Des larmes montèrent aux yeux de Naelmo. Qu'était-il arrivé à Talie ? Qu'allaient-ils lui faire ? Les images sanglantes involontairement piochées dans l'esprit de ces conspirateurs la terrifiaient.
Elle essuya son visage d'un geste rageur. Pas question de craquer maintenant : il fallait trouver une cachette et s'y terrer le temps de réfléchir à une stratégie.
Naelmo se rendait compte qu'elle n'avait guère d'atouts dans cette fuite. Son entraînement demeurait incomplet : elle savait à peine se dissimuler face à des télépathes, ignorait comment se défendre et avait encore moins d'idées sur la façon de contre-attaquer. Il lui restait une option : surprendre ses poursuivants en déjouant leurs attentes. Elle devait réprimer sa peur, se concentrer et utiliser son intelligence.
Pendant ses leçons, Talie lui avait souvent dit d'oublier sa logique et de suivre son instinct, mais là, elle devait agir précisément à l'inverse : raisonner plus vite et mieux que ses adversaires.
Elle arrêta la capsule bien plus haut que ce qui avait été programmé, juste sous la limite des niveaux réservés aux citoyens privilégiés. L'effacement de la porte dévoila des couloirs gris déprimants qui s'éclairèrent chichement à son approche. Personne. Tous dormaient à cette heure avancée de la nuit.
Un accès, il lui fallait un accès aux falaises.
Elle n'avait pas réalisé avant que dans les étages bas, on n'avait pas pris la peine de creuser des fenêtres dans la roche : trop cher, trop long. La plupart des habitations ne possédaient aucune ouverture sur l'extérieur, même celles situées tout contre le canyon.
Zut ! Naelmo aurait dû descendre davantage. Elle se précipita vers les escaliers repérés par des panneaux. Ces larges structures métalliques occupaient des trous dans la roche et on les utilisait pour de petits changements de niveau. Elle ralentit à peine en atteignant le palier et embraya sur une dégringolade effrénée qui éveilla un fracas épouvantable.
En dévalant les marches, elle surveillait autour d'elle. Des capsules venaient de s'arrêter au même étage que la sienne. On la suivait. Voilà, deux personnes avaient déjà obliqué vers l'escalier. Non, ils se ruaient à présent en bas de celui-ci, renseignés par le vacarme se réverbérant dans la cage. Naelmo, elle, en sortait et elle sprintait, essoufflée, vers les magasins fermés du niveau visité la veille. Elle haletait. La gravité un peu au-dessus de la moyenne amplifiait l'effort, et la pression ici était faible, elle le ressentait, son organisme avait soif d'oxygène.
Elle reconnut une enseigne, une autre et chercha dans sa mémoire la direction du canyon. Tout en courant, elle ouvrait la bouche comme un poisson hors de l'eau, s'efforçant de happer plus d'air. Un point de côté la pliait presque en deux. À l'instinct, elle choisit une route et vint buter contre la rambarde extérieure, pratiquement aussi haute qu'elle.
Elle agrippa le métal terne, triomphante : en face d'elle se dressait la silhouette gris noir de la falaise opposée. Elle aspira quelques grandes goulées moites aux relents huileux, encore à demi asphyxiée.
Quand elle osa jeter un œil vers le bas, elle se sentit déjà beaucoup moins fière. Des lumières éparses balisaient un abîme effroyable. Un vertige assaillit Naelmo : elle n'avait jamais plané qu'en vue de l'eau jusqu'ici, à faible altitude au-dessus de l'océan. Ici, le sol était si loin que les scientifiques Oolkyuthiens n'avaient jamais réussi à l'atteindre. Il incarnait cet enfer dont parlaient certains religieux, un gouffre acide et brûlant qui cuisait les chairs et dissolvait les os.
Paralysée par la peur, Naelmo s'était immobilisée, ses mains tétanisées sur la rambarde. Son cœur battait à tout rompre. L'approche de ses poursuivants, dont elle surveillait l'avancée, la força à agir. Elle escalada la barrière en s'y collant, autant pour éviter de se faire repérer que pour se rassurer en éprouvant la fermeté du matériau contre sa poitrine. Ensuite, elle se laissa glisser sous le garde-corps, le tenant encore de deux doigts jusqu'au moment où elle lâcha tout, l'estomac au bord des lèvres.
Son entraînement avait payé. Elle s'équilibrait parfaitement, les pieds comme appuyés sur le vide, à quelques centimètres de la falaise, sans bouger. Elle s'enfonça un peu, juste assez pour se mettre à l'abri des regards. Concentrée sur l'énergie pulsant autour d'elle, elle attendit que son vertige se dissipe, que la sensation devienne familière. Son souffle se ralentit, son pouls se calma : elle se sentit bien, presque apaisée. Elle gloussa sans bruit en entendant les exclamations de ses poursuivants, dépités par sa disparition.
Rasant l'imposante masse sombre et lisse, Naelmo se laissa couler doucement vers les profondeurs de la planète.
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En descendant, elle tâcha de se rappeler ce que Nimro avait expliqué à leur arrivée : en dessous des étages habités, le bas de la capitale abritait des entrepôts, ainsi que les rebuts de la société, ceux qui vivaient à sa marge, cherchant dans la présence de la ville au-dessus d'eux le moyen de leur survie.
Si des télépathes s'y trouvaient, cela semblait pour le moins risqué de s'y réfugier, cependant Naelmo avait décidé de jouer la surprise, de ne pas se précipiter là où ses ennemis l'attendaient. Une petite fille habituée au luxe et à la technologie avancée des nivels hauts pouvait-elle se terrer dans la fange de la société Oolkyuthienne ? Non, bien sûr, cela dépassait l'entendement de ces gens conditionnés à un système aux échelons étanches. Du moins, elle l'espérait.
De toute façon, elle n'avait pas le choix. Elle ne voyait dans les étages élevés aucun endroit à l'abri des recherches.
Naelmo descendit précautionneusement, tâchant de faire des pauses dans la végétation et de parcourir rapidement les zones nues. Toujours en vue de la paroi opposée, elle pouvait être aperçue, malgré l'heure ou la quasi-obscurité. Elle percevait du reste de nombreuses présences autour d'elle, d'un côté comme de l'autre, mais la plupart émettaient les vibrations caractéristiques des dormeurs.
Malgré sa situation et l'angoisse qu'elle ressentait pour Talie, Naelmo ne put s'empêcher de s'émerveiller : voler lui paraissait facile maintenant, et elle profitait pleinement des sensations grisantes. Elle aimait tout : le vide au-dessous d'elle, l'air qui s'écoulait de long de ses membres, le paysage nocturne délimité par les falaises interminables, avec pour seul éclairage la lueur de quelques lampadaires. Ceux-ci ponctuaient son cheminement vers le bas, marquant la présence de promontoires naturels espacés irrégulièrement.
Naelmo compta bien plus de balcons qu'elle l'aurait cru possible. Cette ville s'étendait-elle donc à l'infini ? Depuis son envol, elle aurait juré être descendue au moins autant que la veille. Elle avait alors atteint le cent douzième niveau et elle avait pensé être arrivée près de la limite inférieure de la capitale. Comment vivaient les habitants du deux centième ?
Elle aperçut enfin le quartier des entrepôts, marqué par de grandes tranchées horizontales dans la falaise. Elle en voyait plusieurs, à diverses hauteurs, indiquant des zones où la roche tendre avait été usée par l'érosion. L'air était encore plus lourd et chaud ici malgré la nuit et dégageait une odeur métallique qui laissait un goût âcre au fond de la gorge.
Naelmo examina les cavités. Certaines, de taille gigantesque, servaient de lieu de stockage. Elle en choisit une et s'efforça d'y prendre pied discrètement, à une extrémité. Un fatras sans nom encombrait l'espace. Paquets empilés d'un côté, éléments de machinerie d'un autre et plus loin, un rectangle vitré réfrigéré où des fruits et des légumes attendaient probablement leur acheminement vers les hauts de la ville. Elle s'y réfugia pour s'y rafraîchir et réfléchir.
Pas question de rester, ce lieu grouillerait de monde le matin venu.
Naelmo sentit toute l'angoisse accumulée lui tomber sur les épaules. Elle se laissa glisser au sol avec découragement et observa, hébétée, la falaise opposée. Où allait-elle donc se cacher ? Un trait de végétation attira son attention. Il semblait inatteignable, perdu au milieu du rocher lisse et nu. Mais oui, il devait bien exister des trous dans cette fichue muraille... des cavités assez grandes, seulement accessibles de l'extérieur... en volant.
Recouvrant un peu d'énergie, Naelmo attrapa quelques fruits au fond des cageots, en piochant dans plusieurs par discrétion. Elle les fourra dans un sac à demi-éventré qui trainait près d'un empilement d'emballages. Les fruits juteux, dont elle ignorait le nom, mais qu'elle avait déjà goûtés, feraient office de nourriture et de boisson pour la journée à venir.
Elle partit en oblique en remontant le long de la paroi et se mit à explorer les cavités de petite taille qu'elle apercevait. Elle en dénicha une, plus ou moins de la taille de leur appartement là-haut. Un espace au sol sablonneux était dissimulé derrière quelques buissons touffus tendant leurs branches avides d'humidité vers l'extérieur. Une cachette parfaite pour passer la journée. Elle eut d'ailleurs un mal de chien à se faufiler entre les rameaux entrecroisés défendant l'entrée. Elle finit par les injurier copieusement pour leur manque de coopération.
Griffée et excédée, Naelmo s'écroula sur le sable, à bout de forces. Là, recroquevillée, elle s'abandonna au découragement. Jamais elle ne s'était sentie aussi seule. Un isolement physique que venait renforcer une tristesse sans fond. Les humains ordinaires détestaient les télépathes ; au vu de ce qu'elle avait juste découvert, elle ne pouvait que leur donner raison. Ceux-là projetaient une révolte, cependant leur but n'était pas de libérer les pauvres de cette société ou de rendre leur sort plus enviable, mais de les utiliser afin de prendre le pouvoir. Ils ne valaient pas plus cher que ceux qu'ils ambitionnaient de remplacer.
Les télépathes étaient-ils donc tous des manipulateurs sans scrupules, des monstres prospérant sur l'exploitation honteuse de leurs dons à leur propre avantage ? C'était... c'était écœurant !
Non, Kaelán n'était pas comme ça, ni Talie, malgré ses airs méprisants. Pourtant, même Kaelán avait affirmé avoir été amené à des actions dont il ne tirait aucune fierté.
Ce soir, elle aurait aimé le questionner et surtout l'avoir là, près d'elle.
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En se réveillant le lendemain matin après quelques heures d'un sommeil sans rêves, Naelmo se sentit un peu plus optimiste et surtout plus combative. Ses premières pensées s'étaient tournées vers Talie : elle avait pris conscience qu'étant donné son identité, elle ne craignait probablement rien. Elle serait beaucoup plus utile vivante que morte aux conspirateurs. En revanche, ils risquaient de la droguer ou de l'endormir de façon prolongée pour la rendre inoffensive.
Cette dernière réflexion ajouta à la détermination de Naelmo. Il fallait agir !
Elle déjeuna d'un fruit tout en mettant au point un plan de bataille. Elle n'était pas si démunie qu'elle l'avait cru la veille. Après tout, elle possédait des capacités que seul le majeur pouvait égaler.
À moins qu'il en existe d'autres comme lui ici ?
Non... elle en doutait. Talie ne lui avait-elle pas dit que les individus de leur espèce étaient une rareté : un Kaelán ou une Talie par milliard d'hommes ou femmes ?
Cela la fit sourire : Kaelán était unique, personne ne le valait. Maintenant qu'elle le connaissait, elle ne le voyait plus comme une idole désincarnée, mais il lui semblait tout aussi impossible qu'avant à approcher et à saisir. Sans parler de l'égaler en quoi que ce fût.
Zut ! Ce n'était pas productif de se bercer de pensées sur Kaelán ou de regrets sur son absence. Chercher à le prévenir, voilà une action plus intelligente !
Naelmo réfléchit durant de longues minutes : comment joindre son père sans alerter l'ennemi ? Elle doutait que quiconque en bas de la ville eût accès à un compte de messagerie par hyperespace. Trop cher, et pour envoyer des mots doux à qui ? Dans le haut, c'était différent, mais elle n'avait pas l'intention d'y retourner.
La faisant sursauter et l'extirpant de ses pensées, un petit animal venait d'apparaître sur le rocher.
De la compagnie !
L'agile reptile gris muraille était suspendu la tête en bas, accroché par six pattes charnues. Griffes ou ventouses ? Il se fondait avec la pierre ; ne ressortaient que deux yeux jaunes qu'il dardait avec curiosité vers elle. Son minuscule cerveau émettait un bourdonnement exempt de menace.
- Eh, viens par-là toi, appela doucement Naelmo.
Il sembla prendre peur au son de sa voix et s'éclipsa avec vivacité. Penaude, déçue d'avoir fait fuir sa seule compagnie, elle se concentra pour lui envoyer des ondes rassurantes. Il réapparut, observant avec circonspection la main tendue dans laquelle reposait la peau du fruit, délaissée par la jeune fille plus tôt. Elle fermait les yeux et tâchait de se rendre inoffensive afin de convaincre le lézard d'approcher. D'un bond, il attrapa la pelure avec délicatesse, puis se faufila par une fissure, disparaissant pour de bon.
Naelmo se surprit à sourire ; elle n'avait pas perdu ses dons de persuasion.
Sa joie se figea dans ses veines, comme si elle s'était transformée en poison : elle venait de trouver sa solution. Jusqu'où cela la mènerait-il ?
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Concentrée, presque recueillie, Naelmo s'efforçait de se rappeler les paroles de son père. Cela ressurgissait par bribes : « je te donne carte blanche », « tu ne dois blesser personne » ou encore « tu ne dois pas pousser quelqu'un à faire des choses qu'il pourrait regretter ». Avait-elle retrouvé les mots exacts ? Peut-être pas, mais elle reconstituait bien là le sens de ce qu'il avait dit.
Une phrase, particulièrement, lui revint en tête : « pour se défendre, il faut apprendre à attaquer ». Elle en percevait bien mieux la signification aujourd'hui.
Elle se sentait pourtant si mal à l'aise avec toute cette partie de ses dons qu'elle ne pouvait se résoudre à les utiliser à la légère. Elle avait tout enfoui au fond d'elle, depuis bien avant son départ d'Hevéla. Devait-elle craindre encore maintenant de se laisser déborder par l'euphorie ressentie à ses premiers essais ? Une sensation de puissance tellement grisante qu'elle avait effacé la culpabilité, au moins pour un temps.
Naelmo secoua la tête avec agacement : la moralité de ses actions ? Pas le temps de débattre avec sa conscience. Elle n'avait qu'à rester à l'intérieur des limites prescrites par son père. Ces talents qui la fascinaient et l'effrayaient à la fois suffiraient-ils à les sortir, elle et Talie, de ce mauvais pas ?
Naelmo constata qu'elle triturait nerveusement une brindille arrachée au buisson. Elle la lâcha et prit quelques profondes inspirations, tâchant de relâcher les tensions dans son dos et sa nuque. Puis, résolue, elle s'immergea en elle-même et lança ses perceptions vers les hauteurs de la ville. Un accès à une messagerie interplanétaire ! Est-ce qu'elle arriverait à influencer quelqu'un d'aussi loin ? Sans se faire repérer ?
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Missa envoya le billet en utilisant le compte de sa mère. Ensuite, l'adolescente en effaça toute trace et oublia aussitôt ce qu'elle venait de dicter. Elle se figea un court instant, l'air rêveur, un doigt enroulant une mèche bouclée brune, puis reprit son jeu en secouant la tête, comme pour chasser un insecte importun.
Naelmo souffla de soulagement, sans relâcher pour autant sa concentration. S'économiser, voilà ce qu'elle n'avait pas maîtrisé encore ; épuisée, elle tremblait sous l'effort fourni pour maintenir la cage imaginaire qui emprisonnait Missa. Machinalement, elle avait enroulé des cheveux autour de son doigt : sa natte rouge. Missa partageait-elle ce tic, ou Naelmo l'avait-elle influencé, inconsciemment cette fois ?
La mère de Missa était une célèbre décoratrice - même si Naelmo n'avait jamais entendu parler d'elle -, connue dans toute la Fédération pour les ambiances incroyables qu'elle créait en intérieur comme en extérieur. Il était donc tout naturel qu'elle use et abuse de messages à longue distance, pendant qu'elle préparait ses œuvres dans un des plus beaux « perchoirs » de la ville. Sa fille de quinze ans en profitait, elle possédait elle aussi son quota mensuel. Une gosse de riches, avait estimé Naelmo, avant d'éclater de rire, seule dans son refuge, en constatant ce que cette réflexion avait d'incongru.
Missa s'était montrée étonnamment perméable aux suggestions de Naelmo, à croire qu'envoyer des notes cryptiques à des inconnus faisait déjà partie de son quotidien. Trop facile !
Non, le plus ardu avait consisté à trouver la bonne victime, qui combine toutes les conditions : disponible, réceptive, avec un accès à une messagerie longue distance. Naelmo avait cherché des heures, avec la peur de se faire remarquer par ceux à qui elle pensait maintenant comme à la bande des conspirateurs.
Puis, miraculeusement, elle avait déniché Missa qui revenait de ses cours de danse. Seule dans sa chambre, elle s'immergeait au sein d'un univers virtuel de jeu, ce qui la laissait particulièrement vulnérable aux capacités d'influence de Naelmo. Le reste avait été enfantin.
Naelmo sentit son emprise se relâcher, alors que Missa se concentrait à nouveau sur sa partie. Ce qui avait semblé aisément manipulable plus tôt ne lui offrait plus de prise. Trop à gérer... trop de fatigue.
Naelmo glissait au ralenti vers l'oubli du sommeil. Son père... Comment son père allait-il réagir ?