Heureusement, sa tante semblait trop choquée pour réagir de la sorte.
« Ventre-Saint-Gris, toussota la cousine Églantine. Mais c’est répugnant ! Je ne puis en supporter davantage.
— C’est nous qui avons exigé de tout savoir, s’indigna Garance dans un apparent sursaut de conscience. Quant à toi, Maman… Ne t’avise pas de juger notre cousin. Tu n’as pas démérité dans ta jeunesse ! J’en suis la preuve vivante.
— Je ne comprends pas, songea à voix haute Grand-Mère Marjolaine. Comment a-t-elle fait pour avaler… une chose pareille ? Et pourquoi ? Ça ne m’a jamais paru très nutritif, ce truc-là.
— Ne t’inquiète pas pour ça, soupira Marguerite. Il est temps de reprendre tes cachets, Maman. »
Une main offusquée sur la poitrine, Véronique se désintéressait enfin de son neveu.
« Bon, conclut-elle sans le remercier. Je suppose qu’à la lumière de ces informations… Un enfantement n’est pas à l’ordre du jour. Cela règle au moins la question.
— Moi je suis triste pour Hyatt, hésita la petite Anthéa qui avait toujours un mot gentil et maladroit pour chacun. Je suis sûre qu’il ferait un très bon papa, même pour un poisson. »
La tante Jasmine éclata d’un rire nerveux.
Maintenant que la tension de Véronique était retombée, chacun y allait de son commentaire. Hyacinthe aurait préféré partir, mais ses semelles étaient toujours engluées au sol par une force invisible. Seule Azalée croisait les bras sans mot dire ; lorsque son cousin la fusilla du regard, elle s’apeura. S’imaginait-elle qu’il l’avait oubliée, cette rapporteuse ?
Au bout d’un moment, le vacarme fut interrompu par des éclats de cuillère. En tapotant la porcelaine de sa tasse, dans un effet d’annonce, Camélia Sceau-Houillon réclama l’attention de chacun… puis s’égaya :
« Merci, cher cousin… pour cette rafraîchissante honnêteté. Notre grandissime suzeraine pourrait prendre exemple sur toi. »
Puis elle se retourna pour zieuter l’arrière de sa chaise, et ainsi tancer sa rivale de toujours d’un ton goguenard :
« Voyons ! Dis-lui pourquoi nous sommes véritablement ici, Véro. C’est toi qui louvoies depuis tout à l’heure…
— Je ne vois pas de quoi tu parles, se récria sa cousine germaine.
— Pauvre folle ! Tu te crois maligne à rabrouer ainsi ton neveu ? Tout le monde voit bien ce qui t’intéresse, au fond… La séduction fonctionne dans les deux sens, ma chère. Tu espérais secrètement que ton Hyacinthe ait engrossé cette sirène, n’est-ce pas ? Ce sont les pouvoirs surnaturels d’un tel hybride qui t’intéressent. Cela fait longtemps que le convent des Sceau tente d’apprendre le nom d’une démone des mers, en vain… Je suppose qu’un demi-dieu, en guise de rejeton, constituerait un lot de consolation satisfaisant pour ta lignée. Et une façon de dominer la mienne !
— Tais-toi, l’avertit Véronique dont les narines s’étaient rétrécies en fentes. Tu dépasses les bornes, sorcière…
— Mais voilà, l’ignora Camélia sans perdre sa bonne humeur. Tu as élevé un petit puceau pas dégourdi. Il n’a pas su saisir l’opportunité qui s’offrait à lui, cet imbécile ! Quand repassera la prochaine sirène sur les plages de Virgade, Véro ? Dans cinquante ans, cent ans ? Admets-le… Tu voulais nous impressionner, nous, les brebis galeuses de Précipe ! Mais tu as loupé ton coup.
— Qu’elle SORTE, gueula Véronique à la ronde. Elle et sa SMALA DE MALHEUR ! OUSTE !
— Mais il pleut à torrent, protesta Azalée.
— JE. M’EN. MOQUE. SORTEZ TOUTES ! DEHOOORS !!! »
Les mégères ne se firent pas prier. Tandis que leurs dix chaises râclaient le sol, Hyacinthe sentit ses pieds se détendre. Il parvenait de nouveau à remuer les orteils ; sa tante venait de lever le mauvais sort, probablement par inattention. Maintenant, elle se saisissait de la nappe dans un grognement de rage. Tout en se relevant, Hyacinthe la vit tirer sur cette toile pour en balancer la vaisselle… Le maté se répandit au sol, dans un millier d’éclats d’émail. Véronique éructait des reproches sans queue ni tête à l’égard de sa parentèle.
Hyacinthe n’en avait cure ; il se dirigeait déjà vers l’extérieur.
Il n’eut pas un mot pour les femmes qui rattachaient leurs châles dans le vestibule, ne prit pas même un couvre-chef à la patère ; la seule idée de rester une seconde de plus dans cette baraque lui était devenue insoutenable.
Seule Azalée le suivit. Hors d’haleine, elle parvint à le rattraper sur la lande des Falaises Jaunes. La pluie battait déjà leurs visages : drue, glacée, intransigeante. Foutée par le vent qui maltraitait les volants de sa robe, Azalée hélait son cousin :
« Hyatt… Mais enfin, attends ! Où vas-tu ?
— Chez mon père, maugréa celui-ci. Pour de bon. Je récupérerai mes affaires plus tard… Ne me suis pas.
— Tu es malade ! Il ne faut pas…
— TA GUEULE, aboya-t-il tout en se retournant vers elle. Tout est de ta faute. Après ce que ton frère a subi, me faire un coup pareil !
— Non, s’obstinait-elle d’un air désolé. Je ne voulais rien de tout cela…
— Mais bon sang, tu SAVAIS ce qui allait se passer ! C’est ta mère, bordel…
— Je… Je n’ai pas pensé à mal…
— MENTEUSE. Tu voulais te faire bien voir. Tu sais quoi ? Je commence à comprendre pourquoi Narcy t’en veut… Tu n’es qu’un cafard, Zal. Toujours à rejeter la faute sur les autres ! »
Azalée porta la main à sa bouche, choquée… mais ne trouva rien à répondre. Hyacinthe lui accorda un dernier regard de rancœur… puis il s’en alla.
Il ne revint pas au manoir des Sceau le lendemain, ni le jour suivant ; d’une part parce qu’il avait la grippe, mais aussi, certainement, pour ne pas céder aux multiples remontrances d’Azalée :
« Tu insultes notre convent, notre suzeraine… Maman ne l’oubliera pas de sitôt ! Et si elle te le faisait payer ? »
Hyacinthe s’en fichait. Ce chapitre de sa vie était bel et bien terminé.
Heureusement, son père l’avait hébergé sans protestations depuis lors. Philibert Aubrin n’avait pourtant guère de place chez lui. Moins d’une lieue séparait son domicile du manoir, mais les deux lieux n’offraient pas le même confort. La chaumière paternelle ne disposait que d’une grande salle commune, d’une casemate séparée pour la toilette et de bâtiments pour les bêtes. Lorsque Philibert avait épousé Dahlia Sceau, vingt-et-une années plus tôt, beaucoup avaient crié à la mésalliance : la fille des plus riches commerçants du village méritait mieux qu’un humble ouvrier agricole ! Aujourd’hui Philibert avait dormi sur une natte de jonc, malgré ses rhumatismes, et insisté pour offrir à son fils le grand lit au matelas de paille, le temps qu’il couvât sa maladie. Hyacinthe s’en voulait un peu… mais cela faisait trop longtemps qu’on ne s’était pas occupé ainsi de lui.
Dès la fin de sa convalescence, il se remit donc au travail tel un acharné : en partie pour remercier son père de cette hospitalité, mais aussi pour ne plus repenser aux évènements des derniers jours. Le souvenir de son amante marine le hantait autant que les vilénies de sa famille maternelle. Petit à petit, le goëmon s’accumulait dans les charrettes : la récolte était bonne, ce mois-ci, de même que la pêche à pied… Même si ces incessantes tempêtes ne facilitaient pas la tâche. Il fallait s’acquitter de cette besogne au plus vite, car les moissons commençaient le mois suivant : les ouvriers n’auraient alors plus le temps de parcourir les plages.
Le père n’avait, tout ce temps, posé aucune question à Hyacinthe sur les motivations de son départ. Philibert Aubrin, qui n’avait jamais été du genre prolixe, n’évoquait les sujets fâcheux que d’une manière oblique. Un jour vint, cependant, où il se jeta à l’eau. Lui et son fils étaient occupés à jeter des poignées de varech séché dans un de ces fours extérieurs qui parsemaient la côte ; dans les tranchées tapissées de pierres, les algues se réduiraient en lave puis en cendres. Le vent, en cette fin d’après-midi, portait la fumée au loin. Tandis que Hyacinthe remuait la mixture à l’aide d’un pifon, Philibert, appuyé de deux mains sur sa bèche, se lança :
« Ta tante Marguerite m’a payé un pot à la taverne, hier.
— C’est gentil de sa part, marmonna Hyacinthe qui l’avait vu arriver avec ses gros sabots.
— Apparemment Zal et toi avez aperçu une sirène, il y a une semaine ?
— Une naïade, le corrigea son fils d’un air sombre.
— Ah, pardon… Je ne connais pas ces choses aussi bien que toi. »
Hyacinthe cessa son manège, dévisagea son interlocuteur. Les yeux de son paternel brillaient d’intensité, et sa barbe, pourtant fournie, ne cachait rien du sérieux de son expression. Hyacinthe soupira… Philibert Aubrin ne lâchait jamais l’affaire lorsqu’il fallait mettre les choses à plat…
« Tu as bien fait de la cacher, décréta son père avec une fausse légèreté. C’était courageux.
— Merci », opina Hyacinthe qui sentait ses joues rosir.
Enfin il obtenait un peu de reconnaissance à ce sujet ! Philibert, pensif, continua :
« Enfin… je suppose que tu as toujours été vaillant. Timide, certes. Mais vaillant. C’est peut-être pour ça que tu plais aux filles.
— Tu délires ? Je ne suis pas populaire pour un sou.
— Il me semble pourtant que tu obtiens des résultats. »
Hyacinthe rebaissa derechef ses yeux vers le sol. Tante Marguerite n’épargnait décidément aucun détail dans ses commérages… Son père dut remarquer sa gêne, car il ne s’éternisa pas sur ce sujet.
« Il y avait ce type que je connaissais dans le village, devisait-il tout en bêchant les laminaires. Lui aussi, il avait eu sa petite histoire avec une sirène, dans le temps… Ça s’est beaucoup plus mal terminé, mais elle est repartie dans les flots. Il y en a toujours une qui dérive vers les côtes de Virgade et s’y échoue, à peu près à chaque génération… Mais ce n’est jamais la même. Quoique…
— Quoique ? »
La déception mélancolique de Hyacinthe, exprimées en un souffle, avaient dû se voir ; car son père lui adressa un petit sourire compassionné, et tenta de le ménager :
« Une sirène, ce n’est pas une femme… C’est une vague, fiston ! Rien qu’une vague. Qui se forme et se déforme au gré du vent, en changeant de forme et d’apparence à chaque fois… Mais en oubliant tout ce qu’elle a été auparavant. Il y a dix mille vagues par marée… ou une seule. Ça dépend du point de vue, comme on dit.
— En oubliant, répéta son fils avec effroi. Tu es sûr ?
— Et pourquoi pas ? Ta future femme t’oubliera aussi, lorsqu’elle rejoindra l’obscurité de la mort. Ne le prends pas personnellement. »
Un ange passa. Hyacinthe, assis sur la lande, accusait le choc.
Mais quelle buse il avait été ! Les divinités ne connaissent ni le Bien ni le Mal… Elles n’étaient pas capables d’aimer, en tous les cas pas au sens où l’entendaient les mortels. Véronique et toutes les sorcières du convent l’avaient pourtant prévenu maintes fois de ce fait, durant son enfance !
Hyacinthe s’encercla les genoux des bras. La brise fouettait son visage, telle une gifle. Il aurait dû passer à autre chose, oublier cette aventure sans lendemain… Mais c’était plus fort que lui, il devait savoir. Au bout d’un moment, il interpela Philibert :
« Pourquoi elle revient toujours ?
— J’en sais rien, avoua son père sans cesser de travailler. Mais bon, c’est une déesse de la mer… Peut-être qu’elle est amoureuse de la côte de Virgade, justement. Alors elle cherche à retrouver son estran préféré… à retomber amoureuse d’un homme du coin. C’est logique, pour une vague, d’être attirée par une terre, non ? Enfin… Qui sait ce qui se passe dans sa tête !
— Tu m’as l’air bien renseigné sur le sujet, s’étonna Hyacinthe. Pour un profane… »
Il ne demanda pas à son père lequel de ses compagnons était tombé amoureux d’une naïade. Philibert Aubrin, concentré sur sa tâche, poursuivit :
« Tes tantes connaissent tout des légendes, des contes de fées… Des trucs de bonnes femmes ! Mais elles ne peuvent tout de même pas tout savoir, contrairement à ce qu’elles prétendent. Pour les chants de marins, les récits paillards de femmes-poissons… Pour connaître ça, il faut avoir du poil au menton, Hyatt. »
Il accompagna cette dernière remarque d’un clin d’œil. Un peu rassénéré par cette marque de solidarité, Hyacinthe le nargua :
« Tu ne connais tout de même pas le nom de cette naïade ?
— Voilà que tu parles comme ta tante, s’esclaffa Philibert. C’est une obsession dans sa famille, ma parole… Quatre siècles que ces fichues sorcières essayent de capturer cette coquine de sirène ! Je parierais même que c’est pour ça que les Sceau ont bâti leur baraque en haut des Falaises Jaunes. Un genre de pavillon de chasse… histoire de lui extirper son nom, de la conjurer et d’ajouter une invocation à leur palmarès. Comme si elles ne fréquentaient pas déjà assez les démons ! Je lui ai déjà dit que ça ne servait rien de s’acharner, à la Véro. Mais elle ne m’a pas écouté.
— Ah bon ? C’est la première fois que j’entends ça.
— Elle n’aime pas qu’on lui fasse la leçon, ça c’est sûr. Mais quand je suis certain d’avoir raison, moi, je l’ouvre… Et pour moi, les sirènes ne sont pas des démons comme les autres ! C’est une vague, c’est de l’eau… C’est changeant. Ça n’a pas d’identité fixe. Alors pour moi, la sirène, elle est inconjurable, tu piges ? Parce qu’elle n’a pas de nom à donner.
— Non, songea Hyacinthe en silence. Mais elle pourrait en recevoir un. »
D’un seul coup, il avait compris.
La démone avait accepté sa bouteille, son poème. Le prénom qu’il lui avait donné, le seul qu’elle n’aurait jamais… Son vrai nom, désormais.
Elle s’était bel et bien offerte à lui, et plus profondément qu’il ne l’avait cru de prime abord.
Hyacinthe sut alors ce qu’il était : un mage. Il venait de passer son premier contrat avec un démon, celui qui lui confèrerait ses pouvoirs. La sirène lui avait fait ce présent, au prix de son autonomie véritable, au risque, peut-être, de se retrouver asservie à une lignée de sorciers…
« Je pourrais courir au manoir, réfléchissait Hyacinthe. Je pourrais tout dire à la famille, leur annoncer que j’ai conjuré la démone. Je deviendrais le plus célèbre sorcier de l’Histoire des Sceau. Je serais respecté, adulé, craint. Je serais Véronique. »
Cette pensée fit monter en lui une légère nausée.
« Ces magiciennes perdent leurs temps, lâcha-t-il à son père. De toute façon la sirène ne leur doit rien… Moi, j’espère que personne ne l’attrapera jamais !
— Moi aussi, fiston. Qu’elle reste libre, va ! Qu’elle reste heureuse en ses amours. »
FIN