Le son irrégulier de la pluie martelait les toitures et les rues pavées, les gouttes trouvaient leur chemin dans l’air humide et brumeux de cette matinée. Partout, l’on oyait rien que le ruissellement de l’eau et le sifflement du vent, les éléments alliés contre la civilisation humaine. Des innombrables bâtiments qui s’élevaient, leur cheminée crachotait d’épaisses fumerolles noirâtres, synonymes du crépitement bienfaisant de bons feux réchauffant les cœurs et les âmes. Noyées sous les torrents, les demeures ne bronchaient pas, rien ne perturbait les scènes de vie quotidienne qui se jouaient là-dessous. Quelques silhouettes courageuses, ou démentes, filaient d’un édifice à l’autre, le corps enserré d’une multitude de couches, maigre rempart contre la nature. Il y en eut une, robuste et grande qui, à ce propos, pénétra à l’intérieur d’un bâtiment, une modeste construction d’une banalité sans nom, une bicoque. Poussant la porte d’un geste délicat, l’ombre pénétra une pièce sombre, mais agréablement tiède, sèche, d’une familiarité réconfortante.
Kapris retira son chapeau, un tricorne usé à la teinte brune depuis longtemps passé, et le posa sur la table qui se dressait de suite devant lui. Rien ne valait l’air saturé de sa maison, le son paisible d’un silence sourd, rompu par l’eau et le feu en farouche confrontation, l’odeur délicieuse d’un potage qui propageait ses effluves d’une pièce à l’autre. C’était un plaisir simple, un bonheur chaque fois renouvelé tandis que l’homme regagnait son foyer, celui que, de ses propres mains, il avait bâti. Mais les temps n’étaient plus les mêmes, car les années écoulées marquaient inexorablement l’âme même de ce lieu, au gré des arrivées et des départs, des joies et des peines, des souvenirs heureux et des remords. Les jours ici n’étaient plus que deuils et douleurs, pourtant, Kapris préférait se rappeler le glorieux passé. Ce dernier défit ses loques trempées et les mit à sécher près du foyer orangé, en profita pour y fourrer du bois, puis marcha d’un pas lent vers la chambre conjugale, là où l’attendait sa famille.
Ici, la joie s’était absentée. Autour du lit, huit statues, immobiles, de quarante à vingt et un ans, priaient en silence, mains jointes et paupières fermées. Ces gens, enfants et petits-enfants du chef de famille, psalmodiaient à l’adresse d’Helrate, demandaient humblement les soins et la santé pour l’âme fragile qui se dissimulait sous les couvertures de laine. Aucun ne prêta attention à l’arrivée soudaine de Kapris, les pas bruyants de ses bottes raclaient pourtant le plancher grinçant. Il prit place sur une chaise jouxtant la couche, ignorant tout à fait la foule que composaient ses descendants, puis approcha son visage de celui de la mourante, qui l’observait de son œil vitreux. La crinière blanchâtre de la femme reposait sur le côté, tressée, elle serpentait sur les draps, bien en évidence. L’homme caressa le visage marqué par les années de sa femme, les rides et les cicatrices ornaient sa face comme autant de souvenirs, d’années partagées à vagabonder dans la région, à fonder une famille. C’était l’achèvement d’un cycle, la fin d’une vie. Sa main glissa sur l’épaule de sa bien-aimée, puis passa sur sa poitrine, là où il pouvait encore ressentir les faibles battements de son cœur. Kapris inspira profondément, il cachait la tristesse qui le tiraillait, qui l’assaillait en faisant monter des larmes et en serrant sa gorge. Des doigts fins vinrent se joindre aux siens, tout chagrin s’envola. Sa belle le regarda, un sourire marquait son visage, le même sourire qui éclairait ses traits lors de leur rencontre, cinquante ans auparavant.
Les enfants se levèrent puis sortirent un à un de la chambre, respectant l’intimité des anciens, de ceux qui furent à l’origine de leur existence. Enfin, Kapris et Maeva furent seuls. L’homme déposa un baiser timide sur les lèvres de sa belle, il s’agissait probablement du dernier, il préférait ne pas y penser.
— C’est la fin, Kapris, dit-elle en un murmure rauque mais souriant. Après ce qu’on a vécu ensemble, je ne regrette rien, pas un seul instant. Comme le temps passe vite.
Elle inspirait avec difficulté à la fin de chacune de ses phrases, cela rendait l’écoute de ses paroles pénible et désagréable. La faiblesse s’exprimait sur l’intégralité de son être, sa voix, ses mouvements, le faible battement de ses paupières, de son cœur. Elle faisait son âge, c’était une femme de plus de soixante-dix ans, un cache-œil ornait son faciès ridé, aux traits typiques des gens de Princalas, durs et réguliers, presque polygonaux. Son corps, amaigri par une semaine particulièrement éprouvante d’afflictions répétées, ne reflétait en rien la vie aventureuse de Maeva. Cependant, Kapris, lui, n’arborait pas les affres de la vieillesse, ni ride ni faiblesse, la carrure forte et vigoureuse d’un homme d’une petite trentaine d’années. Ses cheveux longs et sales ne s’étaient jamais teintés de gris, ils demeuraient aussi sombres que la nuit, quoique moins propres et éclatant que naguère. L’étincelle de ses yeux saphir restait toujours reluisante, même en pareille circonstance, il n’était pas du genre à se laisser abattre facilement, ceci n’était pour lui qu’une épreuve de plus.
— Je vais répondre à une question que, jadis, tu m’as naïvement posée, fit-il en un soupir désolé. L’immortalité est un fardeau, le pire qu’il soit pour un être humain. Je ne regrette rien non plus, Maeva, hélas, ces cinquante dernières années ne sont qu’une minuscule partie de ma vie, bien que ce fut la meilleure.
Ils se sourirent, puis s’embrassèrent à nouveau. Le silence régna brièvement, rapidement chassé par la nostalgie et la complicité.
— Tu te souviens de comment ça a commencé pour nous ? demanda-t-il sans chercher de réponse.
Maeva attrapa la main de son mari, pour la poser contre sa joue. Elle ferma son œil et sentit la chaleur lui envoyer une mince vague de vie, un sursaut qui la maintint chez les vivants quelques heures supplémentaires, la chaleur humaine de l’amour réciproque. Rouvrant les paupières, elle murmura :
— Notre rencontre lors du cataclysme ? Le combat sans espoir que nous avons mené à Phylas ? Ou, non, plutôt notre départ d’Escare, quand tu as quitté l’Ordre de la Citadelle. Oh, oui, raconte-moi notre première aventure, je veux entendre ta voix, ta douce voix, qu’elle m’accompagne jusqu’à la fin.
Kapris rapprocha encore la chaise sur laquelle il demeurait assis, puis accéda à la requête de sa femme. Fermant les yeux, il replongea des décennies en arrière, à l’époque pleine d’espoir où l’humanité se remettait peu à peu du Second Cataclysme.
À bientôt !
Merci pour ce petit moment d'évasion
Merci pour ton commentaire, je suis heureux que mon style fût plaisant à lire. Les deux principaux sujets du recueil sont l'immortalité, bien sûr, ainsi que le traumatisme de guerre. J'ose croire que cela sera à la hauteur.
À bientôt !
Je suis très intriguée par la suite et m'en vais immédiatement lire là la suite ! :D
Ça me fait plaisir de voir que mon texte fut à la hauteur de tes attentes. J'espère qu'il en sera de même pour le reste du recueil !
À plus tard.
Je te remercie pour ta lecture et la richesse de ton commentaire, ainsi que pour tes remarques pertinentes. Il est vrai que l'intégration de descriptions des gestes et expressions et l'un des premiers points à revoir pour mon texte (et pour l'ensemble de mes écrits, il est vrai). C'est une de mes priorités lors de ma prochaine phase de réécriture.
Concernant le cadre, les omissions sont volontaires, celui-ci va se révéler plus tard, par le biais d'évocations et de références. Dans les faits, je cherchais à créer un effet, au plus l'on s'éloigne du Second Cataclysme, au plus l'on en comprend l'action, sinon les grandes lignes.
Encore une fois merci à toi, et à bientôt !
L'idée de l'immortalité est séduisante, et souvent perçue comme un don. Malgré tout, cette notion de don se confond avec celle de malédiction, dès lors qu'elle touche un être humain. Et pour cause, la mortalité de l'Homme est partie intégrante de son existence : il sociabilise et se reproduit, car il est mortel. C'est là où l'humanité de Kapris entre en conflit avec son immortalité !
À plus tard !
C'était très immersif et une bonne mise en bouche pour continuer cette histoire !
Le récit, l'immersion dans le texte et les mots choisis sont vraiment sympas pour la suite.
Du coup... Chapitre suivant !
Je suis heureux que ce début t'ait plu, et espère qu'il en sera de même pour la suite. Merci beaucoup !
Je suis touchée par la nostalgie prégnante dans ce chapitre. C'est un sentiment qui parle à beaucoup je pense, et qui amène aussitôt l'empathie. On a envie de savoir qui sont ces gens et de connaître leur histoire...
Au plaisir de te retrouver par la suite.
Cette introduction est une excellente entrée en matière qui place immédiatement le style -magnifique, d'ailleurs- tout en laissant une part de mystère dabs cette maison qui semble avoir vécu plus d'une aventure.
De plus, commencer une histoire par la mort de son personnage est une bonne idée, qui permet de s'imprégner encore plus de la vie de Maeva.
En bref, ce premier chapitre est accrocheur et part directement dans la Pile à Lire ;)
Merci à toi pour ce commentaire encourageant, j'espère que la suite sera à la hauteur de tes attentes. J'ai utilisé le décès de Maeva comme début à l'histoire afin d'immerger le lecteur dans un bain de nostalgie. De cette manière, l'on a à souhait de se remémorer ses aventures, même si on ne la connait qu'à peine, à ce stade.
À bientôt !
Me voici par ici.
Un très bon premier chapitre. Les descriptions sont belles et immersives. C'est une bonne idée de démarrer ainsi avec ce vieux couple qui va se remémorer leurs nombreuses aventures. Bravo!
Quelques remarques:
"cela rendait l’écoute de ses paroles pénibles et désagréables"
pénible et désagréable au singulier "c'est l'écoute" le sujet. Et je trouve cette phrase en trop en fait, Maeva est à l'article de la mort, je trouve que c'est hyper négatif. Comme si Kapris trouvait désagréable de l'écouter mais ce n'est que mon avis! ;-)
"L’étincelle de ses yeux saphir restait toujours reluisante"
Luisante plutôt?
A bientôt!
Je corrige les erreurs et j'ajoute tes remarques à mon carnet pour la réécriture finale.
Merci encore.
Très bon premier chapitre. J'accroche directement à ce genre d'histoire d'un immortel amoureux d'une mortelle qui le reste jusqu'à la fin. C'est très beau, et on imagine tout de suite que l'on va découvrir les aventures de Kapris à travers son discours à sa femme mourante, donc belle accroche. J'espère qu'on saura pourquoi il est immortel d'ailleurs.
J'apprécie également ce climat apocalyptique où l'humanité alterne entre périodes d'espoir, et périodes sombres ...
De plus, ton style est très agréable à lire !
L’ambiance apocalyptique/postapo est un contexte où l’on peut exprimer le bon et le mauvais, le bien et le mal, ainsi que leurs nuances de manière prononcées à mon sens. C’est là tout le plaisir qu’on prend à en lire ou à en écrire !
Bonne lecture et merci pour le retour.
Alors je l'avoue, j'ai été attirée par ta cover, mais je trouve que ce prologue est une jolie mise en bouche. Ta plume est très agréable à lire et j'arrive facilement à matérialiser la scène dans ma tête.
Sans compter que j'adore cet univers ! Gros +1 pour moi !
Merci pour ton commentaire, heureux que mon style te plaise, c'est stimulant à lire comme compliment. Heureux que la couverture ait eu son petit effet.
En souhaitant que la suite te convienne de la même manière !
J'ai trouvé cette introduction très bien menée. J'aime beaucoup ton style fluide et un brin poétique, avec des descriptions riches, mais concises. Elles permettent de poser une ambiance feutrée et nostalgique qui convient très bien aux sentiments des personnages.
Je trouve aussi que c'est une très bonne approche de commencer une histoire par la mort de son personnage principal (je l'avais encore rarement vu). On se prend immédiatement d'affection pour Maeva et Kapris tout en étant titillé par le mystère de leur passé.
J'ai très envie de poursuivre la suite de ses histoires pour savoir comment ses deux personnages qui semblent haut en couleur se sont rencontrés.
Ce début par la fin était, je le crois, le meilleur moyen de présenter ce duo et leur complicité. Il s'agissait de faire comprendre la relation entre ce deux personnages, tout en laissant supposer la richesse de leur passé. L'approche s'est donc un peu imposée d'elle-même si je puis dire.
En espérant que la suite soit à la hauteur, merci encore.
La complicité entre Maeva et Kapris est palpable, j'ai hâte d'en apprendre plus sur leurs aventures qui m'ont l'air palpitante
J'espère que tu vas prendre plaisir à lire les péripéties de ce duo au cours de ces huit histoires (ou plus, ne sait-on jamais).