Hildegarde, elle aussi, s’exécutait sans renâcler : comme Hyacinthe avait écourté la récolte du goëmon, sa jument avait pu se reposer. Ils s’avancèrent ainsi, dans la nuit fraîche. La marée, haute, martelait désormais les abords du chemin de rondages.
Très vite, Hyacinthe se retrouva les bottes dans l’eau ; la naïade, déposée à ses pieds, rampait puis pataugeait déjà pour rejoindre les grands fonds. En quelques secondes, elle retrouva l’aisance et la rapidité de sa race… À la faible lumière de sa lanterne, Hyacinthe s’émerveillait de ses prouesses aquatiques. Les mouvements joyeux qu’elle imprimait sur la surface de son élément, tous en clapotis, s’accordaient à ses formes généreuses. Comme il craignait qu’elle s’en allât déjà, Hyacinthe se risqua à crier :
« Attend ! J’ai quelque chose pour toi… »
Il s’avança dans l’eau glacée jusqu’à la taille, et la naïade revint vers lui du même mouvement. Le feu de la lampe à pétrole sublimait la curiosité de ses traits, accentuait le frémissement de ses épaules. Hyacinthe, qui fouillait de sa main libre dans la poche de son manteau, en ressortit une bouteille et la lui tendit. La naïade, surprise, l’accepta néanmoins de bonne grâce et s’enthousiasma :
« Je peux l’ouvrir ?
— Non, je l’ai fermée hermétiquement… pour préserver le papier. Tu liras ça par transparence, lorsque tu auras plus de lumière.
— On dirait une page arrachée… Un souvenir de ce livre que tu m’as lu ?
— Non, avoua-t-il d’un air dépité. C’est un de mes poèmes.
— Pour moi ? Tu écris vite, dis donc.
— J’ai de l’entraînement. »
Il ne révéla pas qu’il avait écrit maints poèmes, par le passé, pour quelques filles qui s’étaient révélées déjà prises, trop âgées, trop riches… ou peu susceptibles de s’intéresser à lui en retour. La naïade hocha la tête, comme pour signifier qu’elle comprenait.
« Je t’ai donné un prénom, s’excusa-t-il d’avance. Dans le texte. C’était trop bizarre de rédiger ça pour une inconnue, alors… j’ai improvisé.
— Ça ne me dérange pas, la rassura-t-il d’un rire franc. Sauf si c’est un nom moche. Mais je te fais confiance… Je suis sûre qu’il sera très joli. »
Ils restèrent face à face, une seconde de trop ; Hyacinthe n’en pouvait plus. Il s’approcha d’elle pour l’embrasser une dernière fois… mais ses bras se refermèrent sur du vide. La créature s’était déjà enfuie dans les flots qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Transi par l’émotion et la mer glacée, Hyacinthe crut voir çà et là une ombre, un émergement marin, un bruit d’écume…
Las. Ce n’était que le ramdam du ressac, l’immensité combinée de l’océan et de la nuit. Il n’y avait plus que lui, ici. Lui et son ridicule. Un fidèle compagnon, et le seul.
Hyacinthe n’aurait su dire combien de temps il attendit là, immobile. Ses bottes, plantées dans le sable, luttaient contre le courant. Conscient d’approcher une frontière liminaire entre la terre et la mort, il s’était mis à trembler… à moins que ce ne fut le froid ? Celui-ci l’entourait mais ne l’atteignait plus.
Au bout d’une ou deux éternités, toutefois, il se fit une raison et rentra chez lui. L’absence de son amante l’avait comme infecté. Un sentiment de néant si total qu’il craignait d’en être devenu transparent, invisible… Fut-ce pour cela que nul ne remarqua son passage, sur le chemin ? Il voulait crier sa douleur au monde entier mais ne trouvait personne. Ce fut ainsi qu’il regagna ses pénates, pour se déshabiller et se sécher. Contrairement à son père, congédié de la demeure ancestrale suite à son veuvage, Hyacinthe avait droit à sa chambre attitrée : en vertu du sang de sa défunte mère, il comptait parmi les rares hommes autorisés dans ce saint des saints. Azalée, en le voyant arriver, s’était déjà couchée. Fourbu, il se jeta sur le lit et s’endormit aussitôt. Sans être sûr de vouloir se réveiller.
Il le fallut bien, pourtant. Un rhume tonitruant le tira de sa torpeur, dans une suite d’éternuements si puissants qu’il dût se soulever du matelas pour ne pas perdre l’équilibre. Nul besoin de passer une main sur son front pour comprendre qu’il avait de la fièvre… Ses muscles étaient en feu, sa peau grelottait. Tudieu, quelle idée de rester aussi longtemps dans la flotte ! Malgré sa faiblesse, il parvint à effectuer une toilette sommaire et s’habiller. Même s’il gardait le lit aujourd’hui, il lui faudrait au moins prévenir ses collègues goëmoniers de son état. À travers une lucarne, il pouvait voir le soleil percer les nuages ; bon sang, il devait être au moins onze heures ! Azalée était sans doute déjà partie pour le potager communal… Avec un peu de chance, elle lui avait peut-être laissé un peu de maté sur le réchaud ?
Lorsqu’il descendit vers la salle à manger, néanmoins, Hyacinthe eut la surprise d’y trouver sa cousine… ainsi que dix autres femmes de sa famille, attablées. Il n’avait pas fait deux pas dans leur direction que chaque paire d’yeux noirâtres s’était déjà rivée sur lui, en silence. Hyacinthe se sentait nu face à ses parentes. Partout les mêmes pommettes anguleuses aux nez aquilins, aux sourcils pointus. Une volière coiffée de crêpe et de dentelle, dont fils et époux restaient absents. Tous les âges s’étaient rassemblés ici.
D’abord l’impressionnante Véronique Sceau, suzeraine officielle du Grand Convent de Virgade, qui s’était attribuée la place d’honneur. Lovée dans son fauteuil ouvragé, elle maniait la matéière avec une autorité bienveillante. À sa droite se tenait sa fille Azalée, l’héritière désignée, celle qui transmettrait les savoirs occultes ; pour l’instant, son autorité se bornait à distribuer des tasses à sa mère. À gauche, la tante Jasmine, sorcière elle aussi, essuyait la bouche de sa petite Anthéa qui allait sur ses dix ans. Plus loin la dernière tante, Marguerite, aussi dépourvue de pouvoir que Hyacinthe mais bien moins timorée, tenait compagnie à Mamie Marjolaine. Cette dernière n’écoutait point les paroles de sa fille ; elle souriait bêtement, les yeux dirigés vers un interlocuteur invisible. L’aïeule s’était éloignée chaque année un peu plus du pouvoir et du bout de table, à mesure qu’avançait sa sénilité.
Une telle réunion n’aurait pas alarmé Hyacinthe en temps normal… Mais même les cousines éloignées étaient venues de Précipe : l’arrogante Camélia Sceau-Houillon, sa fille Violette Sceau-Leféal, la bigleuse, sa petite-fille Hortense, la chipie… Il y avait même Églantine, la sinistre sœur de Camélia déshonorée depuis longtemps, ainsi que sa misérable bâtarde, Garance. Toutes se tassaient à l’autre extrémité de la nappe blanche. Les rapports entre les deux branches de la famille étaient pourtant polaires… puisque Tante Véronique s’était élevée au rang de suzeraine à la suite d’un duel magique contre Camélia, fille de la précédente cheffe du convent. Depuis, les Sceau de Virgade et de Précipe, comme on les appelait désormais, ne se voyaient plus que pour les affaires ou les enterrements. Pour que la grandissime Véronique les eût autorisés à rompre le pain chez elle, la situation devait être grave.
« Enfin levé, lâcha la matriarche d’une voix aussi éraillée qu’irritée. Assieds-toi, Hyatt. »
Une goutte de sueur perla sur son front, sans que sa maladie n’y fût pour rien. On ne l’invitait pas à déguster des tartines ; une chaise, à l’autre extrémité de la table, lui avait été réservée, mais nul n’avait songé à y placer des couverts. C’était à un véritable tribunal qu’on le convoquait ! Qu’avait-il fait pour mériter pareil traitement ?
« B-Bonjour à toutes, bégaya-t-il. Tu reviens de Précipe plus tôt que prévu, Tantine… Je vous croyais toutes à la foire.
— C’est ta faute si nous l’avons manquée, pesta Véronique. Lorsque le postillon m’a averti de ce qui s’était passé ici, nous avons tout de suite repris un fiacre… Nous venons à peine d’arriver. Ces tarifs de nuit coûtent une fortune, merci bien ! Alors, assieds-toi donc… Ne t’avise pas de me le faire répéter. »
Tout en avalant sa salive, Hyacinthe se posa sur l’unique siège libre. Ces femmes continuaient à l’observer en silence. Les tasses avaient été distribuées, mais personne n’avait encore osé y toucher. Véronique, sans cesser de dévisager son neveu, émiettait d’inexistantes miettes de pain entre ses doigts. Visiblement, elle attendait de lui un rapport. Il risqua un regard vers sa cousine Azalée, qui lui rendit une moue encourageante… comme pour lui signifier que dire la vérité demeurait la meilleure option.
« Je ne vois pas ce que j’ai fait de mal, assuma Hyacinthe. J’ai protégé le secret des sorciers, empêché les infidèles de s’en prendre à une divinité… Zal a approuvé ma conduite, et tout s’est déroulé comme prévu. J’ai tenté, du mieux, que je pouvais, d’honorer les pactes de respect mutuel et d’alliance qui nous lient au monde des esprits.
— Ne me redis pas ce que je sais déjà, s’agaça Véronique. Et cesse de tourner autour du pot. Cette naïade… Tu as succombé à ses charmes, si j’ai bien compris ? »
Hyacinthe n’aurait pas davantage sursauté s’il avait été frappé par la foudre. Trahi, il invectiva sa cousine :
« Tu leur as tout dit.
— C’est notre suzeraine, se défendit-elle aussitôt. Je me devais de l’avertir, et…
— Peu m’importe vos chamailleries, les coupa Véronique d’un geste dédaigneux. Nous avons des affaires autrement plus importantes à régler pour le moment. C’est d’un démon dont il est question ici, Hyatt ! Il est possible que tu te sois fait envoûter par son chant…
— Je suis assez grand pour savoir si je suis sous influence ou non.
— C’est ce que pensent tous les ensorcelés, pauvre crétin ! Tu es un danger pour toi-même, et pour nous tous… Alors nous devons analyser les faits calmement, pour nous assurer que rien d’équivoque ne s’est produit. Il en va de notre sécurité. »
Les mains de Hyacinthe se crispèrent sur ses genoux ; non… Dans les contes, c’était en chantant que les sirènes perdaient les marins. Or, la naïade n’avait pas émis une seule note de leur soirée. Et de toute manière… il savait, au plus profond de lui-même, que le charme qu’elle avait exercé sur lui n’avait rien de surnaturel. Elle s’était contentée, tout au plus, d’attirer une abeille affamée vers son parfum. Les frustrations adolescentes de Hyacinthe, son manque d’expérience, son désir de faire enfin ses preuves l’avaient jeté dans ses bras. Mais tout cela, il ne pouvait pas l’avouer devant la famille entière ! C’était trop humiliant, trop personnel… L’évocation seule de cette étonnante nuit d’amour, face à ces femmes, faisait désormais monter en lui un haut-le-cœur. Mais Véronique n’en démordait point :
« Zal n’était pas présente, j’ai donc besoin de détails pour prendre les décisions qui s’imposent.
— Comment ça ?
— A-t-elle pris ta semence, Hyatt ?
— Quoi, s’étrangla celui-ci.
— A-t-elle pris ta semence ?
— Maman, s’écria la petite Hortense d’un sourire édenté. C’est quoi, la semence ?
— Chut, la sermonna Violette d’un doigt ferme. C’est quelque chose de très sale, Hortense. Notre Grandissime gronde ce jeune homme parce qu’il a sali ses habits du dimanche, voilà tout.
— Bon, ça suffit, s’exaspérait l’intéressé qui se levait déjà de sa chaise. Je refuse de me donner en spectacle et de vous…
— ASSIS », hurla Véronique d’une voix caverneuse.
Aussitôt les cuisses de Hyacinthe se dérobèrent à sa volonté ; contraintes par le sortilège de sa tante, elles se laissèrent chuter d’un coup sec sur le plat du siège… si brutalement qu’elles arrachèrent à leur propriétaire un cri de douleur. Secoué, il tenta de bouger les pieds : en vain. Ceux-ci s’étaient comme rivés au sol, retenus par des clous invisibles… Voilà, c’était plié ; il se retrouvait impuissant, condamné à subir cette violation de son intimité. Azalée détournait le regard. Nul ne commenta l’évènement… excepté Tante Jasmine, cette lèche-bottes, qui, comme d’habitude, se lamentait aux côtés de sa sœur Véronique :
« Bon sang ! C’est dans ce genre de circonstances que ton petit Narcy aurait pu se rendre utile. C’est un mage, mais un mâle aussi… Il aurait su trouver les bons mots pour tirer à son cousin les vers du nez, lui !
— Et évidemment il n’est plus là, approuva la grandissime. Dieu seul sait où il se trouve, cet ingrat !
— Tu le saurais, persifla Tante Marguerite en sa qualité d’aînée. Si tu arrêtais de jeter ses lettres aux ordures…
— Mais tu es monstrueuse, s’indigna Jasmine. Pauvre Véro, se faire traiter comme ça ! Après tout ce qu’elle a fait pour notre famille !
— Justement.
— Je peux me défendre seule, ordonna Véronique à Jasmine qui s’apprêtait sans doute à répliquer quelques insultes hypocrites. Quant à toi, Marguerite… tes insolences n’amusent personne ici. Ne me force pas à te coudre la bouche. »
Une fois de plus, le silence retomba. Échauffée par la conversation, Tante Véronique s’était levée pour pérorer de plus belle :
« Je suis très sérieuse, Hyatt. Les unions entre les démons et les humains sont fertiles, chacun le sait… Et les monstres qui en naissent peuvent détruire des pays entiers. Ils vont et viennent de l’Astral au Réel, et sèment le chaos des deux côtés… Si cela arrivait, ce serait la fin de tout ! Nous ne pouvons pas permettre à cette engeance maléfique de voir le jour. S’il y a un risque, le moindre risque, que tu aies… fécondé cette créature, je dois le savoir. »
Hyacinthe frémit lorsqu’elle se plaça derrière le dossier de sa chaise. Il courba le dos.
« Par pitié, implora-t-il. Tantine, fais au moins partir les autres. Je ne veux pas…
— Le convent de Virgade n’a pas de secrets pour moi, insista celle-ci sans une once d’empathie. Il est donc juste que je n’ai pas de secrets pour eux. »
Les yeux de Hyacinthe, baissés vers le sol carrelé, commençaient à larmoyer. Véronique se fit caressante, sa voix consolante :
« Allons ! Nous sommes en famille, tu peux tout nous dire… Parlons technique. L’as-tu bien… pénétrée ? T’es-tu retiré à temps ? Quant à ta précieuse semence… J’ose espérer que tu n’en as pas mis partout ! Si ta sirène est rusée, elle l’aura récupérée à temps pour s’en… imprégner. Alors ? Qu’en a-t-elle fait ? »
Un peu de la colère que Hyacinthe avait éprouvé en premier lieu remonta en lui ; il était plus facile de défendre les secrets de sa bien-aimée que les siens propres. Au fond, ce n’était pas les moqueries graveleuses qu’il craignait vraiment ; c’était l’idée que leur laideur se contamine à ses propres souvenirs, les souille… Hyacinthe ne pouvait le supporter. Ces instants merveilleux, ils ne les laisseraient jamais se ternir de déshonneur. Son courage retrouvé, il trouva la force de relever ses yeux humides vers Véronique et de lui lâcher, avec mépris :
« Ne t’inquiète pas trop pour ça… Techniquement, elle l’a avalée. »
La grimace dégoûtée et déconfite de Véronique aurait pu réjouir Hyacinthe… s’il n’avait pas eu aussi peur de se reprendre un mauvais sort en représailles.