Anthony est un enfant comme les autres. C’est pour ça que je l’ai choisi.
Comme tous les autres dimanches, il joue dans le petit terrain vague au bout de sa rue. Ses parents sont absents, occupés à ce que les gens heureux ont à faire. Ils font confiance à sa grande sœur Susan pour le surveiller, tout comme ils font assez confiance à leur quartier pour qu’Anthony soit en sécurité.
Cependant Susan est occupée à prendre de la NIDE avec des amis un peu plus loin, et moi je ne viens pas du quartier.
Anthony est derrière un buisson, en train de regarder un cadavre d’oiseau se faire bouffer par des fourmis et des mouches. Il parait si innocent, fasciné par la mort. En m’approchant derrière lui, j’ai fait craquer des brindilles. Il retourne, d’abord inquiet, et puis il sourit en me voyant. Il s’exclame quand je lui propose des brioches dans la boulangerie.
Il entre sans problème dans ma voiture alors que je m’assure que l’avenue est déserte. C’est presque trop facile.
***
Mon dealeur est probablement le plus dangereux de tous. Non seulement Max en sait bien trop, mais en plus c’est le genre de type bien plus malin qu’il en a l’air. Je dirais même qu’il prend soin de commettre les plus honteuses maladresses pour mieux dissimuler son intelligence. J’ai failli le tuer à plusieurs reprises, mais heureusement les camés comme moi ont toujours des idées folles qu’ils n’accomplissent jamais.
Il est tard. Max a insisté pour qu’on boive un coup dehors en contemplant le lever de soleil. Quelque chose ne va pas : d’une la pollution est si forte que le ciel n’est qu’un aplat gris sans vie, de deux parce Max sait que je hais ce quartier, ce « dehors » qui était le nôtre. J’ai tout-de-même accepté. C’est lui qui m’avait procuré tous les outils et produits chimiques dont le chloroforme qui a très bien marché sur Anthony.
« Je ne vais pas te demander qu’est-ce que tu vas faire avec toutes ces commandes, commença Max alors que je prends place à côté de lui, mais je peux deviner. Tu veux me faire de la concurrence, hein ? Monsieur veut se faire sa propre NIDE ? »
Je grommelle qu’il a tort, sachant qu’il ne me croit pas. Il a raison, bien sûr, mais tant qu’il ne soupçonne que ça je suis tranquille.
« En tout cas je ne sais pas comment tu as fait pour économiser, continue-t-il d’un air espiègle, déjà que tu n’arrives pas à te payer une serrure… »
Son regard s’illumine et j’espère de tout cœur qu’il ne remarque pas ma crispation soudaine.
« Bah alors, on est tendu ? Je suis juste curieux, j’arrête si ça te dérange, ah ah ! En tout cas, je comprends pourquoi tu ne voulais plus prendre du NIDE ces derniers temps. C’est sûr que ça fait des sacrées économies. Mais mec, tu as raté la dernière livraison : les sensations du type qui a escaladé l’Everest ! »
Pauvre imbécile qui s’injecte de la NIDE sans valeur, la merde que tous les camés s’enfilent à longueur de journée, les émotions concentrées sous forme de liquide chimique permettant à des minables comme lui et moi de ressentir autre chose que le quotidien morne de notre vie de merde.
Max ne comprendra jamais ce qui est vraiment important. Il ne comprendra jamais ce que ça fait, d’avoir les émotions qui importent vraiment.
« Enfin, je vois que tu ne diras rien, soupire-t-il en regardant le ciel comme un philosophe raté. Avant de partir, tu veux en prendre un peu ? J’ai la NIDE d’un type qui sort de prison après trente ans. Apparemment, c’est assez intense. »
Au fond, pourquoi pas ? Cela faisait bien longtemps que j’avais pris du NIDE, et j’avais maintenant tout le matériel disponible. Et peut-être que cela endormira la curiosité de Max.
« Comme ça, ajouta-t-il en souriant de toutes ses dents crasseuses, j’oublierai peut-être de te demander ce que tu voulais faire avec tout ce chloroforme… »
Le salaud.
***
Anthony a l’air paisible, endormi sur le canapé poussiéreux de mon sous-sol. Je caresse ces cheveux courts avec mes mains grasses. J’aurais dû me mettre à travailler, à assembler tous ces matériaux de seconde zone, à terminer ce travail de plusieurs années. Mais, comme tous les camés, j’ai pris la pire décision possible : je me suis mis à rêver.
Je me voie en train de jouer dans le parc, le soleil éclatant et le ciel bleu au-dessus de moi. Mon demi-frère est arrivé plus tôt que prévu, courant vers moi en hurlant de joie. Son père lui a acheté des jouets, encore. Et il va les partager avec moi, encore. Puis les souvenirs prennent le pas sur le rêve. Ce n’est plus mon demi-frère qui vient vers moi mais mon père. Ce n’est pas des cris de joie qui retentissent mais les hurlements de colère, les borborygmes d’alcoolique.
J’ouvre les yeux, en sueur. Anthony est toujours à côté de moi, ronflant, en paix. Il ne peut pas savoir la chance qu’il a. Alors je me lève et reprends les constructions.
***
Le lendemain, je peste et je crache par terre. Je n’ai toujours pas terminé. Je regarde ma montre et constate que je travaille depuis maintenant treize heures. Je m’écarte de l’assemblage instable de tuyaux, récipients, fioles en tout genre. On aurait dit le travail d’un enfant dérangé.
« J’ai faim. »
Je me retourne, la panique me parcourant comme une décharge. Anthony se tient sur le seuil de la porte, somnolant. Je le rejoins avec un sourire rassurant.
« Il est où papa ? » ajoute Anthony alors que je le fais descendre les escaliers pour rejoindre le salon.
Je lui réponds d’une voix douce que son père ne va pas tarder à arriver. Avec un cadeau précise-je, et son regard s’illumine. Je sais maintenant qu’il va attendre sagement l’arrivée de son père. Parce que c’est un ange.
J’allume la télévision devant lui —dieu merci, mon câble reçoit quelque chose aujourd’hui— et je fonce à la cuisine pour lui préparer quelque chose. J’essaie de contrôler le tremblement de mes mains. J’ai eu de la chance : Anthony est directement allé me voir au lieu de sortir dehors. Tout aurait pu se terminer dès maintenant.
Je verse l’eau bouillante dans le bol de ramens instantanés, et je mets un peu de poudre blanche dans son plat. Avec ça, il roupillera assez pour me laisser finir. Je me rappelle vaguement les avertissements de Max sur l’overdose de somnifère, mais je suis à court d’option.
***
La présence des policiers me fait comprendre que j’ai fait une grosse connerie. Un des officiers tourne vers moi sa tête rougie et boursouflée comme s’il retenait son souffle depuis qu’il était né.
« Qui êtes-vous ? » demande-t-il.
Je me fige comme un crétin. J’espère de tout mon cœur que je n’avais pas de NIDE dans ma poche ou ma bagnole. Fuir ? La porte d’entrée est encore juste derrière moi. Si je me dépêche, je pourrai sortir de la maison en quelques secondes, claquer la porte derrière pour ralentir les flics, rejoindre ma voiture garée en face et…
« Ah, tout va bien inspecteur, fait une voix éraillée. C’est mon demi-frère. »
Samuel me rejoint et me prend dans ses bras. Je remarque ces cernes, ses vêtements mal repassés, son regard terne. Je ne l’ai jamais vu ainsi. Il me conduit dans le salon où il me fait assoir face à Sophie. Son beau visage parait fané par l’inquiétude et l’anxiété.
Je demande qu’est-ce qu’il se passe.
« C’est Anthony, répond Sophie. Il n’est pas revenu.
— Il n’a jamais fait ça, continue Samuel alors qu’il prend place à côté de moi. On a appelé la police hier. »
Il y a trois policiers dans le salon. Une femme au visage étriqué et sévère, un jeune homme aux longs cheveux soigneusement coiffés et le gros qui m’a accueilli. Le jeune homme a dans ses yeux une lueur étrange. Je ne sais pas si c’est de l’arrogance, de la pitié ou de la certitude, mais ça me terrifie.
Le gros officier se positionne en face de moi, me reluquant discrètement de haut en bas tandis que le jeune continue :
« Nous avons un témoin visuel. Quelqu’un a vu votre fils Anthony marcher à côté d’un homme à capuche jusqu’au bout de la rue. Il… »
Le jeune officier se tait sous le regard de ses deux collègues. Trop tard : les mots homme à la capuche mortifient Samuel et Sophie. L’officière s’assoit près de Sophie, lui parlant d’une voix douce, tandis que le jeune se confond en excuses et consolations stériles. Le gros officier me demande d’une voix forte :
« Votre nom ? »
Je répondis.
« Votre adresse ? »
Je fronce les sourcils, essayant de prendre un air surpris et indigné.
« Je suis navré, Monsieur. Vous êtes le demi-oncle du disparu et j’ai entendu que vous vous êtes souvent occupé de lui, baby-sitting et autres. Peut-être connaitrez-vous des éléments qui seront essentiels à l’enquête. »
Je grommelle alors mon adresse. Il cligne des yeux et me demande s’il s’agit bien de ce quartier là. Je fais oui de la tête.
Les officiers se regardent, un accord commun et muet passant entre eux. Je connais bien cet air : ils ne me voient maintenant comme un déchet, un détritus qu’il faut à tout prix remettre à sa place. Mon père me lançait souvent ce regard. Un mélange de rage et de panique descend le long de ma colonne vertébrale et je prie qu’ils n’aient pas d’autres questions.
« Pouvons-nous vous demander la raison de votre visite ? demande l’officière
— Nous sommes lundi. Il vient toujours chercher Anthony à l’école ce jours-là, répond Sophie. »
Nouveau regard entre les officiers. Je voie les engrenages s’activer dans leur crâne. Alors Anthony lui ferait assez confiance et accepterait de le suivre dans la rue et même dans sa voiture.
J’aimerais tant être ailleurs, dans un monde parfait, avec le ciel bleu au dessus de la tête et le NIDE plein le sang. Mais il fallait que je vienne aujourd’hui, ici, dans la gueule du loup. Il fallait que je passe à l’école, comme à mon habitude, puis que je m’inquiète de l’absence d’Anthony et que j’appelle Samuel pour lui demander si tout va bien. Je ne pouvais pas refuser si ce connard m’invitait à la maison.
Les officiers se tournent vers moi. Je déglutis à nouveau.
***
« Pourquoi vous l’harcelez, comme ça ? Merde, un taré a enlevé mon fils, et vous perdez votre temps à interroger mon demi-frère ! Celui qui s’est toujours occupé de mon fils depuis sa naissance ? Vous me dégoutez. Dégagez d’ici, et faites mieux votre boulot, merde ! »
Après une demi-heure d’interrogatoire, après m’avoir forcé à décrire mon quotidien de ces dernières semaines, à me demander plusieurs fois si je n’avais pas une idée de qui pourrait être le coupable, les policiers me lâchent enfin, se tournant vers Samuel et se confondant en excuses.
Merci, Sam. Je jure une fois de plus de me tuer avant que tu saches la vérité. Plutôt crever que de le voir comprendre qui je suis réellement.
***
De retour chez moi, je me rue vers le sous-sol. Anthony dort toujours paisiblement dans le canapé. Je soupire de soulagement, et l’enfant remue un peu dans son sommeil. Il dort depuis quatorze heures, maintenant. Les effets du somnifère s’amenuisent, et j’hésite à lui injecter une nouvelle dose.
Je contemple son visage immaculé, ses joues roses, son petit nez rond.
Je remonte en haut et je me mets à travailler comme un malade. J’assemble les différents composants et prie pour que cela fonctionne cette fois-ci. Je n’aurais le droit qu’à un seul essai.
Je revois le visage des officiers alors qu’ils quittent la maison de Sam. Ils connaissent mon adresse ainsi que mon lien avec Anthony. Ils sont partis en nous assurant qu’un avis de recherche avait déjà été lancé et qu’Anthony sera bientôt retrouvé sain et sauf.
Je sais que je n’ai que peu de temps avant qu’ils ne me convoquent au poste. Ou pire : avant qu’ils ne viennent directement ici. Peut-être étaient-ils déjà en train de me surveiller.
Mes mains tremblent. Je n’arrive plus à me concentrer. Je fonce alors dans ma chambre et fouille dans ma cachette secrète : les capsules de NIDE m’accueillent avec leur liquide jaunâtre. Je regarde les différentes inscriptions, et trouve enfin la bonne : « Sérénité d’un moine bouddhiste. »
Je remonte la manche de mon bras gauche et prépare l’aiguille.
Il faut faire vite.
***
Alors que les effets du NIDE commencent à baisser, on sonne à la porte.
Je me fige. La nuit était déjà tombée, et je n’attendais personne. Après quelques secondes de silence, je prie que l'intrus s’est trompé d’adresse et que la sonnerie n'a pas réveillé Anthony.
On sonne à nouveau à la porte. Je me lève lentement, descend les escaliers en prenant soin de faire le moins de bruit possible. J’espère que mon visiteur mystère pense que je ne suis pas à la maison, puis je note que la lumière est allumée dans la pièce où je construis. J’agrippe ma clé à molette alors que je me dirige vers la porte d’entrée.
« Eh, je t’entends ! Me fais pas attendre : j’ai de la bonne, là ! »
Max. Merde.
Je cache la clé dans mon dos et j’ouvre la porte. Max a un grand sourire, des yeux qui brillent d’une joie qui n’a rien à faire ici. Il brandit une petite fiole de liquide rouge.
« Tu ne devineras jamais : les émotions d’un type qui devient le champion du monde tout en ayant pris de la méthamphétamine ! »
Il entre chez moi comme s’il est chez lui. Il ne semble pas remarquer mon air livide, mon front couvert de sueur, mes yeux qui ne cessent de revenir vers les escaliers du sous-sol. Ma seule chance était que Max fasse une overdose et tombe inconscient.
« Tu sais, j’ai beaucoup réfléchi à propos du chloroforme, poursuivit Max. J’arrive pas à comprendre à quoi ça pourrait te servir. Tu veux te construire ta propre machine à sécréter du NIDE, d’accord ! Mais un soporifique aussi puissant… »
Max s’avance vers moi, et pose une main sur mon épaule. Il a un sourire triomphant aux lèvres.
« Alors j’ai fait mes petites recherches, et bingo. Un avis de recherche à été lancé. Un enfant a disparu. Et surprise : il s’agit de ton propre neveu ! Tu ne dis rien ? Tu es très pâle. J’ai raison ? Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? »
Suivant mon regard, Max tourne la tête vers les escaliers du sous-sol. Son regard s’illumine.
Je balaye d’un revers de main sa fiole rouge qui s’écrase par terre, de l’autre côté de la pièce. Elle éclate en plein de petits morceaux de verres et le liquide s’étale comme du sang.
« Non ! »
Max se jette sur les restes de son NIDE, tombant à genou, cherchant à agripper le liquide rouge de ses mains tremblantes. La panique et le désespoir l’aveuglent alors que je me rapproche de lui en brandissant ma clé à molette.
Mon père m’a bien appris à donner des coups. Tous les moments passés avec Max défilent dans ma tête. J’hésite un court instant.
Je repense à Anthony.
Je frappe, fort. J’entends un son de craquement, puis le bruit du corps de Max qui tombe par terre. Je m’approche et je frappe encore, en transe, et encore. Je m’arrête lorsque son crâne n’a plus rien d’humain.
Un cri strident retentit derrière moi.
Je me retourne. Anthony se tient en haut des escaliers du sous-sol, sur le seuil de la porte. Ses yeux écarquillés fixent le cadavre. Il hurle à s’en déchirer les joues. Je jette la clé à molette au loin et j’approche de lui, essayant de le consoler, de l’empêcher de regarder le mort. Je ne remarque pas que j’ai du sang sur moi.
Anthony tourne vers moi son regard terrifié, et puis il ferme la porte devant lui. Je m’élance en avant, trop tard : le cliquetis de la serrure se fait entendre, et la porte demeure immobile sous mes coups. Je hurle à Anthony de m’ouvrir, et je n’ai que pour toutes réponses ses sanglots. Je cogne alors de toutes mes forces, utilisant tout mon corps. Le bois pourri de la porte gémit, le métal rouillé de la serrure tremble.
Un dernier coup, et la porte s’ouvre dans un effroyable fracas. Je commence à descendre les escaliers.
Quelqu’un cogne à la porte d’entrée. Le désespoir m’envahit complètement, et je deviens presque fou lorsqu’une voix rauque retentit.
« Ouvrez la porte ! Vous êtes en état d’arrêt ! Rendez-vous ! J’ai déjà appelé des renforts : la police encerclera votre maison dans quelques minutes ! »
C’est la voix du jeune policier. Ma panique se mue en adrénaline, et je réfléchis à toute vitesse. La police s’est donc déjà mise à me surveiller, et les cris d’Anthony m’ont trahi. Mais quelque chose cloche.
Pourquoi avoir envoyé le jeune officier, inexpérimenté ? Par ailleurs, je n’ai rencontré les officiers qu’aujourd’hui, c’est trop rapide pour organiser une opération de surveillance.
J’en déduis que le jeune officier est seul, probablement de sa seule initiative, poussé par l’ardeur de sa jeunesse. J’ai encore une chance. Je prends une inspiration et je hurle de toutes mes forces que si le moindre policier essaie d’entrer, je trucide le gosse. J’essaie d’être le plus terrifiant possible.
Le jeune officier arrête de frapper. Je peux presque ressentir sa confusion. Je me tourne alors vers la petite silhouette tremblante, pitoyablement cachée derrière le canapé du sous-sol.
***
Rendormir Anthony a été à la fois aisé et difficile. Aisé car il était trop terrifié pour se débattre, qu’il est resté amorphe alors que j’ai posé le chiffon blanc imbibé de chloroforme sur le visage. Difficile car son visage terrifié me transperça le cœur. Je ne voulais pas que ça se passe comme ça. Je ne lui veux aucun mal. Une fois que j’en aurai terminé avec lui, il pourra retourner chez ses parents, à son enfance bienheureuse que je n’ai jamais eue.
Il faut faire vite. Portant le corps immobile d’Anthony sur mon dos, je monte les escaliers quatre-à-quatre, entendant déjà les sirènes de police envahir le quartier. Je remarque à peine les éclaboussures du sang de Max sur mes vêtements alors que je rejoins la pièce et pose Anthony par terre.
Je remonte une de ses manches et prépare la seringue.
Elle est reliée à toute la machinerie que j’ai mis des années à construire et encore plus longtemps à rêver. Le NIDE est une substance complexe, et les émotions humaines le sont encore plus. Il faut les prélever le plus tôt possible avant qu’elles ne disparaissent chez le sujet.
J’appuie sur un levier et tout mon assemblage se met en marche, vibrant, cahotant. J’entends un policier hurler dans un haut-parleur de me rendre. Ma maison est complètement encerclée. Je hurle aux policiers de me laisser tranquille, que j’ai le gosse à ma merci. Je ne sais pas s’ils m’entendent.
Je tire l’extrémité du piston et la seringue se remplit lentement d’un liquide écarlate. Anthony grommelle dans son sommeil mais dieu merci ne se réveille pas. Il ne doit pas être confronté à une autre vision d’horreur. Ses émotions ne doivent pas être corrompues.
J’y suis presque. Le sang d’Anthony remonte le long du tuyau et entre dans la machinerie. Elle émet un bruit sourd, comme si la machine grognait sous l’effort. J’entends des bruits de pas autour de la maison. Les bottes qui claquent et s’arrêtent devant mes fenêtres.
Alors la machine s’arrête brutalement, puis un liquide laiteux se met à remplir une fiole. J’ai réussi. Ça a marché !
La porte s’ouvre avec fracas. Je les entends fouiller le rez-de-chaussée. Je ferme la porte de la pièce, la respiration courte, fixant la fiole se remplir du NIDE.
Et puis enfin la machine s’arrête. Le processus est terminé. J’agrippe la fiole et verse tout son contenu dans une autre seringue. J’entends les policiers monter les escaliers, se diriger vers la porte.
Je remonte ma manche, trouvant une veine palpitant dans le creux de mon coude. Je la perce avec l’aiguille et pousse le piston de la seringue lorsqu’un policier ouvre la porte avec fracas.
Je sens les émotions m’envahir. J’ai gagné.
Je suis un enfant comme les autres.
***
« Crise cardiaque ? »
La voix éraillée de Sophie résonne alors que Samuel pose une main sur la sienne, et se tourne vers le jeune officier de police.
« Vous l’avez tué ?
— Je vous assure que non, réplique le jeune officier. »
Il regarde ses deux collègues qui lui renvoient le même visage désapprobateur. Le jeune officier sait qu’il aurait droit à une nouvelle remontrance sur le tact et la diplomatie.
« C’est une overdose, précise l’officière d’une voix douce. Votre demi-frère s’est injecté du NIDE juste avant qu’on l’appréhende. Il est mort quelques minutes plus tard.
— Il a souffert ? demande Sophie »
Une lueur étrange danse dans son regard. Les policiers hésitent un court instant, mal à l’aise. Samuel essaye de changer le sujet :
« Je ne comprends pas. J’ai vu à la télé que le NIDE est un psychotrope différent de toutes les autres drogues. On ne peut avoir une overdose avec, puisqu’il n’a aucune substance toxique dedans…
— Oui et non, appuie le gros officier. Tout dépend des émotions que donne le NIDE. Excusez ma question un peu brusque, mais savez-vous pourquoi votre demi-frère a fait tout ça ?
— Non, bien sûr que non… murmure Samuel, le regard dans le vide.
— Savez-vous la relation qu’il entretenait avec son père ? »
Samuel détourne le regard. L’officier soupire :
« Votre demi-frère semble avoir grandi dans un environnement effroyable, et nous pensons qu’il s’agit d’une des raisons qui a fait de lui un… addict au NIDE. »
L’officier s’avance :
« Car c’est une drogue. Avec la NIDE, vous expérimentez des émotions que vous n’aurez jamais pensé avoir, à un degré rarement atteint.
— Mais pourquoi enlever Anthony ? souffla Sophie.
— Je pense que votre demi-frère… enviait votre fils. »
L’officier voit le couple accuser l’information, leurs corps s’affaissant lentement. Il n’y avait rien de pire qu’éprouver de la pitié pour celui qu’on prenait pour un monstre, surtout lorsqu’il avait existé juste sous votre nez, avec votre totale confiance. L’officier les imagine même se sentir coupable. Il ne peut rien dire pour les consoler : des souvenirs de cris de terreurs et des yeux écarquillées par l’effroi remontent en lui…
La mort du suspect a été atroce, et l’officier sut qu’il n’oubliera jamais cette affaire. Voyant la confusion de son supérieur, le jeune officier essaye de consoler le couple lui-même :
« Sauf que votre demi-frère a fait une erreur. Même s’il n’a fait aucun mal à votre enfant, même s’il ne voulait que son bonheur, Anthony était terrifié. Votre frère a alors récolté le NIDE de sa terreur pure et se l’est injecté entièrement…
— Taisez-vous ! »
L’officière avait parlé d’une voix sèche. Le jeune voit qu’elle ne le regarde pas. Il suit son regard paniqué : Anthony se tient au seuil de la porte, à demi-caché derrière le mur, le visage tordu par la méfiance, l’horreur et d’autres émotions que ne devrait pas avoir un enfant comme les autres.