Une fiole parakoïale

L'Empire triomphait. La tête du Parakoï, ce tyran déchu des Trois Pays, était désormais un gage d’humiliation, une promesse de pouvoir rendue tangible. Dans les plaines abandonnées du Parakoï, tout était tombé sous le joug de l’Empereur, et Ydone, l’Émissaire, s’était vu confier la mission de ramener cette preuve irréfutable de la victoire impériale. Une fiole renfermant la tête, réduite et précieuse, pendait à sa ceinture comme un trophée. Il ne doutait pas de sa réussite. L'Empire attendait, et l'Empereur n'était pas un homme à patienter.

Mais dans l'ombre des montagnes, loin des routes battues, une autre troupe se mettait en mouvement. Celle de Fil, Krone, et Bulle de Savon, en quête de cette même tête. Leur mission était simple : empêcher Ydone de l'emporter et récupérer le trophée pour eux-mêmes.

La traque commença loin du carrefour de Dounet, là où le vent soufflait fort et où les ombres des montagnes semblaient se fondre dans un bleu crépusculaire. La troupe des démons, plus silencieuse qu’un murmure, suivait une route parallèle, loin des sentiers habituels, en quête de leur proie.

Fil était aux aguets, son regard aiguisé scrutant chaque horizon, chaque mouvement dans la brume. Il connaissait ce terrain comme sa poche pour avoir sillonné les Trois pays toute sa vie. Ce n’était pas la première fois qu'il traquait quelqu’un. Son esprit, toujours vif, calculait les moindres détails : les odeurs, le vent, les traces laissées par les pas. Fil sentait encore l’écho des batailles passées, et l'empreinte de l’Empire qui laissait sa marque partout où il passait. D'une voix basse, presque chantante, comme une promesse murmurée, Fil annonça :

— Il passe par ici.

Il indiqua un point de la carte, son doigt effleurant la ligne sinueuse du carrefour de Dounet. Ce carrefour était une étape incontournable, un point de convergence entre les différentes routes principales menant vers l'Empire. L’Émissaire ne pourrait éviter ce passage.

Krone, qui marchait en silence derrière lui, haussait les épaules d’un air las, mais son regard, lui, ne quittait pas Fil. Il se souvenait bien de la dernière fois où ce dernier l’avait convaincu de suivre un plan aussi risqué. Mais cette fois, il n’avait pas d’autre choix que de suivre. Ses forces étaient minées par l’épuisement, mais une chose restait claire : il fallait agir rapidement.

— Et le temps... tu sais qu'il me faudra ralentir, Fil.

Il leva la tête, observant la brume qui s’épaississait à l’horizon.

— Pas question de ralentir, Gamin. On va devoir pousser jusqu’au bout.

Et ainsi, la troupe se remit en marche. Les sentiers étaient plus sinueux ici, et les montagnes s’élevaient abruptement, cachant la route qui menait au carrefour. Ils avaient pris un itinéraire moins fréquenté, comme s’ils avaient deviné que l’Émissaire, ce messager orgueilleux, s’attendait à des éloges, à des victoires publiques. Mais à leur grande surprise, il voyageait en silence, aussi discrètement qu’une ombre, évitant de se faire repérer par la foule et les éclats de gloire. La troupe de démons le suivait de loin, se fondant dans l’obscurité qui envahissait peu à peu le paysage.

Les jours passaient, marqués par une lente progression dans un silence presque religieux. Ils ne croisèrent personne sur la route, juste la nature, les bruits du vent dans les arbres et les lointaines montagnes qui semblaient se dresser comme des spectres. À chaque étape, Fil avait le sentiment que Ydone se rapprochait. Son esprit fourmillait d'idées, analysant sans cesse chaque mouvement, chaque indice. Il était à la fois tacticien et observateur, conscient qu’une erreur pouvait tout faire échouer.

Lorsqu'ils atteignirent enfin la crête, où la vue s’étendait sur la vallée de Dounet, ils s’arrêtèrent un instant, chacun de leur côté. Krone s'appuyait sur un rocher, le souffle court. Bulle de Savon, quant à lui, semblait hors de tout, imperméable à la fatigue. Il avait une capacité à ne jamais se laisser affecter par la marche, comme si le monde autour de lui n'était qu'une brise légère.

Le carrefour de Dounet était une petite intersection, perdue au milieu de nulle part. Les pierres de la route étaient usées par les passages, et la végétation s'était installée entre les fissures, comme si ce lieu était un carrefour de passage, mais sans plus. Fil se tourna vers Krone et Bulle, qui étaient arrivés un peu en retrait.

— Nous allons les avoir ici.

Le ton de Fil était calme, mais son regard trahissait une lueur d'excitation. Il savait que cette rencontre ne serait pas fortuite.

Krone hocha lentement la tête, bien qu'épuisé. Il savait que son Don le fatiguait de plus en plus. La fatigue se lisait sur son visage, mais il n’y avait plus de temps pour le laisser s’épanouir. Ils n’étaient plus qu’à quelques instants d’attraper leur cible.

La brume se levait en vagues sur le carrefour de Dounet, un voile pâle et mystérieux qui semblait avaler les sons. De l’autre côté de la route, la silhouette du carrosse de l'Émissaire se distinguait à peine dans l'épaisse vapeur. Les roues crissaient sur la terre humide, mais le bruit était étouffé, presque irréel, comme si le monde entier se retenait de respirer.

Les démons, eux, ne se faisaient pas d'illusions : ils savaient que c’était l'Émissaire. Chaque détail de son passage avait été minutieusement observé, chaque mouvement repéré. Fil, Krone et Bulle de Savon se tenaient dans les ombres des arbres, à quelques pas du carrefour, leurs silhouettes encapuchonnées noyées dans la brume qui effleurait les racines des vieux chênes. Fil, les yeux fixés sur l’ombre du carrosse murmura :

— Il ne s’arrête donc jamais ?

Krone secoua la tête avec un soupir. Il n'ajouta rien d'autre, concentré sur la lueur qui brillait faiblement à travers les rideaux du carrosse.

Bulle de Savon, insensible à la tension qui flottait autour de la scène, afficha un sourire figé qui n’avait d'autre effet que de rendre l’air plus lourd encore, comme si une ombre s’était étendue à son propre regard. Puis, sans un mot, il jeta un coup d'œil furtif à ses compagnons.

Les trois démons étaient immobiles. Le vent soufflait légèrement à travers les branches, mais tout semblait suspendu dans un silence de mort.

Le carrosse s’arrêta enfin, les roues grinçant dans un dernier souffle avant de se poser. Le silence pesant se fit encore plus dense. Ydone, dans sa grande voiture, ne se doutait pas que les ombres l’avaient déjà entouré.

D’un coup, Krone se leva légèrement. Il ferma les yeux un instant, comme s'il s'apprêtait à se perdre dans une brume plus profonde encore. Il tendit la main, se concentrant. Lorsqu’il rouvrit les yeux, un voile de lumière déforma l’espace autour de lui, comme une brume vaporeuse qui effleurait le sol.

Les trois démons disparurent en un instant, engloutis par cette brume marbrée. Là où ils se tenaient, il n'y avait plus que l’air glacé qui semblait être suspendu dans un battement de cœur. Ils réapparurent immédiatement à l’intérieur du carrosse, une simple onde de chaleur dans l’espace, un souffle dans le temps. Un instant avant leur arrivée, les portes du carrosse n’avaient même pas tremblé.

Bulle de Savon était le premier à apparaître, comme une ombre se glissant à travers le tissu du carrosse. Ses yeux glissèrent rapidement sur la fiole suspendue au côté du vieil Émissaire. Le sourire tordu qui ne quittait jamais son visage semblait encore plus prononcé, comme une inquiétante prédiction de ce qui allait se passer.

Krone et Fil suivirent, silencieux. Le premier, les yeux encore marqués par l’effort de son Don, paraissait moins agile, son corps courbé comme sous un poids invisible. Mais le Don de Bulle, qui, tel un manteau invisible, enveloppait les trois démons, leur permettait de se mouvoir avec une fluidité parfaite, dessinant en prime, sur chacun, un sourire démoniaque. Aucune fatigue, aucun poids. Tout glissait, et rien ne semblait les entraver.

Ydone, qui n’avait vu qu’un faible frémissement autour de lui, n’eut pas le temps de réagir. Ses yeux s’ouvrirent en grand, sa bouche entrouverte, mais il n'eut même pas le temps de crier. Il était trop lent, trop vieux, trop fatigué pour comprendre ce qui venait de se produire.

— Pas si vite.

La voix de Fil, glacée, s'éleva d’un ton presque ironique. Il s’approcha lentement du vieil homme, son regard brillant de malice. De son sourire figé, sortit cet avertissement.

— C’est nous qui décidons du sort du Parakoï. Dis à ton Empereur que le roi d'Outremonde n'abandonne pas les Trois pays. Nous sommes là, nous vaincrons. Loren n’est qu’un premier avertissement.

Krone, avec un souffle lourd, se plaça derrière Ydone. Il posa une main sur son épaule décharnée, et l’Émissaire, dans un dernier sursaut de lucidité, se tendit, mais il était trop tard. Il n’avait pas l'énergie de lutter. Ses muscles, comme ses pensées, étaient trop usés.

Bulle de Savon se pencha en avant, sans aucune précipitation. Il saisit la fiole délicatement, son sourire figé toujours là, implacable, comme un spectre. Il la tint devant lui un instant, observant la petite tête du Parakoï qui flottait à l’intérieur.

Un souffle, puis la scène se figea.

La lumière de la fiole brilla encore plus fort dans l’obscurité du carrosse, un vert étrange, lumineux, qui semblait traverser les âmes.

— C’est la fin.

Bulle murmura ces mots avec une tranquillité glacée, comme une sentence. Il tourna lentement la fiole, la passant d’une main à l’autre.

Les trois démons, implacables, s’étaient déjà emparés de leur prise, et la dernière illusion de l’Émissaire s’évaporait lentement.

***

Un refuge figé dans l'attente.

La petite maison, bâtie à flanc de colline, semblait à l’abri du tumulte du monde. La lumière dansante des flammes projetait des ombres vacillantes sur les murs de pierre brute, tandis que le givre commençait à tapisser le paysage au-dehors, noyant les bruits d’une nuit glaciale. L'été brûlant de quelques jours encore avait laissé place à un temps anormalement frileux pour la saison, à l'image de l'âme affaibli des Trois pays. À l’intérieur, le silence s’épaississait, presque palpable, rompu seulement par le craquement du bois qui se consumait lentement.

Velya se tenait droite, immobile comme une statue, face à la table encombrée de cartes et de rapports. Ses mains gantées effleuraient le bord du bois, mais son regard était ailleurs, ancré dans des pensées que personne n’aurait osé troubler. Elle n’appartenait pas à cette attente pesante. La Justicière était une femme d’action, de décisions, guère une spectatrice passive des événements. Pourtant, elle était là, à attendre ceux qui s’étaient aventurés là où elle ne pouvait les suivre.

Ombelyne, recroquevillée dans un fauteuil près de l’âtre, scrutait la silhouette de Velya. Le feu illuminait le profil sévère de la jeune femme, accentuant la ligne droite de sa mâchoire et l’intensité de ses traits. Ombelyne se réchauffait les mains au-dessus des braises, mais elle sentait bien que ce n’était pas la chaleur du feu qui la rassurerait. D'une voix presque timide et douce, elle murmura :

— Vous devriez vous asseoir.

Velya ne réagit pas, absorbée par le vide de la fenêtre fermée. Sa respiration régulière trahissait une maîtrise presque inhumaine, mais Ombelyne n’était pas dupe. Les nerfs de la Justicière, tendus comme une corde prête à rompre, se devinaient dans ses gestes mesurés, dans le léger tressaillement de ses doigts qui effleuraient maintenant le bois de la table. La Demoiselle ajouta, essayant de masquer son propre malaise derrière une légèreté feinte :

— L’attente ne vous va pas.

Cette fois, Velya releva légèrement la tête, ses yeux d’acier fixant un point invisible au loin. Elle répondit sèchement :

— L’attente est une perte de temps.

Ses mots claquèrent dans l’air, tranchants et définitifs. Elle tourna les talons, fit quelques pas vers la fenêtre, et ouvrit le volet d’un geste sec. Le froid s’engouffra dans la pièce, mordant les joues d’Ombelyne, mais Velya n’y prêta aucune attention. Elle scrutait les ténèbres, comme si elle espérait y trouver des réponses, ou peut-être une distraction à son propre trouble. La Demoiselle reprit, une pointe d'incertitude perçant dans sa voix :

— Ils savent ce qu’ils font. Du moins, j'ose l'espérer. Bien que farfelus, je ne sais comment, ils finissent par s'en sortir. Le destin s'amuse en leur présence.

Velya resta immobile un instant, le regard fixé sur le paysage. Puis, lentement, elle referma le volet. Elle revint vers la table, se tenant droite, implacable, face aux papiers éparpillés avant de déclarer d'un ton neutre :

— Krone sait ce qu’il fait.

Mais Ombelyne remarqua le mouvement infime de ses épaules, comme si le poids d’un monde invisible s’y était posé. Velya, cette figure froide et autoritaire, laissait pourtant transparaître une humanité bien dissimulée. Ombelyne chercha à alléger la tension et souffla :

— Moi aussi, j’ai confiance en lui.

Le silence reprit sa place. Velya tendit la main vers une carte, ses doigts hésitant à se poser sur le tracé des lignes et des frontières. Elle parla alors, plus pour elle-même que pour Ombelyne :

— Nous avons déjà perdu trop de temps.

Son ton était bas, presque murmuré, mais il vibrait d’une tension contenue. Elle releva la tête, son regard redevenu dur, brûlant d’une détermination glaciale.

— Une fois tout cela terminé, je retrouverai l’armée de mon père. Quelque part, ils se battent encore. Il reste des poches de résistance.

Ombelyne n’ajouta rien. Elle savait que Velya ne cherchait pas de réponse, encore moins de réconfort. La Justicière n’avait pas besoin d’un miroir, mais d’un champ de bataille. Ombelyne détourna les yeux vers le feu, se recroquevillant un peu plus dans son fauteuil. Elle murmura enfin :

— Alors attendons qu’ils reviennent. Ensemble.

Velya ne répondit pas, mais son immobilité prit un autre poids. Le craquement d’une bûche dans l’âtre rompit l’instant. Ombelyne se cala un peu plus dans le fauteuil, sentant que, malgré la tension qui flottait dans la pièce, quelque chose d’indéfinissable les reliait à cet instant précis.

Celui qui les accueillait dans ce refuge isolé était un homme d’une quarantaine d’années, au visage buriné par le vent et le froid, ses cheveux grisonnants encadrant un regard dur mais honnête. Résistant de la première heure, il avait refusé de plier le genou devant l’Empire, préférant se terrer dans l’ombre pour protéger ceux qui, comme lui, rejetaient la domination étrangère. Sa maison, simple mais robuste, avait autrefois servi de relais pour les Poignes du Parakoï, avant qu’il ne la transforme en havre discret pour les fuyards et les insurgés. Chaque recoin respirait une rusticité fonctionnelle : des étagères pleines de provisions séchées, des armes rudimentaires cachées derrière des tapis élimés, et une table massive marquée par des années d’usure. Mais ce qui frappait le plus, c’était l’aura de défiance qui émanait de lui, cette vigilance constante, comme s’il attendait à chaque instant l’arrivée de ses ennemis. Pourtant, malgré son air austère, il n’ avait pas hésité à tendre la main à ceux qui partageaient son combat, même à ces étrangers qui prétendaient défier l’Empire, surtout à la Justicière à qui il avait de nombreuses fois par le passé, ouvert ses portes.

L'hôte s'était absenté. Son absence résonnait dans la maison comme un souffle suspendu, une ombre mouvante qui continuait de vivre au-delà des murs. Dehors, sous la caresse glacée du vent nocturne, il s’affairait à ses œuvres invisibles, tissant dans l’ombre la trame fragile de la résistance. Peut-être portait-il un message secret à travers les chemins gelés, ou peut-être ajustait-il une cachette où l’espoir trouverait refuge. Sa présence manquait, mais elle habitait chaque pierre, chaque recoin, comme un murmure de révolte persistant, un battement de cœur que rien ne pouvait étouffer, un espoir encore frémissant que beaucoup n'avaient encore abdiqué.

Dans l'attente des ombres, la pièce semblait respirer à leur place, emplie d’un silence épais, comme si chaque recoin retenait son souffle. Velya restait debout près de la table, raide et impassible, ses doigts suivant distraitement les contours de la carte. Ses yeux glacés fixaient des points invisibles, des lieux imaginaires où son esprit aurait préféré être. Ombelyne, toujours nichée dans son fauteuil près de l’âtre, l’observait avec prudence, sentant que la moindre maladresse pourrait briser ce fragile équilibre. La voix teintée d'un mélange d’encouragement et d’incertitude, elle hasarda :

— Ils reviendront bientôt.

Velya ne répondit pas tout de suite. Elle semblait peser les mots d’Ombelyne comme on jauge le poids d’une arme. Ce n’était pas dans son tempérament de s’abandonner à de telles assurances. Sa posture rigide, son visage de marbre, tout en elle semblait crier qu’elle méprisait cette inaction forcée.

— Ce n’est pas eux qui m’inquiètent.

Ombelyne inclina légèrement la tête, attentive.

— Alors quoi ?

Velya tourna son regard vers elle, un éclat presque imperceptible dans ses prunelles froides.

— Le temps. Il file, et chaque instant passé ici à attendre me brûle.

Elle détourna à nouveau les yeux, fixant la carte comme si elle y cherchait une échappatoire. Ses doigts frémirent au-dessus d’une ligne tracée à l’encre noire.

— Mon père… son armée est quelque part. Chaque jour, chaque heure, des hommes se battent encore. Et moi, je suis ici, à… attendre.

Le mot sembla lui arracher une douleur sourde. Ombelyne hésita, cherchant les mots justes :

— Parfois, attendre est le plus difficile des combats.

Velya laissa échapper un rire bref, sans joie.

— C’est ce que disent ceux qui n’ont jamais tenu une lame dans leurs mains, ni vu leurs décisions peser sur des milliers de vies.

 Ombelyne se redressa, ses mains posées sur ses genoux.

— Je ne sais pas ce que c’est que d’être dans ta position. Mais je sais que Krone a besoin de toi. Si tu étais là-bas, avec cette armée, qu’est-ce qui te garantit que tu pourrais l’aider autant qu’ici, maintenant ?

Velya serra la mâchoire, son regard s’abaissant sur la table. Elle murmura presque pour elle-même :

— Krone…

Il y avait dans ce nom une pointe de regret, comme si chaque syllabe contenait une dette qu’elle ne pourrait jamais vraiment régler. Elle ajouta, sa voix adoucie par une mélancolie qu’elle s'efforçait de masquer :

— Je lui dois une vie meilleure. Une vie digne de lui, digne de ce qu’il était censé être. Et toi…

Elle releva la tête, son regard plus dur mais sans hostilité :

— Tu le sais aussi, n’est-ce pas ? Que tout ça ne peut pas être pour rien. Que rien ne doit entraver son retour dans les bonnes grâces.

Ombelyne, prise de court, détourna les yeux. Elle se mordilla la lèvre, son visage s’illuminant d’un bref éclat sous la chaleur du feu. Elle répondit simplement :

— Oui.

Elle ne savait pas si Velya percevait ses véritables intentions ou si elle lui tendait simplement un avertissement voilé. Mais dans cette réponse, elle mit toute la sincérité dont elle était capable, consciente que gagner la confiance de cette femme était bien plus qu’un enjeu personnel. C’était une clé, peut-être la seule, pour accéder à l’avenir qu’elle imaginait auprès de Krone.

Le silence reprit ses droits, lourd mais moins oppressant qu’auparavant. Ombelyne ramena ses jambes sous elle, tandis que Velya, toujours droite comme une lame, jetait à nouveau son regard par la fenêtre close. Au-dehors, la nuit s’étirait, et le vent semblait murmurer des promesses que ni l’une ni l’autre ne pouvaient encore comprendre.

Un fracas soudain brisa le calme pesant de la pièce. La porte s’ouvrit à la volée, heurtant violemment le mur, et le trio surgit dans un chaos de voix, de gestes et d’odeurs improbables. Fil, le premier à entrer, était couvert de suie, sa chemise déchirée révélant une épaule égratignée. Il arborait néanmoins un sourire triomphant, brandissant une petite fiole entre ses doigts comme un trophée.

— Mesdames, nous voilà revenus, non sans gloire ni panache !

Bulle de Savon entra à sa suite, l’air complètement insensible à l’état de ses vêtements détrempés. Ses bottes laissaient des flaques à chaque pas, tandis qu’il portait, sans aucune explication, une cage contenant une poule qui semblait étrangement calme.

— Je l’ai trouvée sur le chemin. Elle avait l’air... abandonnée.

Krone fermait la marche, essoufflé, les bras chargés de sacs dont le contenu indéfini semblait fuir par des trous béants.

— Fil ! Ce n’est pas le moment de faire des discours ! La moitié du village est peut-être encore à nos trousses !

Fil répondit en balançant la fiole dans sa main avec une désinvolture dangereuse :

— Ah, qu’ils viennent donc ! Qu’ils admirent le génie des démons qui défient les cieux et l’Empire d’un seul geste élégant !

Krone gronda, habitué aux facéties de son aîné :

— Élégant ? Tu as fait exploser un grenier entier, et on a dû fuir par une porcherie !

Ombelyne écarquilla les yeux tandis qu’une odeur douteuse envahissait la pièce.

— Par tous les saints, vous sentez la...

Fil la coupa sèchement :

— La victoire !

Velya, toujours debout près de la fenêtre, leur lança un regard glacial, mais un tressaillement à peine visible à la commissure de ses lèvres trahissait une pointe d’amusement. Elle demanda d'un ton sec :

— Et cette fiole, c’est quoi, exactement ? La tête du Parakoï ou un odieux maléfice inconnu en accompagnement ?

Fil s’approcha tendant l’objet vers la lumière des flammes.

— Ceci, chère sœurette, est une arme d’une puissance incommensurable... ou un poison particulièrement vicieux. Je n’ai pas encore décidé.

Krone se laissa tomber sur une chaise avec un soupir exaspéré, tandis que Bulle de Savon déposait soigneusement la poule sur la table, la fixant comme s’il attendait qu’elle parle. Velya marmonna en pinçant l’arête de son nez :

— Par les dieux, je vais finir par regretter de ne pas avoir rejoint l’armée de mon père.

Fil rétorqua en s'installant d'un air satisfait :

— Mais vous serez privée de notre charmante compagnie ! Et avouez-le, la vie serait bien moins divertissante. Si l'odeur vous incommode, usez de votre Don mais ne me privez pas en retour de cette essence victorieuse.

Le silence retomba, alourdi cette fois par l’odeur pestilentielle, mais la tension précédente semblait s’être dissipée, noyée dans ce tourbillon de désordre. Ombelyne, malgré elle, se surprit à sourire en coin, observant cette troupe aussi absurde qu’imprévisible, et Velya, bien que toujours raide, ne put réprimer un soupir résigné.

Fil posa délicatement la fiole au centre de la table, comme s’il venait de déposer une relique sacrée ou, au choix, une bombe à retardement. Tous les regards se fixèrent sur le minuscule récipient, et même la poule sembla manifester un certain intérêt en inclinant la tête. Fil débuta d'un ton grandiloquent :

— Alors, mes amis, mes alliées, mes... associés d’occasion, que faisons-nous de ça ?

Bulle décréta, l'air soudain sérieux :

— On casse.

Krone bondit presque de sa chaise.

— Hors de question ! On ne sait même pas ce qu’il y a dedans ! Et toi, avec tes idées farfelues, tu serais capable de nous transformer en crapauds géants ou pire, en... en...

Il chercha une comparaison désespérément effrayante. Fil ajouta avec un sourire malin :

— En fonctionnaires impériaux.

Bulle de Savon soupira en croisant les bras :

— Vous manquez de vision. Imaginez la scène : la fiole explose dans un nuage mystérieux, et là, BAM ! La tête du Parakoï trône sur cette table, aussi vivante qu’elle peut l’être dans sa condition, en train de pleurnicher pour sa vie.

Ombelyne, qui sirotait un thé jusqu’ici paisiblement, manqua de s’étouffer :

— Vous ne pouvez pas sérieusement envisager de garder une tête sur une table !

Fil haussa les épaules et rétorqua :

— Pourquoi pas ? Ce serait un excellent centre de table. Festif, même.

Krone ne put s'empêcher de rentrer dans le débat :

— Festif ? Festif ? Tu m’expliqueras ce qui est festif dans une tête posée en guise de pintade à partager !

Fil se tourna vers Velya, qui avait jusque-là observé la scène avec son calme habituel, les bras croisés.

— Qu’en dis-tu, sœurette ? Gloire immédiate ou attente stratégique ?

Elle pinça les lèvres, pesant soigneusement ses mots.

— Nous ne savons même pas si cette fiole contient véritablement la tête du Parakoï. Peut-être qu’il n’y a qu’une illusion, un leurre pour les fous qui auraient l’idée saugrenue de...

Son regard glissa vers Fil, clairement visé par cette remarque.

— ... casser une fiole sans réfléchir aux conséquences.

Fil leva un doigt comme s'il avait découvert une vérité universelle :

— Ah, mais c’est là tout l’intérêt de la chose ! Les grands stratèges prennent des risques.

Krone quant à lui, marmonna placidement :

— Et les imbéciles finissent avec des éclats de verre dans les mains.

Bulle de Savon, lui, fixait toujours la fiole avec une fascination quasi-enfantine.

— Si ça se trouve, dedans, c’est pas la tête du Parakoï. Peut-être que c’est autre chose, un truc... extraordinaire. Comme une potion pour devenir invincible.

Là encore, Krone répondit laconiquement :

— T’es déjà invincible.

Bulle de Savon répondit dans un haussement d'épaules :

— Ah oui, tiens, c’est vrai. Dommage.

Fil, le menton appuyé sur sa main, tapotait la table de ses doigts.

— Bon, faisons un vote. Qui est pour un geste prodigieux et symbolique ?

Il leva immédiatement la main, suivi, à la surprise générale, de la poule qui battit une aile comme par mimétisme.

Ombelyne, excédée, planta son regard dans celui de Fil.

— Vous ne pourriez pas, juste pour une fois, réfléchir avant d’agir ?

— Réfléchir ? Moi ? Quelle idée ! Ce serait trahir mon personnage.

Velya, fatiguée par le débat, leva une main pour exiger le silence.

— Nous la gardons. Nous trouverons une utilité à cette fiole, ou au moins quelqu’un d’assez désespéré pour nous l’acheter à prix d’or. En attendant, elle reste intacte. C’est clair ?

Son ton autoritaire coupa court à toute objection, même celle de Fil, qui, pour la première fois depuis longtemps, se contenta de hausser un sourcil.

— Très bien, très bien. Mais si un jour nous trouvons un usage prodigieux pour cette fiole, vous saurez où me trouver pour en discuter.

Krone grommela, la boutade dans le ton :

— Pas dans une porcherie, j’espère.

Et la pièce éclata en rires, malgré les odeurs encore tenaces et les flaques qui, inexorablement, continuaient de s’étendre.

 

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