Scrofulax Âmenoire, seigneur du Chaos, chevalier de la Mort et Chantre de l’Epouvante, dit « le Destructeur », était content.
C’était déjà là un fait remarquable. En effet, si Scrofulax Âmenoire, seigneur du Chaos, chevalier de la Mort, Chantre de l’Epouvante, dit « le Destructeur », était connu dans tout le royaume de Kaalos, ce n’était pas pour sa bonhomie. Poussé par son avidité et une insatiable soif de massacres, il avait dès son plus jeune âge écumé les flancs cendreux du Mont du Péril. En ces lieux il avait entamé son ascension de l’échelle de l’infamie. Commençant par de simples rapines, il avait peu à peu élargi ses opérations, recrutant monstres, acolytes et soudards en quête de sang ou de richesses. Bientôt, toute une calamiteuse cohorte de goules, gobelins, basilics et autre monstruosités se joignit à lui pour semer la mort et la désolation.
Mais cela ne suffisait pas à satisfaire l’ambition dévorante du seigneur des ténèbres. Aussi avait-il persisté, des décennies durant, dérobant des artefacts maudits, égorgeant des innocents, massacrant de vaillants héros et crevant les ballons des petits enfants qui croisaient son chemin. Sans relâche, il avait pillé, brûlé et salé la terre afin que jamais rien n’y repousse. Il avait scellé tant de pactes avec le Diable que ce dernier le contactait désormais chaque semaine pour prendre des nouvelles. La crainte que Scrofulax suscitait était si grande qu’il avait officiellement remplacé le croque-mitaine dans les histoires visant à effrayer les enfants désobéissants.
Repenser à tout cela mettait naturellement le seigneur du Chaos de bonne humeur. Pourtant sa bonne disposition d’esprit avait une cause plus immédiate que le souvenir de ses exactions passées : pour la première fois il possédait son propre repaire maléfique.
Bien sûr, il n’avait pas été sans toit depuis le début de sa malfaisante carrière. Il s’était déplacé sur tout le continent, logeant dans quantité de grottes humides, manoirs hantés et temples démoniaques divers. Toutefois, il s’était contenté de prendre ses quartiers là où d’autres avait propagé le Mal bien avant lui. Cette fois, c’était depuis son propre antre qu’Âmenoire sèmerait la désolation. L’accès à la propriété représentait une étape importante dans la vie des habitants de Kaalos et les seigneurs des ténèbres ne faisaient pas exception.
Scrofulax était particulièrement satisfait du fruit de ses efforts. Il avait choisi le lieu avec le plus grand soin. La localisation d’un repaire était capitale; elle devait refléter la noirceur de l'âme de son propriétaire, posséder un climat hostile à toute vie et son accès être suffisamment périlleux pour que seuls les aventuriers les plus courageux osent s'y rendre.
Conscient de tout cela, Âmenoire avait élu pour domaine les paysages déchiquetés des Pics du Trépas. Cette chaîne de montagnes ancestrale était rendu hostile à toute vie par ses nombreux volcans. Bien des superstitions avaient cours concernant ce lieu et le Destructeur comptait bien en ajouter quelques-unes de son cru.
Mais choisir l’endroit où établir son repaire n’était pas tout. Son apparence devait aussi faire naître la peur dans le coeur des innocents. Pour cela, Scrofulax n’avait pas ménagé ses efforts. Plus de deux milles esclaves gobelins sur les cinq milles attelés à la tâche avaient péri d’épuisement durant la construction du donjon. Pendant quarante jours et quarante nuits, ses sous-fifres avaient trimé sans répit sous les coups de fouet de leurs contremaîtres orcs. Et pour parachever son oeuvre, le seigneur des ténèbres avait mélangé leur sang au mortier pour tisser de terrifiants maléfices de protection.
Le résultat était à la hauteur de la cruauté du processus ; là où il n’y avait peu de temps auparavant qu’un amas de roches basaltiques se dressait à présent une titanesque tour de granit et de marbre noir. Telle un dragon de lave, elle se jetait à l’assaut du ciel, sa base allant en s’affinant pour se déployer en une profusion de flèches et tourelles criblées de meurtrières. En son faîte, les gardes du Destructeur arpentaient les nombreux balcons et chemins de ronde bardés de créneaux et mâchicoulis. En divers endroits stratégiques des balistes, trébuchets et chaudrons géants emplis de poix brûlante trônaient, prêts à défendre le bâtiment contre toute agression. Outre sa puissance défensive, le donjon présentait une esthétique macabre d’un goût exquis (selon son propriétaire en tout cas). Des vitraux dépeignant des scènes sacrilèges décoraient les salles les plus importantes et de grotesques gargouilles se juchaient partout où le crénelage le permettait. Enfin, des esclaves gobelins avaient judicieusement disséminé quelques toiles d’araignées et squelettes blanchis dans les couloirs du donjon.
Cependant, le clou de ce funeste spectacle reposait dans les douves emplies de lave en fusion. Larges de soixante pieds et profondes de plus de trente, elles alliaient beauté et létalité, entourant le donjon du Destructeur telle un écrin et l’illuminant d’une macabre lueur rougeâtre. Cerise sur le gâteau -empoisonné, bien sûr- la chaleur infernale et les vapeurs soufrées qui en émanaient rendaient l’air presque irrespirable. Tout dans le repaire de Scrofulax Âmenoire proclamait la terrible puissance de son occupant.
Sur son trône constitué d’un amalgame de crânes humains et d’épées de héros vaincus, le Chevalier de la Mort poussa un profond soupir de contentement. Un sourire rêveur erra quelques instants sur ses lèvres scarifiées ; c’était peut-être cela être heureux.
Soudain, il s’ébroua. Un seigneur des ténèbres ne devait point se complaire dans le bonheur. La joie était l’émotion des faibles. Glissant un regard furtif dans la grand-salle autour de lui, il vit cependant qu’il n’avait rien à craindre. Ses deux gardes du corps, deux ogres à la stature impressionnante, n’avaient rien remarqué. Fidèles à leur mission, ils fixaient du regard la gigantesque porte de la salle. En dépit de leur apparence de statues, ils étaient prêts à bondir sur quiconque oserait s’en prendre à leur maître.
Rassuré, Scrofulax se laissa aller contre le dossier de son trône. Joignant les doigts devant lui, il décida qu’il était temps d’ourdir de sombres plans. La construction de son antre avait requis de sa part tant de temps et d’énergie que cela faisait des semaines qu’il n’avait point ourdi. Or, c’était son activité préférée. Il était plus que temps de rattraper son retard.
Hélas, à peine avait-il eu cette pensée qu’il fût interrompu. La porte de la grand-salle s’ouvrit dans un crissement déchirant. Bien qu’elle fût neuve, il avait donné des instructions précises afin que les charnières émettent un grincement sinistre au moindre effleurement. Une silhouette recroquevillée émergea prudemment des battants monumentaux. Une longue oreille vert olive tremblota d'abord par l’embrasure, suivie quelques instants après par son propriétaire. C’était un vieux gobelin. Sa chevelure sale et grisonnante encadrait un visage couvert de verrues que rendait encore plus disgracieux une paire de bésicles aux verres épais comme des loupes. Il portait les haillons sales et déchirés correspondant à sa fonction de majordome du seigneur du Chaos. Se courbant si bas que son menton effleurait le dallage de marbre noir, il s’approcha de son maître avec sa démarche habituelle, c’est-à-dire en avançant de biais et à petits pas craintifs.
Âmenoire se renfonça dans son siège en soupirant. Bien sûr, dès qu’il commençait à ourdir, il fallait que Remugle vienne l’importuner. Il était cependant bien forcé d’admettre qu’il appréciait le vieux gobelin. Le majordome avait eu un autre nom autrefois mais le seigneur du Mal l’avait oublié. Il préférait « Remugle » ; cela convenait mieux à l’odeur méphitique qu’il dégageait. C'était cette qualité qui avait poussé Scrofulax à le choisir comme majordome. Dans ce rôle, le vieillard se montrait obséquieux, geignard et terrorisé par son maître: en somme, parfaitement à la hauteur du poste. Le seigneur du Mal l’appréciait tant qu’il lui avait récemment décerné le titre de « meilleur esclave du mois ». Il parvenait toujours à dégager un peu de temps pour le torturer en personne, mettant un point d’honneur à prendre soin de ses péons.
Achevant sa progression en crabe jusqu’au trône, Remugle se prosterna dans la position dite du « ver de terre », comme l’exigeait la coutume. Âmenoire dut tendre l’oreille pour entendre la voix étouffée de son serviteur, tant son visage était écrasé contre le sol: « Ô tout-puissant maître, ô seigneur de toutes bassesses, ô exterminateur des faibles, ô massacreur des preux, le misérable résidu que je suis n’est pas digne de venir vous importuner, ô bourreau de l’espérance, ô écraseur des petits orteils, ô…
-Allons, allons, l’interrompit Scrofulax, assez avec l’étiquette. Nous sommes entre nous. Redresse-toi, Remugle. Transmets ton message.
-Votre ignominie est trop bonne, chevrota le gobelin en se relevant.
-Je suis peut-être de bonne humeur mais surveille ton langage ou je demande au cuisinier de te faire servir en pâté-en-croûte pour les ouargues !
-Nooon, gémit Remugle en se jetant à nouveau sur le sol, je voulais dire « votre ignominie est trop mauvaise » ! Mes milles excuses les plus plates, ô puissant au-dessus des puissants, je ne suis qu’un infâme détritus indigne, une pitoyable moisissure, un étron insignifiant, une…
-Ca va, pour cette fois. Mais tu passeras à la salle de torture en sortant.
-Oh merci, merci, votre infamie.
-Oui bon, alors, ce message ?
-Et bien… ». Le majordome hésita un instant. « …et bien, vous avez un visiteur, votre sérénissime vilenie.
-Ah ? » Sous son heaume, Scrofulax Âmenoire sourit ; massacrer un innocent égaré était sa deuxième activité préférée, juste après l’ourdissage. « Dans ce cas, qu’on prépare la chambre d’écartèlement. J’avais justement envie de me distraire…
-C’est que…il y a un problème, ô votre voluptueuse abjection.
-Un problème ? Comment ça, un problème ? J’ai ordonné qu’on fasse réviser le chevalet la semaine passée !
-Le problème ne concerne point le chevalet, ô votre vénérable abomination.
-Et que concerne-t-il dans ce cas ? Parle !
-Le…le visiteur, ô votre terrifiante monstruosité.
-Le visiteur ? Quoi le visiteur ?
-Il ne veut pas.
-Il ne veut pas quoi ?
-Aller dans la chambre d’écartèlement.
-Je n’ai que faire des désirs d’un cul-terreux, tonna le chevalier de la Mort. Lorsque j’ordonne, j’entends qu’on m’obéisse ! Et j’ordonne que l’on envoie cet intrus dans la chambre d’écartèlement ! Alors, va, vermine, accomplis ma volonté ! Envoie la Garde Noire s’il le faut ! Presse-toi où je jure devant les Neuf Rois-Démons que ce sera toi qui finira sur ce chevalet ! »
Il peina à comprendre la réponse de son majordome pour deux raisons. La première était que le visage de Remugle était à nouveau aplati contre le marbre de la grand-salle. La seconde était que, sous l’effet de la terreur, le vieux serviteur parlait si rapidement et sur un ton si aigu que Scrofulax crut entendre le couinement d’une souris victime d'un sortilège d’accélération temporelle. Il parvint toutefois à en déchiffrer l’essentiel : « Ô seigneur du cauchemar, ô héraut de l’apocalypse, ô mon maître, je vous en supplie, retenez votre bras vengeur et épargnez la vie du misérable avorton que je suis car, en vérité, j’ai déjà fait mander la Garde Noire !
-Ah ! Alors qu’attend-t-elle pour m’amener l’intrus ?
-Et bien, la Garde Noire ne peut point amener l’individu devant votre horrifique éminence, car la Garde Noire n’est plus !
-Comment ?! vociféra Scrofulax. Tu oses me dire, pitoyable insecte, que ma garde d’élite, composée des pires vauriens que comptent les Quatre Terres, qui a pillé le temple des elfes de lune, ravagé les campagnes de Kaalos et massacré l’armée du roi Hectorus, serait tenue en échec par un inconnu sorti de nulle part ?
-Je n’ose rien, ô votre toute-puissante immondice, mais vous avez passé mon prédécesseur au supplice de la marmite d’acide suite à un mensonge et ma peau supporte déjà très mal le soleil… La…la Garde Noire a été défaite. »
Un silence de plomb retomba sur la grand-salle du donjon, uniquement rompu par le tapotement des doigts de Scrofulax Âmenoire sur l’accoudoir de son trône. Ignorant, les tremblements convulsifs de son serviteur gobelin, il réfléchissait.
C’était contrariant. Il avait fallu des années au seigneur des ténèbres pour constituer la Garde Noire. Dans le domaine du Mal comme pour tous corps de métier, trouver des employés qualifiés était une plaie. D’un autre côté, cela faisait bien longtemps que Scrofulax n’avait pas rencontré d’ennemi à sa hauteur. Le plus puissant avait été le roi des nains Irvar Marteldieu. Il brandissait Vengeance, son marteau de guerre légendaire, forgé dans les entrailles de Viirgaard, la Cité-Sous-Terre. Leur combat avait duré treize jours et treize nuits et avait été d’une telle violence que le sommet de la montagne sur laquelle il avait eu lieu avait été pulvérisée, prenant depuis le nom de « Mont Sans Tête ». La rage du combat, l’ivresse du pouvoir à son paroxysme, l’euphorie du triomphe…tout cela, se rendit-il compte, lui manquait.
« Soit ! éructa-t-il, faisant sursauter Remugle, qu’il en soit ainsi ! Si ce misérable se croit suffisamment puissant pour défier le Destructeur, je lui ferai personnellement payer son arrogance. Remugle, apporte-moi « Tranche-Âme ». »
C’est la première fois que je tente de lire une nouvelle version fantasy. Franchement, je ne regrette pas d’être tombé sur ton texte. J’ai adoré.
Cela me fait penser au donjon de Naheulbeuk. Avec ses audios qui m’ont tant fait rire.
J’ai tellement aimé ce seigneur du mal, son fidèle majordome (prêt à se donner corps et âme). Je suis obligé de t’ajouter dans ma liste à lire !!! J’ai hâte de voir qui est le gredin qui a poutré sa garde personnelle !!!
Bonne continuation,
Zao
J'ai bien aimé cette introduction. Le personnage est clairement dessiné, son caractère, son passé décrit rapidement, juste ce qu'il faut pour qu'on comprenne sans s'ennuyer. L’obséquiosité du majordome est très bien amenée et donne le ton.