Une âme affûtée

 Ydone avançait comme une ombre usée par le poids des siècles, bien que son souffle n’eût compté que quarante années. Son corps flétri, emprisonné dans des drapés noirs qui absorbaient la lumière, trahissait l’avidité de son Don. Une avidité qu’il n’avait jamais su tempérer. Ses mains, longues et pâles comme des branches mortes, s’agitaient avec une lenteur étudiée, rappelant celles d’un marionnettiste cruel, prêt à tirer les fils d’une prochaine tragédie.

Son visage, creusé par des rides prématurées, portait les stigmates d’une existence où chaque jour marchandait son âme contre quelques gouttes d’ambition. Les yeux, eux, restaient intacts : deux éclats de verre froid, brillants de mépris et d’un calcul incessant.

Ydone n’était pas homme à s’encombrer de remords ou de doutes. La souffrance des autres, loin de le rebuter, l’amusait parfois, l’indifférait souvent. Pour lui, la vie humaine n’était qu’une essence à distiller, un combustible fragile à enfermer dans des fioles pour son propre usage. Et s’il se mouvait comme un vieillard fatigué, son esprit demeurait affûté, prêt à fendre le monde si l’Empereur l’exigeait.

Le souvenir de la fiole volée brûlait encore dans l’esprit de Ydone, comme une plaie impossible à refermer. Son pas lourd martelait ce constat humiliant : on l’avait pris de vitesse, lui, l’Émissaire, le maître des calculs et des pièges. La perte n’était pas qu’un simple affront matériel. Ce qu’elle contenait représentait des semaines de labeur patient, de subtilités qui lui avaient coûté bien plus que du temps — un fragment de sa vie, de son essence.

La rage, pourtant, restait muette. Ydone n’était pas homme à éclater dans une colère inutile. Sa cruauté était méthodique, glaciale, et cette colère-là, il la réservait à l’heure de la vengeance. Pour l’instant, il ruminait, tissant dans son esprit un réseau de certitudes : celui ou celle qui avait osé cet affront paierait, tôt ou tard.

Un frisson, imperceptible, glissa le long de son échine voûtée. Non pas de peur — il ne craignait que l’Empereur —, mais de cet étrange pressentiment qui accompagnait toujours les dérobades du destin. Les démons qui s’agitaient dans ces terres n’étaient pas à prendre à la légère. Leur ruse et leur audace avaient éclaté au grand jour, et Ydone savait que l’Empereur ne tolérerait pas une seconde défaite.

Il porta une main osseuse à sa tempe, massant doucement comme pour écraser une migraine naissante. Sa voix, basse et rauque, s’éleva dans le vide de la pièce où il s’était retiré :

— Des chiens. Rien de plus que des chiens qui aboient sous une pleine lune. Mais même les chiens méritent un collier.

Il ferma les yeux un instant, cherchant à recentrer ses pensées. Il fallait agir. Retrouver cette fiole, comprendre les failles de ses ennemis, et surtout, laver cette insulte dans le sang et la peur. L’Empereur n’attendait rien de moins que l’excellence, et Ydone, même usé jusqu’à la moelle, ne faillirait pas. Pas cette fois.

Il se redressa lentement, son dos voûté craquant sous l’effort. Ses yeux ternes, traversés de veines rougeâtres, scrutaient l’ombre comme s’il pouvait y déceler des réponses. Il avait vécu trop longtemps, vu trop de tours d’esprits retors pour croire à ces contes grotesques de démons surgis des enfers. Ces imposteurs, quelle que soit leur audace, n’étaient rien d’autre que des porteurs de Dons.

Cela, il en était certain. Il avait suffisamment d’expérience pour reconnaître les signes. Une intervention qui défie la logique, des faits impossibles à expliquer autrement qu’à travers les pouvoirs si rares et si précieux de ces élus maudits.

Ydone tenait une fiole entre ses doigts comme un précieux objet, une petite sphère de verre teinté d’un bleu profond. Le liquide à l’intérieur avait une teinte presque irréelle, une couleur qui paraissait changer à chaque mouvement. Il fixa la fiole un instant, un léger sourire effleurant ses lèvres marquées par l’âge. Ses doigts, aux ongles longs et finement taillés, pressèrent légèrement le col de la bouteille, et l’air se déchira lorsqu’il relâcha la pression.

Un léger éclat lumineux traversa la pièce, comme un souffle, un murmure d’une magie ancienne. Puis, en un instant, la prisonnière, réduite à une forme minuscule, apparut, tombant lentement au sol, émergeant du verre comme un insecte pris dans un piège, trop faible pour résister à la force du changement.

Elle se remit sur pied, se redressant en titubant, la tête haute et les bras tendus comme pour se défendre, bien qu’elle soit trop petite pour être une réelle menace. Ses yeux, d’une terreur pure, fixaient Ydone avec une inquiétude évidente. D'un ton bienveillant mais d'une froideur absolue il prononça :

— Ne sois pas effrayée, j’ai juste besoin de toi.

Il l’observa un instant, les bras croisés. Il aimait voir les choses se réduire, réduire la résistance, briser l’indépendance de chaque âme. Il se pencha légèrement vers elle, sa voix devenue plus douce, plus sifflante.

— Tu es si fragile dans cette forme... Mais tu as été utile à un certain moment.

Un petit ricanement s’échappa de sa gorge alors qu'il laissait le silence planer un instant, l’espace autour d’eux devenait tout à coup plus lourd.

Il tendit la main vers elle, les doigts se refermèrent autour de son corps frêle avec une facilité presque irréelle. Puis, il la força à avancer, sa démarche saccadée, douloureuse. Il voulait la sentir, la comprendre dans sa faiblesse. Le simple fait qu’elle n’ait aucune échappatoire, aucune possibilité de fuite, alimentait sa frustration, son mépris.

— Comment te sens-tu, petite chose ? Est-ce que tu souffres ? Ou est-ce que tu t’épanouis dans ton rôle de... jouet ?

Puis, guidé par sa frustration, mené par son sadisme, il appliqua à nouveau son souffle réducteur sur la malheureuse. Prise au piège d'une nouvelle fiole, elle ne put que sentir la chaleur du feu s'approcher.

Ydone observa un instant la petite silhouette tremblante, comme une créature inoffensive dans sa forme réduite. Un sourire cruel déforma alors ses lèvres alors qu'il la laissait glisser hors de ses doigts et la projeta sans ménagement dans le feu du foyer.

Un cri perça l'air, faible et strident, presque inaudible dans l'éclat des flammes et de la fiole. La petite forme se tordit sous la chaleur, se mouvant dans des convulsions frénétiques, sa peau se colorant de rouge vif, puis se noircissant alors que la combustion dévorait lentement sa chair.

La scène était sordide, la silhouette si frêle comparée à la violence du feu. Ydone se tenait là, impassible, observant avec une satisfaction malsaine la victime se consumer, comme une vulgaire volaille cuite au four. La chaleur dans la pièce semblait se distordre, le monde entier se concentrait dans cette agonie en silence. Les flammes engloutissaient la petite forme dans une lente danse de douleur, chaque mouvement dans le feu marquant un râle étouffé de plus, une supplication qui ne serait jamais entendue.

Ydone, sans hâte, se détourna une lueur de plaisir dans le regard. Ses pensées s'égaraient dans les bruits crépitants, les relents de chair rôtie, son esprit empli d'une satisfaction profonde, presque enivrante. La douleur de l'autre était la sienne, une symphonie de cruauté qui nourrissait ses ténèbres intérieurs.

Il laissait la vie s'éteindre ainsi, sans compassion, juste pour le spectacle de l'agonie. Rien n'était plus précieux que cette domination sur la vie et la mort. Rien, sinon l'accomplissement de son but.

Un sourire cruel se dessina sur ses lèvres alors qu'il observait les dernières volutes de fumée se dissiper, un sentiment d'accomplissement glacial l'envahissant. Bientôt, bientôt, ce seront eux qui brûleront ainsi, ces prétendus démons, comme de vulgaires carcasses, sacrifiées sur l'autel de sa volonté.

Dans la quiétude de ses pensées, L'Émissaire chercha dans les recoins sombres de sa mémoire, là où les souvenirs se cachent sous une brume épaisse. Il se souvint d’un murmure ancien, presque oublié, qui flottait entre les murs des citadelles, un écho ténu que seuls les érudits chuchotaient dans l’ombre. Ces mots, tout juste effleurés, parlaient de créatures impossibles. Des ombres, dit-on, qui se faufilaient à travers le tissu même du temps, comme des voleurs d'instant, aussi insaisissables qu'une brume matinale. On murmurait qu’elles pouvaient glisser entre les secondes, échapper à la perception humaine, comme des fissures dans la réalité. Et ces créatures, disait-on, n'étaient que des fables pour les faibles d'esprit, des histoires tissées par ceux qui cherchaient à expliquer l'inexpliquable.

Mais cette fois, ce murmure glissa de l’oubli à l’éveil dans l’esprit de L'Émissaire. Le mouvement de l’assaillant revenait sans cesse, une image obsédante, comme un fantôme refusant de se dissiper. Ce n’était pas la rapidité, ni la force qui marquaient cette attaque, mais quelque chose d’autre, quelque chose d’inconnu. Il se souvint du frisson que cela avait fait courir dans ses veines : la silhouette avait disparu d'un seul coup, comme engloutie par le vide, pour réapparaître ailleurs, l’espace lui-même avait été remodelé.

Là, tout à coup, la vérité éclata, éclatante et silencieuse. Ce qu’il avait pris pour un simple exploit de vitesse, c’était bien plus que cela. Ce n’était pas une simple agilité hors du commun. Non. Ces démons ne se contentaient pas de briser les règles de la nature. Ils les pliaient, les redéfinissaient. Et dans le tumulte de l’instant, une évidence s’imposa à lui : il n’avait pas seulement été attaqué par des créatures rapides. Non. Il avait été confronté à des êtres capables de tordre le temps, de s’y jouer, de se fondre dans l’ombre de son propre corps, invisibles à l'œil, insaisissables. Comme des fissures dans le monde lui-même.

Et dans cette révélation, L'Émissaire sentit un frisson parcourir sa peau, non plus de peur, mais d’une excitation froide. S’il pouvait les comprendre, ces créatures, s’il pouvait percer leur secret… Une image fugace effleura son esprit : l’Empire tout entier, aplati sous ses pieds, remodelé à son désir, comme une marionnette entre les mains d’un maître des fils invisibles.

Il songea alors aux légendes de ces ombres et aux traces qu’elles laissaient derrière elles. Ces démons, là où ils se sont déplacés, auraient laissé un vide, une distorsion, une ouverture dans le fil du temps. Des failles, de subtiles cicatrices dans l’espace. L'Émissaire savait que l'on pouvait traquer l’invisible, retrouver les traces laissées par ceux qui marchent entre les secondes. Il sourit alors, avec une lueur dans les yeux, la lueur d’un chasseur qui sait que sa proie, bien qu’échappant à l’œil, ne saurait échapper à son esprit affûté.

Une litanie s’élevait dans les ombres des rues, portée par des lèvres tremblantes et des souffles coupés : des démons, disaient-ils, silhouettes de ténèbres, avaient traversé la nuit pour y semer l’effroi. Ces mots glissaient d’oreilles en oreilles, des foyers misérables aux halles bruissantes, tissés dans la trame des peurs anciennes. D’ordinaire, il aurait balayé ces rumeurs d’un geste dédaigneux, mais cette fois, elles pulsaient avec une intensité qui embrasait sa rancune.

C’était dans ce filet de murmures que résidait sa piste. Comme un chasseur suivant les traces de proies invisibles, il savait qu’un mot imprudent, une allusion mal voilée suffiraient à éclairer leur passage. Il s’en ferait l’araignée, tissant un réseau de soupçons et de terreurs. Partout où ils avaient foulé la terre, des histoires émergeraient : la marque des égarés.

Dans la lumière vacillante du foyer, il saisit un éclat de verre et le porta à ses lèvres, murmurant à l’oreille du néant :

—Vous m’avez dérobé, mais vous avez semé vos propres chaînes. Je viendrai. Et cette fois, c’est moi qui scellerai votre sort.

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