Tranche-Âme et Garde Noire

Par Bibulk

Le majordome cessa soudain de trembler. L’air hésitant, il leva ses yeux gris vers son maître : « Tranche-Âme ? Votre glorieuse noirceur, êtes…êtes-vous bien sûr que cela soit nécessaire ?

-Apporte-la moi, te-dis-je ! »

Sans se faire plus prier, Remugle se redressa. Il porta ses doigts à sa bouche édentée et émit trois sifflements brefs.

Une douzaine de gobelins apparut comme par magie dans la grand-salle. Scrofulax, bien sûr, savait qu’aucune sorcellerie n’était à l’œuvre.  Il avait fait ménager de discrètes trappes dans les murs de la salle du trône. Elles donnaient sur d’étroites niches dans lesquelles se tenaient en permanence une petite troupe de serviteurs. Sur son signal, ils bondissaient hors de leurs cachettes et se précipitaient au service de leur maître. C’était un système très efficace. Il fallait simplement penser à faire sortir les gobelins de temps en temps pour leur faire prendre l’air. Âmenoire n’était guère méticuleux en cette matière et il était arrivé plusieurs fois que Remugle doivent évacuer les gobelins « périmés ».

Les congénères de Remugle formèrent un cercle autour de lui. Celui-ci donna une série d’ordre brefs dans sa langue et ils disparurent aussi vite qu’ils étaient venus. Pendant ce temps, Scrofulax s’était relevé de son trône macabre. Il épousseta distraitement les épaulières de son armure, pourtant d’une noirceur immaculée.

Cela ne lui prit qu’un instant mais, déjà, les esclaves étaient de retour. Ils portaient à bout de bras un grand objet allongé enveloppé dans un drap de velours noir. En dépit de leur nombre, ils progressaient avec effort, ahanant à chaque pas. Enfin, ils amenèrent leur précieux colis devant leur maître et déposèrent un genou à terre. Cérémonieusement, Remugle  écarta les pans de tissu, révélant Tranche-Âme.

Le seigneur des ténèbres prit quelques secondes pour contempler son épée: Tranche-Âme. Son nom-même faisait trembler tout Kaalos. Sa lame noire comme les abysses pouvait vaincre des armées, fendre des montagnes et abattre des dragons (et se révélait, de manière surprenante, très efficace pour beurrer des tartines ; mais c’était un atout dont le seigneur noir ne faisait guère la publicité). Il s’agissait sans nulle doute de l’artefact le plus maudit de sa collection pourtant bien fournie. Âmenoire sourit. Il avait trop peu d’occasions de s’en servir.

Il s’étira, faisant jouer les articulations de son cou musculeux. Il tendit sa main gantée d’acier noir vers Tranche-Âme et la souleva sans effort. Il effectua un ou deux moulinets afin d’en éprouver le poids et la vivacité puis, satisfait, posa le plat de la lame sur son épaule et marcha en direction de la grand-porte. Le sol de la salle tremblant à chaque pas, il déboucha sur le couloir et se dirigea droit vers l’ascenseur du donjon.

C’était une innovation à la pointe de la technologie, un luxe qu’il s’était offert durant la construction de son antre ; elle consistait en une grande cabine de fer forgée suspendue au bout d’une solide chaîne d’acier, elle-même reliée à un assemblage complexe de roues et d’engrenages en bronze. Activée par une vingtaine de gobelins, elle permettait de faire descendre la cage dans un tube qui grimpait de la base jusqu’au sommet de la tour.

Il pénétra dans l’espace métallique et tira la clochette qui indiquait à ses esclaves qu’il souhaitait accéder au rez-de-chaussée. Remugle se faufila, pénétrant dans l’habitacle juste avant que ses portes ne se referment. Au moment où la cabine se mettait en branle, un petit air de luth se fit entendre. Surpris, le seigneur des ténèbres se tourna vers son majordome : « C’est quoi ça ?

-Oh, bégaya le gobelin, c’est une petite surprise, de votre ingénieur en chef. Attendre dans l’ascenseur peut être fastidieux. Il a donc fait enchanter la cage pour qu’elle diffuse les derniers air à la mode en Kaalos afin de  divertir votre noirceur durant la descente.

-Ah oui ? Et bien dans ce cas, moi aussi j’aurais une surprise pour lui : à notre retour, tu veilleras à faire empaler cet imbécile. »

Remugle ouvrit la bouche mais ses bredouillements furent interrompus par un nouveau tintement de cloche. Âmenoire franchit les portes de l’ascenseur pour s’engager dans le grand couloir d’entrée. Il soupira ; il allait avoir cette stupide ritournelle en tête pour toute la journée.

Afin de détourner son esprit de l’obsédante mélodie, il s’adressa au gobelin qui trottinait à ses côtés : « Dis-moi, comment s’appelle ce héros ?

-Je vous demande pardon, votre ignominie ?

-Le héros, ce visiteur qui a l’impudence de me défier, comment s’appelle-t-il ? J’aime savoir qui je massacre.

-Oh et bien, il n’a pas donné son nom. Mais…je ne pense pas que ce soit un héros à proprement parler.

-Pas un héros ? Que veux-tu dire ? »

Remugle resta silencieux. Les rides de son front plissé trahissaient une intense réflexion. Après quelques secondes, ses épaules s’affaissèrent : « Il vaut mieux que votre perfidie constate la chose par elle-même. »

Derrière son heaume maléfique, Scrofulax haussa les sourcils. Il ne parvenait pas à déterminer s’il s’agissait d’une insolence passible de la marmite d’acide ou si le vieux gobelin devenait simplement gâteux avec l’âge. Peut-être était-il temps de se trouver un nouveau majordome.

Il fut coupé dans ses réflexions par un vacarme assourdissant de chaînes et de métal. Les battants de la colossale porte d’entrée du donjon s’écartaient devant lui dans un raclement de tombeau. Point de magie à l’œuvre ici non plus ; une petite armée d’esclave manœuvrait une machinerie complexe dissimulée dans les murs. Le seigneur des ténèbres cilla tandis que le soleil du milieu d’après-midi inondait le grand hall, révélant un macabre spectacle.

La mâchoire du chevalier de la Mort se crispa. Remugle avait dit vrai. La Garde Noire avait été taillée en morceaux.

Cette expression était à prendre au pied de la lettre. Les corps d’ogres, orcs et hobgobelins jonchaient l’entrée du donjon comme autant de fruits trop mûrs au pied d’un arbre. Tous affichaient une variété de plaies mortelles : cœur arraché, membres tranchés, entrailles répandues sur le sol…A trois pas de Scrofulax, la tête sectionnée d’une vouivre le dévisageait d’un air surpris. Cette stupeur se retrouvait sur les traits de tous les membres de la Garde Noire défunte ;  qui qu’ait été leur assassin, son attaque avait été fulgurante et sans préavis.

Au milieu de ce carnage se dressait une silhouette. Encore ébloui par le soudain afflux de lumière du jour, le seigneur des ténèbres leva la main pour se protéger les yeux. Attendant que ses pupilles s’habituent, il beugla à l’attention de ce qui n’était encore qu’une tache floue : « QUE CELUI QUI OSE DEFIER LE DESTRUCTEUR S’AVANCE !"

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ZAODJA
Posté le 25/02/2025
Salutations,

Mais quel bonheur de te lire. Comme tu es perfide avec le petit personnel !!! J’adore également le funeste destin de l’ingénieur en chef et sa petite mélodie qui potentiellement, te pourrit la journée.

Je crois que ta nouvelle va être bien trop courte à mon goût…

Eh hop, passons à la fin. Un combat épique pointe le bout de son nez. Bastons !!!

Zao
Nathalie
Posté le 11/02/2025
Salut Bibulk

J’aime bien quand le mal est aussi stupide. Cela explique sûrement pourquoi il perd. J’ai trouvé très drôle la blague de l’ascenseur.

Quelques coquilles :

Le seigneur des ténèbres pris quelques secondes pour contempler son épée
→ prit

qui grimpait de la base jusqu’au au sommet du donjon.
→ répétition de « au »
Bibulk
Posté le 18/02/2025
Merci pour ton retour et pour les corrections! J'ai beau me relire dix fois, il y a toujours des coquilles qui passent.
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