Vallmia adorait les pommes depuis qu'elle était pouliche. L'humain blond l'avait bien compris. Lui, c'était un gentil. Il parlait sa langue, qui passait par des signes discrets. Les mots étaient encombrants et compliqués, alors qu'un air attendrissant ne signifiait qu'une seule chose. Quel dommage que la fille qu'elle devait porter ne le sache pas ! Tout serait bien plus simple si les humains comprenaient un peu plus leurs animaux.
Elle ne comprenait pas pourquoi sa cavalière avait l'air de la détester autant. Elle ne l'avait pourtant pas mordue, ni envoyée au sol volontairement. Non, elle était très sage depuis le début, même si elle mourrait parfois d'envie de lui jouer un tour, en partant par exemple au galop sans prévenir. Les humains n'aimaient pas ça, en général. Ils se retrouvaient assis dans la poussière, comprenant à peine ce qu'il venait de leur arriver. Trop drôle. Malheureusement, ils partageaient rarement cet avis. Combien de fois elle s'était fait disputer, plus jeune, après avoir joué un tour de cette sorte à son maître !
Quand elle y pensait, c'était à elle, Vallmia, de détester sa cavalière. C'est vrai, quoi, on l'avait tirée de son pré où elle était si bien avec son troupeau, on lui avait collé une débutante pas capable de rester en selle cinq minutes, et on l'avait envoyée en bateau dans un endroit beaucoup trop chaud et ensoleillé – et surtout, sans pommes. Sans pommes ! Le bateau, passe encore ; le blond détestait ça autant qu'elle, sauf que lui, en plus, était malade. Elle l'avait bien entendu se plaindre à ce chouchou d'Izel ! Mais l'absence de pommes, voilà qui était intolérable, à la longue. Elle était vieille, ce n'était pas le moment de lui changer ses habitudes. Les pommes, c'était très bon, et ça nettoyait les dents quand elles étaient encrassées d'herbe. Franchement, les humais devraient en mettre partout, à la place des vaches inutiles et stupides. Des rangées et des rangées de pommes !
Ce genre de rêve était très utile pour passer le temps sur la longue route ennuyeuse. Les humains ne discutaient pas entre eux, et Izel était trop occupé à faire l'important, parce que lui connaissait déjà le chemin. Ces chevaux de messagers, alors ! Qu'avait-il de plus qu'elle, cet individu mal dégrossi ? C'était elle la vieille jument du clan, qui menait les autres aux coins à herbe. Les jeunots de son genre, normalement, on les mettait dehors quand ils commençaient à être trop entreprenant. C'était ça, de passer sa vie sans ses congénères : on en oubliait ses bonnes manières en socitété.
Elle salua un autre cheval qui les doublait à toute allure. Eux n'étaient pas trop pressés ; ou alors, la fille était trop peu douée pour pouvoir galoper. Sur ce point au moins, Izel et elle était d'accord : tant qu'à faire, autant courir, ça permettait de se défouler. Elle était moins performante désormais qu'elle passait le plus clair de son temps à l'écurie. N'empêche, de temps en temps, en menant le troupeau, elle partait dans une course éffrenée, comme s'ils étaient poursuivi par un prédateur, alors que c'était simplement un humain venu chercher l'un des membres du groupe. Encore un truc que les humains n'appréciaient pas. Ces créatures à deux jambes n'avaient décidément aucun humour !
Distraitement, elle marcha sur un ruban vert bleuté. Jolie couleur... Une onde de souffrance comme elle n'en avait jamais connu la traversa. Elle se cabra, épouvantée. Qu'est-ce que c'était que cette chose ! Le serpent allait frapper une nouvelle fois. Elle ne lui en laissa pas le temps et l'écrasa de tout son poids. La douleur remontait de sa jambe en vagues. On tenta de l'approcher par derrière, et elle balança ses antérieurs dans une ruade. Ses sabots ne rencontrèrent que le vide. Elle voulut partir au galop. L'élancement qui saisit sa jambe l'en empêcha. Elle était prisonnière !
— Vallmia ! Arrête ! Vallmia !
On se saisit de ses rênes. Elle rejeta sa tête en arrière. Le mord lui frappa durement les gencives. On ne lâcha pas pour autant.
— Vallmia, ma grande. Calme-toi. Calme-toi. Tout va bien. On est là. Gentille fille. Calme-toi. Calme-toi...
Elle connaissait cette voix. Elle dressa l'oreille.
— C'est bien. Gentille fille. Calme. Gentille Vallmia. Reste tranquille. Ne bouge plus, d'accord ? Il faut regarder cette blessure.
— Anaëlle ? Vous allez bien ? Demanda-t-il à quelqu'un d'autre.
— Merci de me faire passer après le cheval ! J'aurai pu avoir la jambe cassée que ça ne vous aurait pas ému !
Ça, c'était la fille, à n'en pas douter. C'était elle qui avait essayé de l'attrapper tout à l'heure ? Elle sentit qu'on lui prenait la jambe. Douleur. Elle envoya un coup de sabot au hasard. Elle voulait juste que ça cesse... Elle se mit à trembler et sa vision se brouilla.
— Calme, Vallmia. Gentille, lui murmura le blond. Laisse Anaëlle regarder.
— Elle s'est fait mordre. C'est une vilaine plaie, annonça l'autre.
— Saloperies de vipères des sables, marmonna le blond.
Il avait parlé dans une autre langue que celle qu'il employait avec la jeune humaine.
— Ma grande, tu ne pouvais pas regarder où tu mettais tes pieds ?
Elle voulut ruer à nouveau pour éloigner définitivement sa cavalière de sa blessure. Les forces lui manquèrent.
— Elle va y passer ?
La fille avait l'air malheureuse. Elle aurait aimé pouvoir lui remonter le moral : c'était ce que faisaient les bons chevaux. Elle avait trop mal. Trop mal, trop mal, trop mal. Le poison se diffusait dans son organisme à chaque battements de cœur.
— Je peux tenter quelque chose.
— N'essayez pas d'aspirer le venin, c'est trop tard, l'avertit le garçon.
Il recommença à lui murmurer des mots apaisants dans toutes les langues qu'il connaissait. Elle ne l'écoutait plus. Elle n'essaya même pas de se dégager alors qu'on lui prenait sa douleur et qu'on appliquait un cataplasme. Le froid l'engourdissait déjà. Elle tremblait de plus en plus. Elle allait tomber prochainement. Sa dernière pensée fut qu'elle n'aurait plus jamais de pommes, puis ce fut le noir définitif.