Un trio inattendu

Par Erwyn

Elias

A l’extérieur, le vent siffle contre la vitre, insistant, comme s’il voulait pénétrer dans la chambre d’Elias. Lui reste là, allongé, les yeux écarquillés dans l’obscurité, incapable de détourner son attention du tic-tac de l’horloge. Il serre la couverture contre lui, tentant de faire taire la brûlure qui pulse à son poignet. Une seconde de plus, encore une seconde qui le rapproche de l’aube… Ne pas y penser, ne pas penser… Mais la marque rouge, apparue il y a quelques jours, refuse de se laisser oublier.

Un frisson lui parcourt l’échine. Il ferme les yeux, espérant que le sommeil l’emportera et qu’il dormira sans rêve jusqu’au moment où son réveil sonnera. Mais à peine les paupières closes, la forêt rouge s’impose à lui. Le silence s’étire autour de lui. La forêt bouge lentement, comme si elle respirait à l’unisson avec son cœur. Les arbres tordus penchent leurs branches griffues vers la lune, suspendue comme une goutte de sang dans le ciel carmin.

Le vent chuchote, mais ce ne sont plus des mots : ce sont des souvenirs, des peurs, des promesses oubliées.

Elias avance, pieds nus, chaque pas soulevant une brume écarlate qui s’enroule autour de ses chevilles.

— Qui es-tu ? souffle-t-il, la voix à peine audible, perdue dans l’immensité du silence.

Pas de réponse. Mais il sent une présence tapie dans l’ombre, qui l’observe.

Une silhouette se détache du brouillard, ses yeux rouges le transpercent.

— Tu n’es pas seul, Elias.

Il recule, trébuche, tombe à genoux. Sa marque brûle comme si elle voulait sortir de sa chair.

— Que me voulez-vous ? crie-t-il, la voix brisée.

La silhouette s’approche, sa voix n’est plus qu’un murmure glacé. Elle est partout et nulle part à la fois :

—Suis les signes. Nous t’attendons.

Derrière la voix, un écho d’un autre millier : « Nous t’attendons, nous t’attendons, nous t’attendons… » suivit par un autre écho beaucoup plus puissant qui percute dans sa tête et le rend sourd à toute autre chose « Sylarem Sylarem Sylarem Sylarem Sylarem… »

Un éclair de douleur traverse son bras. Elias hurle, et tout s’efface. Il tombe dans un gouffre d’obscurité avant de se réveiller en sursaut, le front trempé de sueur, la main crispée sur la marque.

La lumière grise de l’aube filtre à travers les rideaux. La sensation du rêve s’accroche à sa peau, comme une brume qui refuse de se dissiper. Il enfile un sweat à manches longues, même si la chaleur de ce début d’été est étouffante. La marque continue de vibrer sous le tissu comme animée d’une volonté propre.

À l’école, il évite les regards et s’isole. Il ne répond pas en classe, tente de se faire le plus petit possible sur sa chaise. Sa marque le brûle de plus en plus, il a du mal à ne pas se gratter la peau. Ses professeurs s’étonnent de son attitude, lui qui, d’habitude, est si présent et si volontaire. Mais leurs remarques glissent sur lui. Elias est absent, il ne cesse de se poser des questions et dessine, sur ses feuilles de maths, des lunes rouges au-dessus d’un univers désolé de troncs tordus.

À la pause, Max s’approche, son éternel sourire en coin.

— T’es pas dans ton assiette, mec. Ça fait deux jours que tu planes.

Elias hausse les épaules et détourne le regard.

— J’ai mal dormi, c’est tout.

Max s’assoit à côté de lui, croque dans une pomme.

— Tu sais, si t’as besoin de parler… Je peux écouter, même les histoires de monstres sous le lit.

Un sourire, furtif, traverse le visage d’Elias.

— C’est plutôt des monstres dans ma tête, je crois.

Max le bouscule gentiment de l’épaule. Il est sympa et c’est vraiment un excellent copain mais il n’a que 16 ans tout comme Ilyas et n’est surement pas prêt à entendre tout ce que celui-ci a à dire.

— T’inquiète, c’est la saison des cauchemars. On survivra.

Elias force un rire, mais la brûlure sous sa manche lui rappelle que ce n’est pas si simple.

Le soir, il rentre chez lui, l’esprit embrouillé. Sa mère l’accueille toujours avec le même sourire, mais il détourne les yeux, incapable de soutenir son regard. Il fonce dans sa chambre, s’écroule contre la porte et laisse couler ses larmes en silence.

La marque sur son poignet est toujours là. Il a bien tenté de la faire partir : savons, désinfectant, alcool, même du papier de verre. Rien n’y fait. Peut-il en parler à quelqu’un ? Sa mère, un professeur ? Non… On le prendrait pour un fou. On risquerait même de le faire enfermer…

Le soir, il fixe toujours le plafond. Les programmes télé ne l’intéressent plus, ils ont été remplacés par les souvenirs de la forêt rouge, de la lune couleur sang, de la voix mystérieuse qui tournent en boucle dans ses pensées. Par la fenêtre, il voit la nuit tomber. Il lutte pour ne pas dormir, mais le sommeil finit toujours par l’emporter.

Dans ses rêves, la forêt devient à chaque fois un peu plus vivante. Les arbres ne murmurent plus mais parlent et les ombres dansent à la lisière de sa vision. À chaque fois, il sent une présence derrière lui, une chaleur étrange, presque familière. Il se retourne, mais il ne trouve jamais rien. Juste ce vide immense, menaçant et désespérant.

Elias a pris la décision d’explorer cet univers. Quitte à y rester coincé autant faire quelque chose de ce temps et il marche, longtemps parfois… A certains moments, il croit entendre des rires, des pleurs. A-t-il déjà été ici ? D’autres l’ont-ils précédé ?

A plusieurs reprises, il aperçoit la silhouette. A chaque fois, il tente de s’approcher mais elle disparait avant qu’il n’ait pu l’atteindre.

Un soir, un cri déchirant résonne. Il veut courir vers l’origine du hurlement, mais ses jambes refusent de lui obéir. Il se réveille, trempé de sueur, haletant. La marque est plus vive, plus douloureuse. Il a du mal à respirer, mais au fond de lui, il sent que ce cri est important, qu’il n’est peut-être pas seul.

 

Mireya

À des centaines de kilomètres, Mireya, 16 ans, se redresse d’un coup sous ses couvertures, le souffle court. Du haut de son appartement suisse, la chambre est baignée par la pénombre : les lumières tamisées de Lausanne dessinent des ombres sur les murs un peu comme des ondulations à la surface d’un lac. Son cœur bat si fort qu’elle croit l’entendre résonner dans tout l’appartement.

Dans la moiteur de la nuit, elle ressent encore sur sa peau le frisson du plongeon, la caresse de l’eau qui referme ses bras sur elle, ce cocon liquide où, chaque fois qu’elle s’immerge, elle se sent glisser dans un autre monde, protégé de la réalité et de ses tracas. C’est là, dans le silence sous-marin, qu’elle se sent invincible, presque libre.

Elle baisse les yeux sur sa paume : l’étoile pâle qui s’y est dessinée il y a peu reste discrète, timide mais bien réelle. Son esprit d’excellente élève cherche à rationnaliser, mais rien n’efface l’étrangeté du phénomène.

En fermant les yeux, Mireya revoit le lac noir de ses rêves, les vagues sombres, la sensation de nager loin sous la surface, de se perdre « dans un autre univers » comme elle le dit si bien. La silhouette debout au centre de l’eau l’attire à chaque fois, troublante et familière, comme si ses cauchemars cherchaient à lui transmettre un message secret.

— Il est temps. Rejoins-nous.

La voix résonne encore dans sa tête, douce mais impérieuse, remplaçant la quiétude de l’entraînement par une angoisse inconnue. Mireya plaque ses mains sur ses oreilles, cherchant à dissiper l’écho, mais rien n’y fait.

Elle se lève, titube jusqu’à son bureau pour inscrire l’heure sur son carnet : 3h14, le même chiffre chaque nuit, avec la régularité d’une horloge de compétition. Elle griffonne une bribe de sensation : “eau noire, silence, appel”.

De l’autre côté de la pièce, la porte s’entrouvre. Sa mère, attentive et prévenante, pénètre sur la pointe des pieds – elle a dû l’entendre crier sans s’en rendre compte, et son inquiétude grandit de soir en soir. Mireya a toujours été une élève brillante, passionnée de natation, aimée de ses amis, étrangère au harcèlement ou à la solitude, du moins à sa connaissance. Rien, en apparence, ne pouvait augurer de tels tourments nocturnes.

— Tout va bien, ma chérie ?

— Oui, encore un cauchemar, répond Mireya, tâchant de masquer le trouble dans sa voix. Ce n’est rien, que des mauvais rêves maman. Tu peux te recoucher.

Mais, au fond d’elle, Mireya sait que ce n’est pas un simple rêve, que tout cela va au-delà du rationnel. Elle voudrait croire à une cause “scientifique”, mais la marque est là : indiscutable, brûlante, et chaque nuit, elle lui rappelle qu’un autre monde l’attend, quelque part sous la surface.

 

Théo

Au fin fond de la France, Théo refuse de dormir. Il fixe l’écran de son téléphone, les yeux cernés. Il lutte depuis plusieurs jours contre le sommeil. Il a essayé divers trucs vus sur internet pour ne céder à la fatigue mais il finit toujours par s’écrouler.

Depuis quelque temps, ses rêves ne sont que chaos de lumière et d’ombre. Dans chacun, une étoile vacille au-dessus de lui, prête à s’éteindre.

— Tu n’as plus le choix, Théo.

Il pose ses mains sur ses oreilles, ne veut pas l’écouter, souhaiterait fuir, mais ses jambes sont lourdes. Il se laisse tomber au sol et se recroqueville en chien de fusil alors que la lumière s’éteint, il reste seul. Le corps animé de sanglots qu’il n’admettrait pour rien au monde devant personne.

Comme chaque fois, il se réveille en sursaut, souffle court. Sur sa poitrine s’étale une marque sombre, comme une brûlure.

Il serre les dents, refuse de pleurer. Déjà qu’il ne peut se retenir dans ses fichus rêves, il est hors de question de laisser couler une larme dans la réalité…

— Ce n’est rien. Ce n’est rien du tout, marmonne-t-il.

 

La fin de l’été approche. Elias, Mireya et Théo vivent chacun l’étrangeté de leur nouvelle existence d’une façon qui leur est propre.

Elias s’isole, Mireya cherche une réponse scientifique, Théo refuse la réalité.

Les marques ne disparaissent pas, les rêves reviennent, plus intenses, plus réels.

Parfois, Elias croit sentir la brise glaciale de la forêt sur sa peau, entendre les murmures du vent, voir la lune se colorer en couleur carmin alors qu’il est bien éveillé.

Mireya, chaque soir, scrute le ciel. Elle note, compare, analyse. Parfois, elle croit voir une étoile vaciller, comme si elle lui faisait un clin d’œil.

Théo, lui, se défoule à la salle de sport, tente d’oublier, mais la colère monte à mesure que le sommeil lui échappe. Un soir, alors qu’il rentre chez lui, il croise le regard d’une fille. Elle baisse les yeux, mais il sent un frisson. Est-elle, elle aussi, marquée ? O u son allure de mauvais garçon, sa barbe naissante et ses yeux injectés de sang lui ont-ils simplement fait peur ? Il pense devenir fou…

***

Une nuit d’août, Elias se prépare, comme chaque soir, à retrouver son rêve. Mais cette fois, dès les premiers instants, il sent que quelque chose a changé. L’atmosphère est différente : tout n’est pas rouge, des ombres et des nuances de gris se dessinent dans les contours du décor, et pour la première fois, il voit les reflets d’un lac sur la droite. Son regard est attiré par une silhouette… non, deux. Deux autres personnes. Il reste figé, le souffle coupé.

Il n’est pas seul.

Son cœur bat si fort qu’il en a mal à la poitrine. Il hésite à avancer et se demande s’il ne perd pas la raison. Les deux autres semblent aussi perdus que lui. Aucun ne parle, d’abord. Ils se dévisagent, hésitent à s’approcher, comme si un simple mot pouvait tout faire disparaître et les isoler à nouveau.

— Qui… qui êtes-vous ? réussit enfin à articuler Elias, la voix tremblante, presque étranglée par la peur.

Le silence qui suit est si lourd qu’il en devient presque douloureux. Les silhouettes se figent, comme si elles craignaient d’être des mirages. L’air autour d’eux vibre, chargé d’une électricité étrange, et chaque couleur du paysage semble hésiter à rester en place.

La première silhouette avance d’un pas incertain, la gorge nouée.

— Mireya… Je… je m’appelle Mireya.

Elle regarde sa main, la montre comme pour se prouver à elle-même qu’elle existe.

— Ma paume… elle est marquée d’une étoile.

Sa voix vacille, entre incrédulité et panique.

La seconde, plus massive, croise les bras, cherchant à se donner une contenance, mais sa voix est rauque, déformée, presque dure.

— Théo.

Il relève son t-shirt, dévoilant la marque sombre.

— J’ai jamais eu un rêve aussi… bizarre.

Il jette un regard à Elias, puis à Mireya, comme s’il craignait qu’ils disparaissent d’un instant à l’autre.

Un silence gêné s’installe entre eux. Chacun scrute les autres, cherchant un détail familier, une faille dans le décor, n’importe quoi qui aurait pu prouver qu’il s’agissait d’un simple rêve. Le sol semble onduler sous leurs pieds, et le clapotis du lac est trop net, trop présent, presque agressif à leurs oreilles.

— Vous… vous sentez ça aussi ? demande Mireya, la voix étranglée.

— Comme si… comme si on était coincés ici enfin dans un rêve sans jamais pouvoir en réchapper ?

Elias hoche la tête, incapable de parler. Il essaie de se pincer, mais la douleur est sourde, lointaine, comme à travers du coton. Il a l’impression que s’il crie, aucun son ne sortira.

— Je croyais devenir fou, lâche Théo, un rire nerveux lui échappant. Et maintenant… En fait, c’est encore pire.

— Ce n’est pas possible, murmure Mireya. On ne peut pas rêver la même chose, pas comme ça…

Un frisson parcourt Elias. Il sent une présence derrière lui, se retourne brusquement : rien. Mais l’impression persiste, oppressante.

— Dans l’un de mes rêves, une voix m’a parlé d’une école, souffle Mireya, comme si elle avait peur d’être la seule à l’avoir entendue.

— Vous… vous avez entendu ça aussi ?

Elias hoche la tête, les yeux écarquillés.

— Oui… et un nom… Sylarem.

Théo acquiesce, mais son visage se brouille un instant, comme s’il allait s’effacer.

— J’en peux plus de l’entendre celui-là… Sylarem, Sylarem, Sylarem… C’est qui ?!

 — Ou c’est quoi ? Lui répond Elias

— Vous savez, on devrait… essayer de se réveiller, propose Théo, la voix tremblante mais qu’il essaye de faire passer pour assurée. Vous avez l’air bien sympas mais je n’ai pas envie de rester coincés avec vous ici.

— Mais… et si on ne se revoit plus ? Et si tout ça disparaît ?

Mireya, les larmes aux yeux, sort un stylo de nulle part et griffonne son numéro sur sa propre paume.

— Si on se réveille… je crée un groupe. On doit rester en contact, sinon je vais devenir folle.

Ils se regardent une dernière fois, terrifiés, fascinés, incapables de savoir si ce qu’ils vivent est un cauchemar ou une faille dans la réalité. Puis tout s’efface, les laissant seuls, le cœur battant, la marque brûlante, la gorge encore nouée par la peur.

***

 

Mireya :
Salut… C’est Mireya. La fille du rêve. Je sais pas trop comment commencer ce message. Est-ce que vous allez bien ce matin ?

Elias :

J’ai failli ne pas répondre. J’espérais avoir « rêvé », stupide non ?

Théo :
Moi, j’essaie de pas penser à tout cela. J’vais courir, ça aide. Enfin… un peu.

Mireya :
Moi, je note tout dans un carnet. À 3h14 pile, j’ai entendu la voix cette nuit. Vous aussi, c’est toujours la même heure ?

Elias :

Je crois, oui. Ou alors c’est moi qui deviens fou.

Théo :
T’inquiète. Si t’es fou, on l’est tous.

Mireya :
Vous avez remarqué autre chose ? Des détails dans le rêve, un endroit, une odeur ?

Elias :
Le sol sentait le métal. Et y’avait des feuilles qui collaient aux pieds. J’ai détesté ça.

Théo :
Perso, j’ai surtout senti la trouille. Et le froid. 🥶

Mireya :
Je me souviens du bruit de l’eau, comme un lac. Et la lumière… bizarre, comme au petit matin.

Elias :

Vous pensez qu’on doit chercher ce “Sylarem” ?

Théo :
Pourquoi pas. Mais pas tout seul. Sinon, c’est mort.

Mireya :
On reste en contact. Si quelqu’un trouve un truc, il partage ici.
D’accord ?

Théo :
👌

Elias :
Oui.

Elias posa son mug de chocolat chaud sur le rebord de la fenêtre, observant le ciel. Une étoile semblait clignoter, ou était-ce juste son imagination ? Sur son téléphone, la conversation s’animait :

Mireya :
J’ai vu un reflet dans le lac cette nuit. Vous aussi ?

Théo :
Non. Juste du brouillard (et un froid de malade)

Elias :
… Peut-être. Pas sur…

Il sourit malgré lui. Il n’était plus seul. Dans la chambre voisine, sa mère avait mit de la musique classique. Il baissa le son de son téléphone, s’enroula dans sa couverture, et relut les derniers messages du groupe.

Théo :
J’vais courir demain matin. Si je rêve encore, je vous dis.

Mireya :
Bonne nuit les gars (et bon courage pour les cauchemars…)

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