Le soleil brillait au-dessus des rues délavées de Cornude. La tourmente de la veille avait fait des dégâts : ici et là des tuiles brisées gisaient dans la rue. Kat n’en revenait pas que Will était sorti pendant qu’elle faisait rage, pire encore, qu’il s’était risqué sur les toits.
– Tu as de la chance de ne pas t’être brisé le cou...
– Tu appelles ça de la chance, j’appelle ça de l’agilité.
Will n’avait bien sûr pas mentionné sa glissade qui avait failli mal finir. Il l’avait lui-même déjà oubliée. Le réveil du notaire avait laissé une impression bien plus forte.
Ils étaient sortis de la grande maison pour aller ajouter le dernier butin à leur trésor, et Will venait de raconter son aventure à son amie. Ils remontaient tranquillement l’une des grandes artères de la cité, aveuglés par le soleil matinal qui se reflétait dans les flaques.
– Et ça valait les risques ?
Will lui avait déjà dit que la récompense valait la peine de passer par la cachette, mais il ne lui avait pas donné le montant exact.
– Oui, Garmesh a été généreux cette fois.
– « Généreux », on dirait que tu lui es reconnaissant de t’octroyer une part de ce que tu as rapporté toi-même…
– L’accord était que j’aurais droit à un dixième de ce que je rapportais, en plus de notre chambre et la nourriture. En plus, depuis que je travaille pour lui, tout le monde est habillé et chaussé correctement. Tu ne penses pas que ça vaut quelque chose ?
– Bien sûr que si, mais je ne vois pas en quoi tu as besoin de lui. Votre accord était qu’il t’apprendrait son métier et qu’en échange tu travaillerais pour lui pendant ton apprentissage. Il te donne encore des leçons ?
– Parfois oui… Mais où veux-tu en venir ? Tu voudrais partir ?
– Oui. Cette ville est presque aussi misérable que la vie que nous y menons. Rien ne nous retient ici, tu gagnerais beaucoup plus si tu travaillais pour toi-même. Ou avec moi.
Loin de sa colère initiale, la voix de Kat était presque suppliante. Et Will avait envie de lui faire plaisir, mais elle se trompait dans ce qu’elle affirmait.
– Rien qui nous retient ? Et tous les autres orphelins alors ? Tu penses que Garmesh continuerait à s’en occuper comme maintenant, si je rompais ma partie de l’accord ? Allez, Kat. On n’est pas si mal ici. On est logés, nourris, et puis on est ensemble.
– « Ensemble »… « Pas si mal »… Tu n’en as vraiment aucune idée, hein non ?
La voilà qui était de retour, cette froide colère, cette voix suintante de venin. Mais par-delà, Will sentit une immense tristesse. Il ne comprenait pas. Qu’est-ce qui la mettait dans un tel état ? Pourquoi lui en voulait-elle comme ça ?
– De quoi ? Explique-moi. Tu sais que je suis là pour toi…
– Vraiment ? Il me semblait que tu passais tes journées à observer ta prochaine victime… Ah et certaines nuits aussi. Tu as déjà pensé à ce que je faisais entre temps ? À ce qui m’arrivait pendant que tu courrais les toits ? Non. Sinon tu m’aurais demandé. Mais chaque fois tu ne fais que parler de tes propres aventures.
Sa tirade laissa Will muet. Il ne savait pas quoi répondre. Il était pris d’un sentiment d’injustice. Il n’avait jamais voulu faire de mal à personne, encore moins à elle. Comment pouvait-elle l’accuser ainsi ? Était-ce vraiment sa faute si elle n’était pas heureuse ?
– Je ne pouvais pas savoir…
Il l’avait balbutié, bien conscient de la faiblesse de son excuse. Il ne savait pas comment se justifier, comment lui dire ce qu’il ressentait, et il savait bien que sa réponse faiblarde ne la ferait qu’enrager plus encore. Alors, complètement perdu et au bord des larmes, il s’arrêta, la tira à lui et l’étreignit. Il s’ouvrit complètement à elle.
Elle allait reprendre sa tirade, trouver une réplique cinglante et laisser sa colère exploser. Au lieu de quoi elle se retrouva soudainement dans ses bras. Le lien s’établit directement, et elle se retrouva submergée par son incompréhension et son désarroi face à son attitude. Sa colère fut balayée en un instant, et elle s’effondra.
Il la sentit s’affaisser contre lui, et malgré qu’elle fût plus grande que lui, il la soutint, et la laissa sangloter contre sa poitrine. Elle était si fragile maintenant que son ire l’avait abandonnée. Sa mauvaise humeur avait été tout ce qui la tenait debout, et Will était épouvanté de découvrir ce qu’il y avait sous cette surface. Kat était tétanisée de peur. Ce qu’il avait ressenti la nuit précédente sous le bureau du notaire n’était rien en comparaison.
Elle se laissa aller contre lui, apprécia sa chaleur et sa préoccupation pour elle. Il avait resserré son étreinte à mesure qu’elle partageait sa peur avec lui. Elle sentit une goutte tomber sur l’extrémité de sa pommette. Elle releva un peu la tête pour voir son visage. Les larmes ruisselaient silencieusement sur ses joues.
Elle posa la tête sur son épaule et lui rendit son étreinte. Elle était contente qu’il soit là. Elle s’en voulait déjà de s’être emportée contre lui.
– Je suis désolée…
Elle l’avait articulé entre deux sanglots, près de son oreille.
– Moi aussi. Désolé de ne pas avoir été là.
Il hésita, puis décida de quand même poser la question, quoique précautionneusement :
– Si tu veux en parler, tu sais que tu peux me dire ce qu’il s’est passé, pas vrai ?
Elle le regarda en face et essuya ses larmes, un sourire incertain sur son visage. Elle frissonnait encore au souvenir des événements de la veille et répugnait à se les remémorer, mais peut-être qu’elle saurait mieux les affronter avec lui. Devrait-elle lui infliger ça ? Il le ferait sûrement pour elle…
– Je pense que je pourrais te montrer. Enfin, seulement si tu veux.
Will avait pu suivre toutes ses émotions, et ne savait trop que faire de cette crainte et indécision devant cette proposition. Il ne la comprenait pas d’ailleurs.
– Comment ? Enfin, c’est déjà passé, non ?
Elle hésita encore, ne sachant pas si elle avait même envie de tenter ce qu’elle n’était pas sûre de réussir à faire. Mais finalement, ses yeux encore rougis des pleurs plantés dans les siens, elle lui dit d’un ton ferme :
– Je peux revivre le souvenir avec toi.
Will déglutit. Qu’est-ce qu’elle lui proposait exactement ?
– Ici ? Maintenant ?
– Oui, je ne pense pas que cela prendra plus d’un instant.
Elle n’était pas encore sûre d’elle. Il le remarqua au sourire qu’elle lui fit : elle le voulait rassurant, mais il lui fit se demander qui d’elle ou lui elle cherchait à convaincre.
Mais il voulait comprendre ce qui arrivait à son amie, et elle n’avait pas l’air de vouloir lui en parler.
– D’accord, montre-moi.
Il l’avait peut-être dit trop vite. Les mots étaient sortis d’une traite, avant qu’il n’ait le temps de changer d’avis. Il ne savait pas si c’était du courage ou de la lâcheté, celle de n’oser choisir pour lui. La lâcheté de ne vouloir accepter sa peur.
Quoi qu’elle fût sur le point de lui montrer, ça l’avait fortement ébranlée.
Elle n’était pas plus à l’aise que lui. En plus de sentir toutes les émotions contradictoires qu’elle faisait naître en lui, elle bataillait contre la peur et le dégoût qui venaient avec les souvenirs de la veille. Elle lui était reconnaissante pour ses efforts, plus encore en sentant ses doutes et sa peur. Will était si courageux et fort… Bien plus qu’elle. Elle se demanda un moment comment il aurait agi à sa place. Le moment suivant, elle appuya son front contre le sien et laissa les images passer entre eux.
Will eut du mal à s’orienter d’abord. Les premières impression furent auditives et désagréables. Le bruit l’exaspérait. Les voix graves et rauques des hommes pressés autour des tables et contre le bar couvraient la sienne, et les bruits de chaises, de chopes s’entrechoquant, distordaient la beauté de ses accords. Personne ne lui prêtait attention. Et puis l’odeur ! La pièce commune de l’auberge était prise dans un épais brouillard gris qui n’avait rien à voir avec la météo au dehors. Au dehors résonnaient les rythmiques battements de la pluie et les hurlements du vent. Il aurait préféré se trouver à la merci des éléments que dans l’épaisse fumée des encensoirs qui montait jusqu’au plafond et lui écorchait les cordes vocales. Il espérait que l’odeur ne s’accrocherait pas à ses longs cheveux blonds.
Lorsqu’il acheva sa ballade, quelques yeux se levèrent vers lui, ainsi que de faibles applaudissements. Il s’était trompé : tout le monde ne l’ignorait pas. Il fit le tour de la pièce du regard, saluant les rares hommages d’un hochement de tête qui secouait ses larges boucles.
Les conversations reprirent rapidement, tous avaient de nouveau détourné leur attention de lui. Personne n’avait proposé de lui payer un verre ou un repas, ni même donné quelques pièces. C’était décevant.
Sa déception se transforma rapidement en méfiance lorsqu’il s’aperçut qu’une personne n’avait pas encore détourné les yeux de lui. D’allure tout à fait normale, il était même assez beau. Rien à voir avec tous ces hommes bedonnants au nez rouge.
Will n’avait jamais vu ce regard, et pourtant, il savait exactement ce qu’il contenait d’odieux intérêt. Non, lui ne savait pas, mais Kat à ce moment oui. Elle avait souvent surpris ce genre de regard lubrique posé sur les serveuses, mais sur elle ? Non. Un frisson la parcourut et il détourna le regard.
Il n’avait encore rien gagné, mais il ne voulait pas rester là plus longtemps. Le bruit l’opprimait, il avait l’impression que sa tête était une enclume sur laquelle s’abattaient en rythme les voix et les chocs. Il avait le souffle court. Les vapeurs ? Non, il était en train de perdre son calme.
Il se laissa tomber de son tabouret et commença à se frayer un chemin jusqu’à la porte. L’homme qui l’avait regardé n’était plus à sa place. Où était-il passé ? Il tournait nerveusement la tête, mais ne voyait pas grand-chose à travers la fumée, avec tous ces grands corps qui se bousculaient autour de lui.
– C’est moi que tu cherches, ma belle ?
Une main lourde s’était abattue sur son épaule, et il avait sursauté. Il chercha à se dégager et partir vers la porte, mais sa poigne était de fer.
– Tut tut, qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne me refuserais quand même pas ta compagnie ? Je peux te payer.
– Laissez-moi partir !
Sa voix était haut perchée, teintée de frayeur. Il essaya à nouveau de se libérer, en vain.
– Voyons, il fait moche dehors, je ne peux laisser une jolie jeune fille sortir seule par ce temps. Je payerai la chambre.
Il le saisit par l’avant-bras et commença à le tirer derrière lui. Il essaya de résister, mais l’homme était bien trop fort. Il chercha autour de lui un visage connu, une serveuse, le tavernier, mais ne rencontra que des regards indifférents ou souriant bizarrement, une lueur semblable à celle de l’autre homme dans les yeux.
– Lâche-moi ! Je ne veux pas !
Il avait crié. D’autres regards se tournèrent vers lui, mais personne n’intervint. Ses pieds trébuchèrent sur la première marche, ses genoux heurtèrent le bois dur de l’escalier. Son ravisseur le souleva pour le remettre sur ses pieds, mais s’arrêta à peine.
Il essaya encore de résister devant la porte, mais son frêle corps d’orpheline n’était pas de taille contre l’homme qui l’attira dans sa chambre. Il se retrouva dans les bras de l’étranger, complètement oppressé, loin de ressentir le réconfort habituel d’une étreinte. Ses bras battirent contre le torse musclé. L’homme le laissa faire. Il avait glissé ses mains le long de son dos, effleurant ses petits seins, pour empoigner ses fesses. Il les serra, les écarta, puis saisit le pantalon à sa ceinture et le baissa, emportant la culotte avec.
Les larmes dévalaient ses joues, il se sentait complètement impuissant. Les mots restaient bloqués dans sa gorge, mais il savait que des supplications auraient été bien inutiles.
Il le poussa sur le lit, l’y maintint d’une main alors qu’il baissait son pantalon de l’autre. Il fut brusque. Il sentit sa chair entrer dans la sienne. La douleur le déchira, et la connexion s’établit. Un plaisir sauvage comme il n’en avait jamais connu se mêla soudain à son épouvante, et il sentit l’homme tressaillir. Il se retira en hâte, trébucha en arrière, tomba le cul par terre, son pantalon autour de ses chevilles. Son incompréhension effleura Will, mais ne l’atteignit pas vraiment. Il restait allongé sur le lit, submergé par les émotions contradictoires et la douleur.
Will s’assit et tourna la tête vers le violeur. Celui-ci porta la main à son entrejambe, pris de douleurs qui n’étaient pas les siennes. Il recula, ses gestes manquant de coordination, son derrière s’écorchant sur le plancher irrégulier. Son visage témoignait de sa panique, mais lorsque son dos heurta le mur, il parvint à détacher son regard de celui de Will, et il s’enfuit.
Lorsque l’intérieur sombre de la chambre d’auberge laissa place au soleil éclatant qui brillait sur Cornude, Will était perdu. Tout tremblant, il resserra son étreinte autour de Kat. Il ne dit rien ; parler était inutile. Il ne s’était jamais senti aussi mal et il savait que Kat s’en rendait compte. Il ne comprenait pas bien pourquoi son sexe, pressé contre la jambe de Kat, était dur, mais aucun d’eux ne fit de commentaire là-dessus.
P.S. : Je pense qu'il faudrait ajouter une note au début du chapitre pour avertir de certaines scènes pouvant choquer la sensibilité d'autrui.
Ce n'est pas pour rien que le classement est +18, mais mieux vaut encore prévenir...
Est-ce que je peux te demander ton avis sur la dernière phrase ? J'ai beaucoup hésité à la laisser...
Merci d'avoir porté mon attention là-dessus...
Je trouve ton chapitre très réussi. Les émotions de tes personnages sont très bien retranscrites, le décor aussi ! La scène du souvenir de Kat était aussi bien faite, et l'on ressent autant son désespoir que celui de Will lorsqu'il va dans ses souvenirs.
Elle arrive quand la suite ? :P
Mince alors, j'avais rafraichi chaque jour ma boîte mail après avoir posté ce chapitre parce que je me disais que tu allais vite le lire... Et voilà que je vois que tu as bel et bien commenté mais qu'on ne m'en a pas averti!
Je suis content que le chapitre t'ait plu, j'avoue que je n'étais pas sûr de moi du tout pour certains éléments.
Là je planche sur l'histoire d'Yvan chez les Sarquiau pour un peu développer la situation politique. Il faudra que je chamboule un peu l'ordre des chapitres pour ça.
Quant à une date... Je te tiendrai au courant, mais pas avant le 5 juin en tout cas ;).