Un fonctionnaire dégourdi

Par Mart

 

Un cavalier approchait les portes de la capitale au grand galop. Pile l’avait remarqué depuis le haut du mur, et fut intriguée de la grande hâte qu’il menait. Il ne portait pas l’uniforme bleu des messagers. Au contraire, ce devait être le rouge et marron des gardes caravaniers qu’elle distinguait.

L’homme allait penché sur sa monture, et ne fit rien pour la freiner lorsque ses sabots touchèrent les pavés de la route.

Quelque chose n’allait pas. Un garde n’abandonnait jamais sa caravane, et venait encore moins en cavalant à travers les collines. De plus, il ne semblait pas uniquement penché en avant pour gagner de la vitesse : il s’inclinait dangereusement sur la gauche, tenant à peine en selle.

La foule devant les portes, pas si dense à cette heure de l’après-midi, s’écarta hâtivement en entendant le tonnerre des sabots derrière elle. La garde qui avait observé son approche dévala les marches à toute vitesse. Lorsqu’elle fut à portée de voix de la maison de garde, elle cria pour obtenir des renforts, sans s’arrêter dans sa folle descente.

La semelle de ses sandales touchait à peine les pavés derrière le mur, qu’elle vit trois hommes en armure courir vers elle. Elle tendit le bras vers la porte et hurla :

– Arrêtez ce cheval !

Tous trois coururent dans la direction indiquée, aucun d’eux ne s’arrêtant pour demander des spécifications : les cris de la foule et le bruit des sabots ne permettaient aucun doute.

Lorsque la monture et son cavalier surgirent de sous l’arche, les trois hommes d’armes étaient prêts. Ils firent front ensemble à la bête affolée, en levant les bras. Celle-ci hennit de frayeur et se cabra. Deux des hommes attrapèrent ses rênes, pendant que le dernier se précipitait pour attraper l’homme qui glissait du dos de sa monture comme un sac de farine.

Le garde réussit à lui épargner la chute, mais ne sut éviter la flèche qui ressortait de son dos. Le cavalier déchu se réveilla brièvement pour pousser un cri de douleur, puis sombra à nouveau dans l’inconscience.

La femme était arrivée aussi, et avait vite jugé la situation : un cheval tout en sueur au bord de l’épuisement, et un garde caravanier – elle n’en doutait plus maintenant qu’elle le voyait de si près, – à l’article de la mort, une flèche plantée sous l’omoplate gauche. Ses ordres furent clairs et précis :

– Toi ! Occupe-toi du cheval. Vous deux, portez le blessé jusqu’à la maison de garde et couchez-le sur le ventre. Premiers soins. Je vais chercher un guérisseur.

Elle n’attendit pas de voir si ses ordres, illégitimement donnés, étaient suivis. Elle ne doutait pas un instant que ces hommes feraient ce qu’elle venait de leur dicter : l’urgence de la situation abolissait toute notion de rang.

Elle courut vers la tour du conseil, tout en cherchant du regard un visage extrêmement bronzé. Arrivée au pied de la tour, elle n’en avait toujours pas trouvé. Elle se précipita donc à l’intérieur pour aller frapper directement à la porte du sénéchal. Elle rompait l’étiquette en agissant ainsi, mais elle savait que le vieil homme ne lui en tiendrait pas rigueur. Au contraire, il l’aurait grondé de retarder l’aide à un blessé.

***

Zang était dans la pièce qu’il nommait son gymnase, lorsqu’il entendit les coups contre sa porte d’entrée. D’une impulsion, il se retrouva sur pied depuis sa position couchée. Vêtu uniquement d’un pagne, il couvrit rapidement son corps sec et noueux d’une tunique blanche. Il sentit comme elle colla à sa peau couverte de sueur, mais ignora la sensation désagréable pour se dépêcher vers l’entrée. Quelque chose de grave devait avoir eu lieu pour qu’on le dérange personnellement.

Lorsqu’il ouvrit la porte, il fut surpris de découvrir la jeune garde sur son pas.

– Pile ? Qu’est-ce qui t’amène ?

Ignorant la question, le jeune femme en posa une autre :

– Y a-t’il un Halsanien doué dans la tour ?

– Non. Leur délégation est repartie voilà trois jours. Un blessé grave ?

Pile confirma en hochant la tête:

– Une flèche sous l’omoplate gauche.

Puis, elle se prépara à faire demi-tour.

– Il est dans la maison de garde ?

Elle hocha la tête et pivota sur ses talons. Elle connaissait déjà les prochains mots du vieillard.

– Vois ce que tu peux faire pour lui. Je prends le nécessaire et arrive.

Lorsque, quelques minutes plus tard, Zang arriva dans la pièce obscure où était étendu le blessé, les gardes avaient déjà déchiré sa tunique pour dénuder son dos, ainsi que lavé les contours de la blessure et appliqué des compresses d’eau froide.

L’homme qui gisait sur le lit était livide, et l’eau des seaux posés à côté était teintée de rose. La flèche s’était enfoncée profondément, encore un peu et Zang aurait abandonné son patient, mais les organes n’avaient probablement pas été touchés. Sa chevauchée sauvage n’avait cependant pas arrangé son état, à moins qu’il ait lui même été assez stupide pour essayer de retirer la flèche. Mais Zang misait plutôt sur les cahots du voyage pour expliquer l’importance de la perte de sang. Il fit une grimace : il n’aimait pas ce qu’il allait devoir faire, mais devant cette situation, il aurait été irresponsable d’agir autrement :

– Je vais devoir le réveiller pour l’interroger. Il risque de mourir d’une hémorragie interne si on arrache la flèche maintenant, et dans son état, même le choc de la douleur pourrait le finir.

Des sourcils se froncèrent, mais personne n’osa contester la décision du sénéchal.

Zang sortit un flacon de sa poche et le déboucha. Il s’approcha de l’homme inconscient, mais avant de se pencher, avertit ceux qui l’entouraient :

– Il va falloir que vous le mainteniez sur le lit. Ce remontant a de quoi réveiller un mort et très mauvais goût, il voudra bouger.

Les hommes autour de lui hésitèrent, mais Pile se coucha directement en travers des jambes du blessé. Elle savait déjà ce qu’allait ajouter le vieillard.

– Pour éviter qu’il se blesse davantage, il va falloir l’immobiliser. Ne sous-estimez pas sa force, je vais le soutenir.

Les gardes lui jetèrent un regard bizarre, mais obéirent. Ils ne voyaient pas bien ce que pourrait faire cet homme à l’article de la mort, mais le sénéchal avait l’air sérieux, et ignorer ses ordres équivaudrait presque à de la haute trahison.

Zang s’accroupit à côté de la tête du lit, posa une main dans le cou de l’homme, et de l’autre, approcha la fiole débouchée de son visage.

Le blessé inhala les effluves nauséabonds de la potion sans réagir. Le vieux Frialan força donc le goulot entre ses dents, et, précautionneusement, en versa une goutte dans son gosier.

L’effet fut immédiat, et ce ne fut que grâce à ses formidables réflexes, que le vieil homme put éviter à son patient de se briser les dents sur la fiole. Celui-ci avait refermé sa mâchoire et été pris d’une violente secousse. Les gardes et la main de Zang l’avaient maintenu en place, mais plus d’un avait été surpris par la force de la réaction.

Un faible râle s’échappait à présent de la poitrine de l’homme allongé. Zang se concentra sur la main qu’il tenait sur sa nuque, et peu à peu, sentit celle-ci chauffer, à mesure que le reste de son corps se refroidissait ; d’abord imperceptiblement, ensuite assez pour lui donner la chair de poule et lui faire serrer les dents pour éviter qu’elles claquent.

Avec un effort cependant, il réussit à les desserrer pour poser ses questions, sa voix tranquille ne trahissant rien de ses efforts.

– Qui vous a attaqué ?

Les yeux du blessé s’étaient ouverts. Dans leur bleu profond se lisait une terrible douleur, mais aussi une étonnante lucidité. Il voulut se redresser pour répondre dignement au vénérable vieillard accroupi à côté de lui, mais les personnes autour de lui pesaient de tout leur poids sur lui. Son mouvement lui avait rappelé la cause de sa souffrance ; il n’insista pas. Lorsqu’il reprit son souffle après la vague de douleur qui l’avait assailli, il répondit à la question qui lui était posée.

– Des brigands.

Sa voix était plus ferme qu’il n’aurait lui-même cru. Il s’étonnait de la force qu’il sentait couler en lui, il était pourtant sûr d’avoir perdu une grande quantité de sang…

– Qu’est-ce qui m’arrive ? Combien de temps a passé ? Vous m’avez déjà guéri ? J’ai encore mal pourtant...

Les gardes échangèrent des regards interloqués entre eux. Le sénéchal était clairement pour quelque chose dans ce rétablissement miracle, mais ils doutaient qu’une potion fusse capable de remettre un homme sur pied de pareille façon. Le maître de la tour n’était pourtant pas d’Halsana… Se pourrait-il que les Frialans aient des pouvoirs de guérison aussi ? Personne n’osa cependant poser la question.

Zang sourit au blessé. Il se montrait rassurant, mais en vrai, il se sentait déjà faiblir. L’homme qu’il soutenait était mal en point. Il faudrait faire vite.

– Non, nous devons encore retirer la flèche de ton dos. Mais avant que nous ne le fassions, dis-moi où vous avez été attaqués.

L’homme sembla réfléchir un moment, Zang espérait que c’était à la localisation plutôt qu’à sa situation actuelle. Sa réponse le rassura.

– Sur la pente de la colline ouest de Valhardi, peu avant le sommet. Comment est-ce que… ?

Zang ne le laissa pas finir sa question. Il n’y avait pas de temps à perdre, il ne tiendrait plus longtemps. Déjà sa voix avait perdu en sûreté.

– Immobilisez-le bien et retirez la flèche. Maintenant !

Puis, tournant la tête vers Pile, il ajouta :

– Soigne sa blessure, j’ai les herbes nécessaires dans ma poche. Quand tu en auras fini avec lui, occupe-toi de moi.

Il ne gâcha pas plus de mots en directives, la petite savait quoi faire.

Un des deux gardes du côté droit du lit empoigna la hampe de la flèche peu au-dessus de la chair du patient, et sans un mot d’avertissement, ni un instant de doute, la brisa de l’autre main. Le blessé cria de douleur, et son corps fut parcouru d’un frisson, mais les autres le maintinrent immobile.

La figure de Zang avait presque pris la couleur de ses habits, mais lorsque le garde qui venait de casser en deux la flèche lui jeta un regard, il hocha la tête en guise de confirmation. Alors, l’autre, aussi brusquement qu’il avait réalisé sa première action, pressa sa main libre sur le contour de la blessure, et retira la flèche.

Zang défaillit peu avant le garde caravanier, s’écroulant à côté du lit.

******

Il se réveilla entouré de chaleur, et… nu. Il était allongé dans un bassin d’eau chaude. En regardant autour de lui, il reconnut les bains du palais seigneurial. Les souvenirs lui revinrent peu à peu. Pile avait demandé son aide pour guérir un homme qui s’était pris une flèche dans le dos. Il n’avait pas prévu de perdre conscience dans le procès. La vieillesse finissait toujours par prendre ses droits, même sur lui.

– Tu devrais faire plus attention, tu as failli mourir.

Il regarda derrière lui et vit une paire de pieds nus. En montant, son regard découvrit les élégantes courbes d’un corps féminin, son intimité uniquement couverte d’un pagne. Ses formes n’étaient pas généreuses, mais son corps était bien équilibré et possédait sa propre grâce. Zang sourit, sa petite protégée était devenue une belle jeune femme même si elle se cachait toujours sous des attitudes garçonnes.

– C’est bon ? Si tu as fini de me reluquer, tu peux peut-être m’expliquer pourquoi tu l’as soutenu aussi longtemps ?

– Calme-toi ma fille. Je vais bien. Comment se porte le blessé ?

Pile secoua la tête. Après toutes ces années, elle n’avait toujours pas réussi à incorporer le calme de son mentor.

– Il est tiré d’affaire. J’ai donné des instructions à un guérisseur, et lui ai laissé le nécessaire pour de bons cataplasmes.

– Nous vivons tous les deux, j’ai donc bien fait. Apaise ta colère, je n’ai pas pris le risque volontairement. J’ai été surpris.

Zang arracha son regard des yeux noisettes de la jeune femme. L’eau chaude lui faisait du bien, mais avec ses vieux cartilages, sa position n’était autre chose qu’une invitation au torticolis.

– Tu vas rester barboter longtemps ou bien je vais déjà te chercher une serviette ? Le bassin d’à côté est chauffé aussi. Bien plus encore.

Zang sourit. Elle était toujours aussi impatiente. Mais elle avait raison, récupérer un peu d’énergie ne lui ferait pas de mal.

Pile attendait sa réponse. Elle ne savait trop que faire du silence du sénéchal. Il était toujours aussi relâché, étendu dans l’eau chaude dont… Il n’y avait plus de volutes de vapeur qui s’échappaient de l’eau. Elle regarda les parois carrelées du bassin. Des gouttes d’eau se formaient dessus. La température du bassin avait rapidement chuté, et la vapeur se condensait déjà.

Elle tourna les talons pour aller chercher une serviette pour son mentor. Il ne tarderait pas à drainer la chaleur du deuxième bassin ; il voudrait se sécher après.

 

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Yourisliva
Posté le 21/05/2020
Petite faute (je pense) : "L’homme allait [VIRGULE] penché sur sa monture, et ne fit rien pour la freiner lorsque ses sabots touchèrent les pavés de la route."
Je commence avec l'unique défaut que j'ai pu relever, mais il y a plus de qualités (autant finir avec les bons côtés).
D'abord, l'introduction du nouveau personnage Pile (au début je n'avais pas tilté que c'était son prénom -_-. Honte à moi) s'est faite avec fluidité, en tout cas j'ai bien eu les images en tête et quel plaisir de revoir le très cher Zang ! Reste à savoir pourquoi et comment le cavalier a été blessé. En tout cas, l'histoire se complexifie comme une amibe. Mais j'aimerais bien voir les fils de l'histoire se resserrer car l'intrigue se déploie beaucoup (je trouve) et ça peut perdre des lecteurs qui peuvent se noyer dans la masse d'informations et de ton univers. Il y a beaucoup d'actions, mais un peu indépendantes de la trame principale, je sais pas si tu vois où je veux venir. Ce n'est pas un défaut à proprement parler car j'aime ce genre d'histoires, mais les lecteurs les moins aguerris peuvent être rebutés.
Mart
Posté le 21/05/2020
Hmm, je ne pense pas qu'il faille ajouter de virgule à cet endroit, mais ça se discute.
Pour ce qui est de resserrer la trame... Je suis conscient de se défaut, et c'est en partie ça qui m'a poussé à mettre l'histoire en pause. Il faut que je réfléchisse à où je veux vraiment aller et ce qu'il est nécessaire de raconter pour cela.
Des idées, j'en ai en suffisance, pour cette histoire. Il y aurait moyen d'écrire un roman autour d'Yvan, des intrigues entre Picaglie et leurs voisins Sarquiau, et comment notre épéiste est pris entre son devoir et son amour pour Brinda. Mais ce n'est pas le but ici. Alors qu'est-ce que j'en raconte ? Je vous ai montré Yvan qui part avec Marfa, mais j'ai décidé de supprimer le récit des événements qui suivent.
Je pense que c'est surtout sur Will et Éliane que je dois me concentrer, mais je dois aussi donner des éléments de développement du monde, histoire que tout n'arrive pas "par magie" quand ça touchera un des personnages principaux.
Bref, tout ce que je raconte a son importance, mais je suis bien conscient que l'on ne voie pas toujours en quoi c'est pertinent pour "l'intrigue". Quelle est l'intrigue d'ailleurs ? Est-ce qu'un lecteur peut déjà la deviner alors qu'on a déjà bien avancé dans les chapitres ?
Je pense que c'est une histoire compliquée. J'adore les histoires compliquées, mais ça ne me rend pas la tâche facile, et, pour beaucoup de personnes, ce sera un défaut.
Pardon pour le pavé ^^'. À défaut de JdB, on s'exprime où on peut xD.
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