez de faucon, les cheveux coupés à ras. Elle avait l’air avenante, même si son visage avait une indéfinissable touche de mélancolie.  

— Salutations. Les autres m’ont chargé de t’accueillir, ils sont encore au petit déjeuner. Je me présente, je m’appelle Lorella. On se tutoie, si ça te va ?

Léon acquiesça en silence. Elle resta un instant face à lui, sans ajouter un mot. Elle le jaugeait, sans nul doute. Ils devraient compter l’un sur l’autre dans ce qui ne serait pas moins qu’une mission aux portes de l’enfer. Pouvait-il lui en vouloir ? Lui-même avait son diagnostic : elle avait l’air capable, sans en imposer. Une soldat comme lui, ni plus, ni moins.

— Tu n’es pas accompagné ?

Léon haussa les épaules.

— Oui. Ma femme n’avait pas la condition physique pour me prêter main-forte.

— Faut pas t’en vouloir. Sur les sept, on est trois autres comme toi. Tu étais le dernier, maintenant que tu es là, on n’a plus que vingt-quatre heures avant la mission. Demain matin, départ à 9 h, histoire que tu te remettes de ta nuit de voyage.

— Quel est l’emploi du temps en attendant ?

— Entretien du monastère, méditation, exercices dans le cloître, méditation, présentation du plan de l’opération de demain, déjeuner, entretien des machines, méditation, exercices, méditation, nouvelle présentation du plan de l’opération pour les questions et doutes, dîner, quartier libre.

— Une journée bien remplie.

— Comme tu le dis. Si tu as posé tes affaires, tu peux me suivre.

Léon inséra son sac sous la couchette, puis se laissa guider au travers des couloirs tortueux et des coursives humides renforcées à la hâte. Ils ne passèrent pas par la nef, mais ses hurlements résonnaient davantage dans l’exiguïté des boyaux du monastère.

Au fond de lui, il n’était pas sûr que sa participation à l’opération serait décisive. Pourtant, il y en aurait bien un qui accomplirait l’exploit nécessaire. Pas forcément lui, mais l’un d’entre eux. Il le fallait.

 

Le lendemain matin, le ventre plein d’une mixture à laquelle il préférait ne pas penser, Léon se retrouvait avec Lorella et les autres à charger les machines dans le camion central. Les quelques heures passées sur place ne lui avaient pas permis de développer de grandes relations avec ceux qui l’accompagneraient. Les couples avaient tendance à rester entre eux, il avait donc surtout parlé avec Lorella, Érick et Jonas, les esseulés.

Leur véhicule avait un renforcement minable de quelques plaques de tôle, et son flanc avait déjà subi le feu vert. L’atmosphère autour des portails empêchait les avions de s’approcher, ils devraient traverser les terres désolées pour atteindre leur destination. Les châssis des chars et petits blindés avaient eux aussi leurs lots de cicatrices, Léon espéra que cette escorte suffirait. 

Jonas, dont l’air étonnement enthousiaste contrastait avec la morosité ambiante, le vit secouer la tête.

— Dis-toi qu’on ne peut pas avoir mieux. Et puis, au moins, ce ne sont pas des bleus, n’est-ce pas ?

La bouche du quinquagénaire souriait, mais son regard gardait toutefois une juste pointe de tristesse. Léon lui désigna une militaire qui montait dans un des chars, une fillette à peine sortie de l’adolescence. Le côté droit de son visage avait été brûlé et en avait conservé cette trace noire et suintante. Le blanc de son œil avait pris une teinte brune. Bientôt, les médecins l’énucléeraient. Jonas haussa les épaules et continua de sourire.

— Raison de plus pour y aller…

Les sept appareils furent prestement empilés au centre de leur large camion, et il se retrouva assis entre Lorella et Jonas. Leur véhicule démarra, et, peut-être pour ne pas regretter de mourir sans savoir, Léon entama la conversation avec lui.

— Pourquoi ? Pourquoi tu es si joyeux ?

Jonas dodelina de la tête.

— Je ne suis pas joyeux, Léon. J’essaye juste de ne pas perdre la tête. C’est un peu absurde, tout ça, tu ne crois pas ? Des portails géants, qui viennent nous déverser leurs saletés sur la tête ? Des maladies, des monstres, du feu qu’on ne peut pas éteindre ? L’opération ? Et nous, dans tout ça ? Ce que j’ai fait, ce que tu as fait ? Entre rire et pleurer, il faut choisir, alors je choisis de rire.

— C’est pour ça que tu es avec nous aujourd’hui ?

— Tu veux savoir si j’ai été volontaire ? Oui, je suis volontaire. J’ai mes raisons. Mais toi aussi, tu es ici. Le recruteur ne t’a pas forcé à venir, que je sache ? Comment ça s’est passé ?

Léon croisa les bras.

— C’était une recruteuse. Elle est venue juste après. J’ai appris qu’ils viennent toujours juste après, sinon, le rituel ne marche pas. Honnêtement, j’ai pensé « ils ne perdent pas de temps, les enfoirés ! ». Et puis, j’ai regretté d’avoir pensé ça, d’être si égoïste. Finalement, ça donnait un peu de sens, je crois.

Léon s’arrêta. Pourquoi racontait-il tout ça à ce type qu’il avait rencontré seulement la veille ? C’était vraiment la fin.

— Ta femme a pensé comme toi ?

— On en a beaucoup discuté, oui. Mais je…

Léon secoua la tête.

— Tu sais qu’elle sait que tu ne reviendras peut-être pas, c’est ça ?

— Oui. Après je… Je pense qu’elle s’en remettra, si on y arrive.

— La recruteuse t’a aidé à la convaincre ?

— Oh oui. Elle a été très violente. Peut-être qu’elle avait deviné sur quelle corde tirer, mais elle a appuyé sur la culpabilité. Elle nous a dit : « vous êtes parmi les rares à pouvoir le faire, nous sommes face à l’apocalypse, ne pensez pas qu’à vous, ne pensez pas qu’à votre peine, il y a un monde à faire tourner. Vous ne voulez pas vous enrôler, vous pensez à votre enfant. Je ne vous demande pas de penser à votre enfant, mais de penser à tous les enfants ! Quel monde vous voulez leur donner demain ? Quel monde ? » Je dois avouer que ça a très bien marché. Elle est partie sans même me demander notre réponse, elle nous a laissé son numéro. Le lendemain je commençais l’entraînement, une semaine après, le rituel commençait.

— Impressionnant. Le coup des enfants, c’est un peu rude. Moi c’était différent. Ma femme est morte il y a longtemps, lorsqu’il y avait encore des créatures errantes et qu’on n’avait pas réussi à fermer les petits portails. Alors, je n’avais rien à perdre. Le recruteur est venu me voir, comme toi, juste après. À l’hôpital, directement. Quand je l’ai vu arrivé, je me suis dit : bien sûr. Et avant qu’il dise quoi que ce soit, je lui ai dit, « j’en suis ». Et j’en étais.

Léon regardait les machines. Après cette discussion, il avait l’impression qu’il comprenait mieux les motivations de Jonas que les siennes. Que faisait-il là ? Si des gens comme Jonas se portaient volontaires, avait-il vraiment besoin de venir ? Lorella ne cessait pas de fixer le coffre noir devant elle.

— Pour moi ils ont été très doux. « Comprenez bien que nous ne faisons pas ça de gaieté de cœur. Nous sommes désolés pour votre situation, nous comprendrions si vous n’acceptez pas… » Mon mari a tout fait pour venir avec moi, mais l’administration a déclaré qu’il était inapte. Quand je suis partie, il était encore dans le déni, à remplir des formulaires abscons. Il a la colonne sectionnée, après une neurogangrène sévère. Même avec un exosquelette, il ne peut pas se battre.

La femme de Léon n’était plus alitée quand il lui avait parlé pour la dernière fois, mais elle avait encore quelques kilos à rattraper avant qu’on puisse la prendre pour une personne bien portante. Il soupira. Il devait penser à elle, oui, pour revenir avec la bonne nouvelle.

 

Alors qu’il ne restait plus que quelques kilomètres, Léon se retrouva séparé des autres. Engoncé dans un lourd exosquelette, il portait sa machine sur le dos. Désormais, les blindés, chars et infanterie n’escortaient plus que lui. Il était entouré d’inconnus, silences au bord de la crise de nerfs. De tous âges, hommes, femmes, grands, petits, il avait avec lui ce fragment d’humanité dépareillée, malade, épuisée. Mais soudée, aurait dit Jonas. Un canal radio dédié entre les porteurs constituait leur dernier lien, mais celui-ci était saturé de grésillements incohérents.

La mini-carte tactique dans le casque de Léon affichait chaque véhicule chaque soldat, chaque machine. Le plan de leur itinéraire tortueux s’incrustait jusqu’à la croix verte qui symbolisait le portail. Il était dans le deuxième groupe, celui qui attaquerait en seconde ligne. Le groupe de la dernière chance.

— On est attaqués !

Lorella. Malgré la distance, Léon pouvait entendre les tirs de missiles et les pompes des canons à eau bénite fonctionner à plein régime. Petit à petit, le mur bien ordonné des rectangles bleus représentant les chars se muait en une ruine détruite par un bombardement sévère. La voix du général résonna dans son casque.

— Nous ne sommes plus qu’à un kilomètre, mais la route est bloquée par les combats. Porteur 5, ordre de se déployer au sol d’avancer jusqu’à l’objectif. Vague d’ennemis en provenance de l’arrière et du flanc droit.

Léon regarda l’équipe qui l’accompagnait descendre du camion. Porteur 5. C’était lui. Ainsi, il faudrait terminer à pied. Sur sa mini carte. Les sept machines répondaient encore. Celle de Lorella se déplaçait très lentement vers le reste d’une division alliée, celle d’Érick ne bougeait plus, au milieu d’un nombre de croix désespérément décroissant. Jonas et les autres filaient à vive allure.

Dehors, le ciel rouge crachait des éclairs sur le portail et aux alentours. Le roulement du tonnerre répondait aux cris des munitions.

— Par ici, porteur 5 !

Léon suivit le flot sans réfléchir. La cible était bien en vue, il suffisait d’avancer. Il suffisait. Trois cents mètres de marche plus loin, désormais loin du cercle rassurant des blindés, l’évidence en prenait un coup.

Au détour d’une motte de terre, un formidable jet de feu infernal accueillit un premier soldat, puis un tentacule couvert de griffes surgit du ciel, à peine éclairé par le cadavre, pour déchiqueter un autre militaire surpris par l’attaque.

 

Léon sentit la sueur sortir par tous les pores de sa peau. Sa bouche s’assécha plus vite que sous l’effet de la grippe des morts. Pourtant, malgré la réaction naturelle de son corps, son esprit, lui, débordait d’un calme qu’il ne s’était jamais soupçonné. Alors que le tentacule remontait pour fondre sur lui, il le sectionna d’un tir précis. Au loin, le portail l’appelait, il devait le rejoindre.

— Allez, on peut le…

La voix de Jonas s’éteignit dans un horrible grésillement. Sa machine s’était arrêtée à une centaine de mètres du cercle qui matérialisait l’objectif. Léon pressa le pas, entouré par son escorte hétéroclite. Face à l’enfer, il n’avait plus qu’une seule marche à suivre.

Des créatures de toutes tailles et de toutes formes s’élançaient vers lui. Par trois fois, le sacrifice d’autres lui gagna une dizaine de mètres, ici un homme à peine plus âgé que lui, là un jeune à la mâchoire déchirée, là encore une femme dont un bras avait été sectionné. Dans cette cacophonie de sang et de mort, Léon ne différenciait plus les visages terrifiés et les gueules d’horreur de ses ennemis. Il pouvait voir d’autres porteurs non loin. Lorella et un des couples, Amélia et Rim n’étaient plus qu’à une centaine de mètres de la frontière, mais ils piétinaient, incapables de pousser plus avant. 

— Par ici ! Aidez-nous !

— Avancez vers l’objectif !

Des tirs de chars et d’artillerie restés en arrière pilonnaient les alentours, mais ils ne parvenaient pas à nettoyer suffisamment la zone. Léon hésita, devait-il les aider, ou continuer sans réfléchir ? Un militaire qui se battait aux côtés de Lorella avait perdu son masque. De loin, Léon n’entrevit qu’une ombre, mais il sut qu’il était trop tard. Son corps explosa, chacune de ses entrailles transformées en lance impitoyable. Une des machines s’éteignit. Celle de Lorella.

— Ici Amélia ! Le porteur 3 est coincé ! Rim est coincé, s’il vous plaît !

Où étaient les autres ? Un des couples n’avait pas encore dépassé les camions, Érick avait disparu, la dernière machine se déplaçait dans une direction erratique, comme gagnée par la folie. 

Il n’y avait plus qu’une seule issue. Celles et ceux qui l’accompagnaient l’avaient aussi compris. Léon reprit sa marche, pas d’exosquelette en pas d’exosquelette. Le mur de destruction de l’artillerie avançait avec lui, puis il s’effaça pour lui laisser atteindre son objectif.

— Le porteur 3 est coincé ! S’il vous plaît !

Léon tremblait de tout son corps. S’il tendait le bras, il le toucherait.

— Ici porteur 5. Je… J’y suis.

Il détacha la machine de son dos, l’empoigna et la poussa à travers l’horizon. Il saisit le détonateur et appuya sur le bouton.

— Adieu…

L’appareil qui contenait les restes de son enfant trancha le lien psychique qui l’unissait à lui et en libéra l’énergie. Ainsi, le portail s’effondra, dans un dernier acte de destruction.

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Maeghan
Posté le 21/11/2023
J'aime beaucoup le rythme que tu as donné à ce récit. C'est très descriptif et plutôt contemplatif, et pourtant il s'en passe des choses... Au début, le peu de dialogues qu'il y a intervient au bon moment. N'ayant pas beaucoup de contexte à cette histoire avant la deuxième partie, je pense que tout le monde pouvait s'y retrouver et avoir sa propre interprétation, et c'est ça que j'ai trouvé très plaisant. Le style m'a happé et j'aurais voulu en lire encore davantage. Cette nouvelle d'apocalypse est vraiment intéressante à lire !
Raza
Posté le 21/11/2023
Merci pour ton commentaire, et ravi de savoir que ça t'a plu :)
ClaraDiane
Posté le 17/10/2022
La fin de la nouvelle m'intéressait mais j'avoue avoir passé une partie du combat final ! Tu sais vraiment bien doser les informations que tu donnes pour allécher le lecteur, je trouve ^^
Raza
Posté le 05/03/2023
Je comprends, je suis en train de réécrire cette nouvelle, le combat manque d'intérêt je pense qu'il va être sérieusement raboté :) Merci encore du commentaire !
EryBlack
Posté le 22/08/2022
Salut Raza ! Je reprends mes lectures PAennes et comme il me semble avoir eu la notification de ta dernière publication, je reprends ton recueil là où je m'étais arrêtée.
Tu dis ne pas être pleinement satisfait de cette nouvelle, alors j'espère que mes remarques pourront aider (et si ce n'est pas ce texte-là, peut-être de futurs projets). Je trouve en effet ce texte un peu en-dessous des deux précédents, il m'a moins embarquée. C'est en partie dû à des éléments subjectifs sur lesquels il n'y a rien à redire de particulier (par exemple le fait que l'apocalypse est un thème que j'aime beaucoup, donc mon niveau d'exigence est peut-être plus élevé ; aussi, les références religieuses ne sont pas trop mon truc. Tu as une raison particulière de les avoir utilisées ? je suis curieuse !). Mais il y a aussi des points que j'ai relevés dans l'écriture et la narration.
Tout d'abord, je me suis sentie maintenue dans une forme d'incertitude quant à la nature des "machines" que manipulent Léon et les autres soldats. Je ne suis pas sûre non plus d'avoir bien compris le dénouement : ces espèces de valises qu'ils déplaçaient depuis le début, c'étaient donc les restes de leurs enfants morts ? Ils ont parlé d'une cérémonie, est-ce que leurs enfants ont donc été sacrifiés volontairement ? Si c'est ça, ça change forcément la lecture de l'histoire, donc une bonne idée de chute, mais j'étais un peu incertaine donc l'effet en a été limité.
Une deuxième chose : j'ai trouvé que l'ambiance pesante que tu essayais d'installer n'était pas suffisamment soutenue par les tournures et le vocabulaire. Un exemple : "Son uniforme noir présentait les marques brunes des brûlures causées par le feu maudit et des tâches de sang séché s’éparpillaient de ci de là." Je trouve que "s'éparpillait de ci de là" est une tournure bien trop légère pour le reste de la phrase. Un autre exemple : "Vous aurez un panier-repas pour le voyage." Alors qu'ils viennent de recevoir leur ordre de mission, que la tension pourrait être à son maximum, parler de panier-repas m'évoque irrésistiblement les pique-niques à l'école élémentaire... Concernant la description de la nef et des blessés, je n'ai pas relevé de termes qui m'ont particulièrement sortie de l'ambiance, mais j'ai trouvé que tout pourrait être accentué en jouant un peu sur le style, là encore. J'ai trouvé que tu le faisais très bien dans les nouvelles précédentes !
Un truc que j'ai apprécié, par contre, c'est le soin que tu as mis à préserver une certaine parité parmi les gens qui se battent. C'est cool pour la représentation !
Deux petites remarques de forme pour finir : "Excusez-moi, sergent, mais est-ce qu’avant d’aller dans mes quartiers, pouvons-nous passer par la vigie ?" > il faut choisir soit "est-ce que nous pouvons" ou "pouvons-nous". J'ai noté quelques hyperboles un peu extrêmes dans ces phrases : "Devant cette vision d’apocalypse, des milliards de personnes perdirent la raison" (sans les détails sur l'époque et le monde dans lequel ça se passe, je présume que c'est un futur proche, donc je trouve que des milliards ça fait trop) et "Alors qu’il les observait, abasourdi par leur calme malgré la pression extérieure, Lorella lui tendit des écouteurs." (abasourdi est très fort pour un tel moment).
Voilà ! C'était intéressant de te lire en essayant de mettre le doigt sur ce qui pouvait moins fonctionner à tes yeux. J'espère que je ne suis pas à côté de la plaque avec ces remarques et qu'elles t'aideront. Je salue malgré tout ton inventivité et j'ai bien l'intention de continuer à te lire ! À bientôt
Raza
Posté le 26/08/2022
Merci pour ce commentaire détaillé !
Pour les références religieuses, il s’agit du lien entre technologie et imagination/état mental que je voulais souligner. La bombe n’est pas physique, elle est « psychique ».
L’incertitude sur les machines était voulue : qu’est-ce que c’est, au fond ? La chute, je l’ai voulue non tranchée (est-ce qu’ils les ont sacrifiés, est-ce qu’ils sont morts naturellement ?), mais je vois donc que ça ne marche pas très bien.
C’est noté pour le style, je vois ce que tu veux dire, et merci beaucoup pour les points plus « détails ». Quand je retravaillerai cette nouvelle, ton commentaire me sera précieux, merci encore !
A bientôt !
EryBlack
Posté le 26/08/2022
Je comprends, c'est une idée intéressante, cette bombe psychique ! Peut-être, pour préserver cette chute, distiller quelques indices supplémentaires dans le texte ? Avec le recul je vois que tu l'as déjà fait, mais peut-être un peu plus ? Sans forcément trancher sur l'incertitude. Pas évident, comme équilibre à trouver !
Au plaisir de te lire :)
Loup pourpre
Posté le 09/08/2022
Cela offre différentes versions de ton univers intérieur mais je suis assez perdu par rapport à ta personnalité artistique. Quel(le) écrivain(e) es-tu? Il suffit de trouver la réponse et je pense que l'histoire que tu créés sera appréciée par plus de monde.
Raza
Posté le 09/08/2022
Merci pour ce retour intéressant. Il est sûr qu'ici, il s'agit d'un recueil de textes sans lien (enfin, presque sans lien) les uns avec les autres, ce qui peut être déroutant. Il me plaît de savoir qu'avec quelques textes tu ne puisses me cerner tout entier ^^' Et mise à part cet effet, ne crois-tu pas que le propre d'un artiste n'est pas de plaire à "plus de monde", mais d'exprimer son art ? J'espère que tu continueras l'aventure avec mes textes, n'hésite pas à commenter pour me dire si, après quelques pages de plus, tu y vois plus clair :)
Alice_Lath
Posté le 17/03/2021
Waouh... Décidément haha, tes nouvelles me laissent le souffle court à chaque fois. Dans chacune d'elle je devine les prémices d'univers et de potentialités incroyables, tu arrives à satisfaire et titiller ma curiosité à chaque fois ce qui est un bel exploit
Dans ce chapitre, j'ai un peu pensé à All you need is kill haha, qui avait été adapté en Edge of tomorrow par Hollywood (film que je n'ai en revanche pas vu)
Pour moi, cette nouvelle est vraiment très réussie ! Si tu cherches des axes, peut-être qu'il y a un peu trop de personnages ? On a pas forcément le temps de s'y attacher du coup. Et pour les monstres, peut-être y avait-il des choses plus vicieuses et incroyables encore à imaginer que ces démons ?
Après, je dis ça, mais vraiment, cette nouvelle est encore une fois archi top et je suis toujours ravie de découvrir tes productions ! La gorge nouée à chaque fois, en plus haha
Raza
Posté le 24/03/2021
Merci pour ce commentaire ! Je suis ravi de savoir que la nouvelle t'a plu ! Il est vrai que je n'ai pas trop forcé mon imagination sur les monstres... pour les personnages, c'est une piste intéressante, je n'avais pas vu ce point, merci !
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