Une main secourable

Glaëlle ne sait plus ce qui lui a pris. Depuis qu’ils ont quitté leur maison, elle ne s’est lancée qu’une seule fois à la rescousse d’un inconnu sans réfléchir, et il était dans une meilleure position que cette étrangère. Il n’y avait alors qu’un ennemi désarmé à abattre et ils en étaient rapidement venus à bout, à deux. Cela n’avait donc rien à voir avec la situation actuelle, c’est pour ça qu’elle n’aurait jamais dû s’en mêler.

Debout dans le vent, postée dos aux rayons du soleil levant, elle s'offre désormais en cible facile à toute une bande de brigands contre laquelle elle ne peut rien. Même avec son pistolet, elle ne peut empêcher tous ses membres de trembler.

Peut-être était-ce dû au regard implorant de Vrane, quand ils ont vu cette fille aux prises avec ces énergumènes ? Ou peut-être que ses propres principes ont finalement pris le dessus. Quelque qu'en soit la cause, la jeune fille s'est jetée dans l'action. La voilà donc à menacer une bande de tueurs juste pour sauver une victime qu'elle ne connaît ni d'Eve ni d'Adam, telle une super héroïne. Une super idiote, plutôt, se maudit-elle. Qu'est-ce que c'est que ce plan foireux !

— Relâchez-la ! réitère-t-elle cependant, pistolet serré bien fort entre ses mains.

Devant, le gros bonhomme éclate de rire.

— T'es amusante, gamine ! se gausse-t-il. Vous voyez, reprend-t-il à l'adresse de ses quatre acolytes, on a bien fait de se lever tôt ce matin, en voilà deux pour le prix d'une !

Il se détourne de Glaëlle pour s’occuper sa première victime, ne s’attardant pas plus longtemps sur cette rouquine insignifiante.

— Amenez-la moi, lance-t-il à sa bande.

Mais l'intéressée ne compte pas se laisser faire si facilement. Elle a un frère à sauver, elle ne peut se permettre de se faire enlever par des voleurs juste parce qu'elle a joué à l'héroïne. Sans plus réfléchir, elle tire sur ce gros bonhomme désagréable qui semble être leur chef pour détourner son attention. Son tir est parfaitement maîtrisé, s'abattant dans la main qui empoigne la malheureuse sans la blesser. Il a de quoi surprendre la brute qui lâche un hurlement de douleur en se débarrassant de sa première victime.

— Saloperie ! hurle-t-il en direction de Glaëlle, la voix tremblante d'une rage à vif. J’ai changé d’avis, buttez la !

Aussitôt, ses hommes se mettent à pointer leurs armes sur elle. La jeune fille sent sa respiration se couper nette. C’était une mauvaise idée ! s’horrifie-t-elle. Elle pointe son arme au hasard, se rendant compte qu'elle n'est même pas prête à tuer l'un d’entre eux avant d'être attrapée. Désolé, Vrane, songe-t-elle à regrets. Ta sœur est vraiment aussi stupide que toi !

— Laissez tomber vos armes.

À bout de souffle, Glaëlle doit tourner la tête pour trouver d’où provient la voix. Ce sont deux hommes qui sont apparus dans le dos des brigands, armes aux poings. Le soulagement s'empare d’elle un bref instant avant qu’elle ne remarque leurs tenues. La jeune fille ne s’y trompe pas : ils abordent l’uniforme de l’armée du dictateur. Ce sont des ennemis, enregistre-t-elle. Mais pour l’instant, ils semblent être de son côté, ce qui n’est pas un mal.

— En effet, renchérit une troisième voix. Vous feriez mieux de bien vous comporter...

La rouquine ravale sa salive, apercevant la scène entre ses boucles rousses qui lui fouettent le visage. Celle qui était captive il y a quelques instants a profité du coup de feu et de l’arrivée des deux hommes pour retourner la situation. Même de loin, Glaëlle peut admirer la maîtrise de sa posture. Un bras passé autour du cou de son agresseur, l'autre agrippant le pistolet qu'elle vient de lui voler pour le plaquer contre sa tempe, elle ne semble pas prête à discuter.

— … sinon, votre cher Keran crève ! s'exclame-t-elle. Croyez-moi, je vous jure que je ne suis pas du genre à faire des menaces en l'air.

Au ton de sa voix, personne ne pourrait dire le contraire, d'autant plus que tout le monde présent connaît l'intransigeance d'un désir de vengeance. Mais la rouquine n'est pas rassurée pour autant. Les alliés du brigand restent libres de tirer où bon leur semble et, si les étrangers sauront rapidement reprendre le contrôle vu leur statut, ce n'est pas ce qui sauvera la vie de Glaëlle. Non, se répète-t-elle. Elle doit se tirer de là toute seule.

N'écoutant que son instinct, la jeune fille fait tourner son pistolet en direction de l’homme le plus proche d’elle et lui tire dans l'épaule. Blessé, son adversaire laisse tomber son arme dans un gémissement de douleur pour comprimer sa blessure. Glaëlle n'attend pas que les autres réagissent pour foncer droit vers la jeune fille au milieu, estimant ses chances de survie plus grandes si elle la rejoint.

Elle zigzag entre les tirs de riposte, se moquant intérieurement de la faible précision de leurs agresseurs, puis elle se plaque dans le dos de l'inconnue, se servant d'elle comme bouclier pour protéger ses arrières. Les deux soldats alliés finissent de sécuriser leur position, comme deux gardes du corps.

— Si vous répliquez, ça va dégénérer, avertit l'étrangère.

Sa voix tremble, remarque Glaëlle. De près, elle le perçoit mieux. Son attitude reflète un mélange de peur et de colère, elle ne semble pas apprécier la tournure que prennent les évènements. Peut-être que c’est de ma faute. Ai-je bien fait d’attaquer ? songe la rouquine, sans pour autant éprouver la moindre touche de remords. Sa vie est sauve, elle n’a que faire du reste.

Les brigands ne répliquent pas, trop effrayés par la menace.

— J'épargnerai ceux qui fuient, poursuit l’étrangère.

Sa voix est ferme et inflexible, elle a l'aura d'une dirigeante. Glaëlle ne peut s'empêcher de l'admirer tout en s’effrayant de ses derniers mots. J’épargnerai ceux qui fuient... qu'est-ce que cela veut dire, au juste ? s’inquiète-t-elle.

Sur les quatre adversaires restants autour d’eux, deux s'enfuient : le blessé à l’épaule ainsi qu'un autre, tenant trop à la vie pour risquer de sauver son chef. Mais deux restent tout même en position, dont une fille râlant contre les déserteurs à grand coup d'insultes.

— Elle bluff, crétins ! vocifère-t-elle. On a l’avantage ! Je me débarrasse de ces quatre merdes et je viens vous buter, dégonflés !

Elle semble sur le point de rajouter une ou deux menaces bien senties quand un coup de feu l'interrompt, l'inconnue de Glaëlle vient d'abattre leur chef. La voleuse s’immobilise, trop choquée pour bouger.

— Qu’est-ce que vous attendez, les gars ! crie-t-elle soudain en direction des maisons alentour.

— Ils ont été neutralisés, annonce un troisième soldat venant les rejoindre.

Il est encore de l’armée, celui-là, songe la rouquine en le voyant approcher. Sont-ils encore nombreux ? s’inquiète-t-elle. Vrane n’aurait pas dû rester seul.

La brigante recule de deux pas, comme touchée en pleine poitrine. Rapide comme la foudre, l’alliée de Glaëlle fait retomber le corps de sa victime pour l’abattre avant même que son visage ne finisse de se teindre d'horreur. Leur dernier adversaire, lâchant son arme et détalant vers la maison la plus proche, connaît exactement le même traitement. Glaëlle n'a pas le temps de suffoquer d'effroi que les trois sont déjà à terre, emportés loin du monde des vivants.

La respiration haletante, l’étrangère lâche enfin son arme qui s'écrase au sol et se penche en avant pour reprendre son souffle. La rouquine tremble de tous ses membres, tant abasourdie qu'elle en oublie de respirer. La gâchette facile, des gardes appartenant à l’armée… sur quelle fille vient-elle de tomber ? se demande-t-elle avec effroi.

La rouquine s’éloigne de son alliée, chamboulée par le spectacle auquel elle vient d’assister. Habile au tir, Glaëlle s'est toujours arrangée pour ne faire que blesser ses adversaires, des exécutions si froides ont donc de quoi lui retourner l’estomac.

— C'était... de leur faute, chuchote alors la guerrière, la voix brisée.

Et la rouquine prend conscience que ces exécutions n'étaient peut-être pas si froides qu'il n'y paraît.

L'étrangère se relève, contemplant un instant sa main tremblante, puis serre fermement le poing avant de lancer à ses trois alliés :

— Merci pour votre aide.

Les soldats de l’armée se regroupent tandis qu’elle se tourne vers eux. 

— Mais vous serez priés de retourner d’où vous venez, et de dire à votre chef que je me passe bien d’une escorte pour rentrer chez moi.

Sa voix couve une colère à peine dissimulée. Les trois hommes hochent la tête de concert et s’enfuient, ne cherchant pas à discuter. Glaëlle ravale sa salive, elle n’aimerait pas se retrouver à leur place. Des questions lui viennent en tête mais elle n’a même pas le courage de les poser.

L’étrangère les regarde filer puis laisse échapper un long soupir.

— Comme si vous alliez me laisser tranquille... murmure-t-elle pour elle-même.

Elle hausse les épaules puis se retourne vers Glaëlle, la faisant bondir de surprise. Aussitôt, elle tend une main en avant en signe d'apaisement.

— Du calme, je ne vais rien te faire, la rassure-t-elle d’une voix étonnamment douce. Promis, je ne suis pas méchante. 

Glaëlle lève la tête en direction des trois soldats.

— Je ne suis pas avec eux non plus, poursuit-elle d’un ton désolé.

Se fiant à la manière dont elle les a congédiés, la rouquine veut bien la croire. Elle ne les aime pas, comprend-elle. Craignant l’armée plus que quiconque, cette confidence la rassure donc quelque peu. Baissant les yeux sur la tenue brune de l’étrangère sous laquelle se dessinent ses muscles saillants, elle se rappelle cependant de ne pas s’endormir sur ses lauriers.

— Tu te bats bien, la complimente prudemment Glaëlle.

Un sourire se dessine au coin des lèvres de l’autre.

— Il faut bien, fait-elle en haussant les épaules. Mais je dois dire que toi aussi, tu te bats bien.

La rouquine relève la tête, prenant sa réponse comme un agréable compliment. Si cette fille sait se battre, elle sait aussi rendre sa présence importante pour les gens.

— Moi c'est Kia, se présente-t-elle d'un mouvement du menton. Merci de m'avoir sauvée.

— Et moi, Glaëlle, renchérit la rouquine en se tordant les mains, soudain prise de timidité. Et puis c'est rien, tu sais...

La dénommée Kia hoche la tête, amusée. Elle reprend le pistolet du voleur en main, ouvre son barillet pour l’observer puis le referme et passe l’arme à sa ceinture. Elle semble s’y connaître et être prête à repartir, mais Glaëlle craint que malgré sa force, elle risque encore de se retrouver en mauvaise posture.

— Tu ne devrais pas rester seule, ne peut-elle s'empêcher de lui conseiller.

Kia perd son sourire, raidissant sensiblement sa posture.

— C'est que... je ne suis pas seule d'habitude, admet-elle à voix basse.

L'intuition de Glaëlle ne l'a donc pas trompée. Cette fille rayonne trop pour vivre seule, elle appartient à un groupe. Mais alors que fait-elle là ? se demande-t-elle.

— Tu les as perdus ?

— C'est plutôt moi qui me suis perdue… mais je vais les rejoindre.

Sa voix se fait distante. Elle donne l'impression de s'éloigner, comme si elle regardait quelque chose de trop lointain pour Glaëlle. Vrane a quelque fois cette expression quand il souffre, c'est peut-être pour ça —ou bien est-ce juste parce qu’elle a besoin de passer du temps avec quelqu’un d’autre— que la rouquine propose alors :

— Tu veux rester avec moi en attendant ?

Elle se mord les lèvres aussitôt ces mots prononcés, puis tente de se faire une raison. Il n’y a pas à avoir peur, elle ne craint rien. Elle n’a rien à perdre à se faire trahir étant donné qu’elle n’a déjà plus rien. Glaëlle a bien le droit d’accorder un peu de sa confiance à une inconnue pour une fois, cela ne pourra que lui être bénéfique.

— C'est gentil, approuve Kia avec un sourire bienveillant. Mais je pense que je vais réussir à me débrouiller seule. Ces hommes vont encore me suivre et je ne crois pas que tu veuilles être mêlée à mes affaires.

Glaëlle fronce les sourcils, se vexant de sa remarque.

— Des affaires, il n'y en a pas de plus dangereuses que d'autres, par ici, rétorque-t-elle dignement. Peu importe sur quoi tu peux tomber, tu auras plus de chance de t’en sortir avec moi que toute seule, pas vrai ? 

Sa logique est implacable, elle en est convaincue. Elle digère mal le fait que cette inconnue la prenne de haut.

— Pour tout te dire, je compte rejoindre les Briseurs, poursuit-elle, sans plus songer à se cacher. Alors ce ne sont pas quelques-unes de tes affaires qui vont m'effrayer.

L'étrangère ouvre grand les yeux, stupéfaite.

— Les Briseurs ? répète-t-elle.

Glaëlle fait la grimace.

— C'est ça, confirme-t-elle, elle-même consciente de la démesure de son objectif.

Mais à son grand étonnement, loin de se laisser aller à la moquerie, Kia esquisse un large sourire.

— En fait, c'est aussi chez eux que je me rends.

C'est au tour de Glaëlle d'écarquiller les yeux de surprise. Le sol s'ouvre sous ses pieds, le ciel lui tombe sur les épaules, la chaleur lui monte à la tête. Elle n'ose pas croire en une telle chance.

— Vraiment !

C’est donc pour cela qu’elle est suivie par des membres de l’armée et qu’elle semble si forte ! réalise la rouquine. Cette aura solaire ne trompe pas, ne donnant que plus envie à la rouquine d’intégrer les rangs des rebelles.

Kia confirme d'un hochement de tête engageant avant de froncer les sourcils, la quittant du regard pour réfléchir un instant.

— Tu es courageuse et tu sais tirer, tu peux nous être utile... songe-t-elle à voix haute. Seulement, notre quotidien est très dangereux. J'ai peur que tu ne tiennes pas le rythme, tu devrais...

— Pour qui me prends-tu ? s'offusque Glaëlle, oubliant momentanément que la jeune fille en face d'elle représentant son seul espoir de gagner les Briseurs pourrait tout à fait se vexer et la planter là. Je me doute bien que ce sera difficile ! Mais je n'ai plus rien à perdre, alors je veux me battre pour les autres. J’ai bien réfléchi, je suis motivée. Et puis j'ai besoin d'eux...

Sa voix se brise tandis que l'expression de son adversaire s'adoucit. Peu à peu, Kia commence à comprendre quel genre de détermination habite la jeune fille. Elle serait cruelle de lui refuser le seul rêve qu'il lui reste.

— Je peux t'y emmener, alors ? accepte finalement la Briseuse. Si ta décision est prise.

— Elle l'est depuis longtemps ! confirme Glaëlle en relevant le menton. On te suit !

Le sourire de Kia se perd en cours de route.

— ... on ?

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