« Sören ! Je pars, n’oublie pas de t’occuper des animaux ! »
Le petit garçon n’eut même pas le temps de se réveiller et lui répondre qu’il était déjà parti. Son père était toujours pressé vers la mer le matin. C’était le soir qu’ils pouvaient vraiment discuter, après leurs longues journées de travail. Son père avait beau être pêcheur, il avait tenu a ce que son fils s’occupe d’un petit morceau de terre et de quelques animaux de ferme. Rien de bien grand, mais assez suffisant pour occuper un enfant seul toute la journée. Sören prit le temps de se réveiller et de manger avant de courir vers l’étable.
« Et toi, Våt, tu y crois à cette histoire de tortue volante ? »
Le pauvre renne à qui il s’adressait ne pouvait que le regarder avec de grands yeux noirs mélancolique, attendant avec patience sa nourriture quotidienne que le garçon finissait toujours par lui donner. Soupirant, le petit garçon fini par laisser tomber et laisser l’animal manger en le regardant en silence.
« Mais quand même, une tortue pareille... Je suis sûr que je pourrai la voir ! Même si elle vole très haut et qu’elle est presque blanche. Vraiment, papa, des fois… »
Pour confirmer ses dires, il se pencha en avant, presque à la limite de tomber pour regarder le ciel. Mais pour ce jour, c’était peine perdu. L’enfant soupira encore.
« En tout cas, même si on pouvait la voir d’ordinaire, avec tous les nuages qu’on a aujourd’hui, il est clair que c’est impossible de la voir… Elle pourrait très bien se cacher au dessus. »
Le garçon resta penché, perdu dans ses pensées à contempler le ciel. Il rêvait encore des récits de son père. Il imaginait cette tortue géante dans le ciel gris, sa taille gigantesque et sa façon de se mouvoir comme si elle nageait dans une mer immense. Se servant des nuages comme point de repère, il essayait de créer, juste pour ses yeux, quelques instant, l’animal dantesque que son père lui avait décrit… Jusqu’à ce que le renne, peut-être agacé, le poussa légèrement de son museau et le fit tomber à la renverse.
Sören avait grandi depuis son plus jeune âge avec son père. Il n’avait jamais connu sa mère, morte à sa naissance, mais la présence du conteur lui suffisait amplement. Attentionné et patient, il s’endormait tous les soirs avec de nouvelles histoires venant de tous les horizons. Désormais âgé d’une huitaine d’années, il avait l’impression de tout connaître du monde. Mais malgré toutes les histoires qu’il avait pu entendre de son père, toujours différentes, malgré toutes les aventures extraordinaire qu’on avait pu lui raconter, l’histoire de la tortue volante résonnait différemment en son cœur. Comme si elle recelait une richesse et une profondeur insoupçonnée.
« Hé, Våt, tu crois que que je pourrai partir à la recherche de la tortue volante, quand je serai grand ? Comme ça je ferai comme papa ! J’irai partout, je découvrirai des trésors et pleins d’histoires à raconter ! »
Pour toute réponse, le renne secoua la tête. L’enfant éclata de rire.
« D’accord, d’accord ! Tout d’abord, on va surtout te dégourdir les jambes ! Mais tu n’as pas intérêt à te plaindre si on finit trempé ! »
Et sans plus attendre, le garçon monta sur l’animal. La maison de Sören et de son père était assez éloignée du village, avec un morceau de jardin et légèrement sur les hauteurs où la tortue volante se serait laisser poser. Construite pierre par pierre par le conteur et sa femme, elle semblait presque sur le point de tomber en permanence. Mais elle tenait sur son bout de terre depuis dix ans et tout ceux qui la voyait se sentait mieux, comme si le simple fait de la voir suffisait à ressentir toute la chaleur qui s’en dégageait. Sören, quant à lui, ne pouvait s’empêcher de se sentir fier en voyant sa maison de loin. Fier d’être le fils de celui qui l’a construite, mais aussi fier de lui-même, de pouvoir en sortir seul. Le renne, de son pas sûr, continua de descendre vers le village tant aimé. Ce n’était pas des habitations très riche, mais les pêcheurs qui vivaient là avaient tous des valeurs de vie qui les rendait agréables. Si Sören aimait vivre dans sa maison en pierre, aller au marché du village était toujours un plaisir dont il ne pouvait se priver.
« Hola, Sören ! Tu es sûr que tu maîtrises cette bête ? Elle a quand même de grandes cornes ! »
Avec un grand sourire, le garçon prit le temps de descendre de sa monture avant de saluer le pêcheur qui venait de le reconnaître, grand homme bourru aux muscles proéminents.
« Salut, Askel ! Ne t’inquiète pas, Våt n’a jamais fait de mal à personne, tu le sais bien !
– Bon sang, plus tu grandis, et plus tu deviens le fils de ton père, Sören. »
Le garçon rit pour toute réponse. Rien ne pouvait lui faire plus plaisir.
« D’ailleurs, reprit le grand homme, ton père nous a promis une soirée de contes au village, ce soir ! Tu viendras y assister ?
– Bien sûr ! Je ne raterai jamais ça !
– Brave garçon. J’espère qu’il t’enseigne ce qu’il sait, car je ne connais personne capable de raconter aussi bien que lui. C’est comme si il avait vu tout ce qu’il décrivait !
– Mais il a vu ! Tout ce qu’il raconte, il l’a vécu ! Même la tortue volante ! »
Sören s’énervait comme si il avait quelque chose à prouver. Mais dans son regard ne luisait qu’une étincelle de défi. L’homme siffla.
« Oh, il s’est enfin décidé à te raconter cette histoire ? C’est que tu grandis vite, petit. Penses-en ce que tu veux, tiens ! Tu verras bien comment l’histoire grandira avec toi.
– Au fait, Askel, réalisa le garçon en changeant brusquement de sujet. Pourquoi tu n’es pas sur ton bateau ? »
Le visage de son interlocuteur devint très vite soucieux.
« Tu as vu le temps, gamin ? Une tempête se prépare. Bien trop dangereux pour quelques poissons.
– Tout le monde est resté au port ?
– Non, évidemment… Il y a toujours des inconscients pour prendre le risque.
– Et mon père ?
– Il en fait partie, comme d’habitude, avoua l’homme en soupirant avec gêne. C’est pour ça qu’il a promis une soirée de contes au village, une fois qu’il serait rentré. ‘’Les histoires sont plus passionnantes quand on a risqué sa vie’’, qu’il dit. »
Le garçon, silencieux, baissa la tête. Les gros traits soucieux de l’homme tentèrent de se faire plus léger.
« Mais ça va aller, garçon ! Après tout, à chaque fois qu’il nous a fait le coup, ça nous a fait des bonnes soirées par la suite. Il n’y a pas de raison pour que cette fois-ci soit différente.
– Bien sûr ! »
Mais en son cœur, il ne pouvait être totalement serein. Voulant absolument ne rien laisser paraître, il rempli son sac de vivres de marché, préparant le repas pour la soirée de veille. Les vendeurs touchés de le voir lui faisait très souvent des prix. Il appréciait de parler avec le reste du monde, comme un don qui lui avait été offert à la naissance.
Cette journée fut bien un jour de tempête. La pluie tomba durement dès que Sören se dirigea chez lui.
« Ah, Våt, on est bon pour être trempé comme si on avait plongé dans la mer ! »
Il descendit de sa monture presque aussi tôt pour laisser les pas du rennes s’assurer de la route. Le trajet lui sembla long. Tout son cœur voulait se retourner vers la mer, mais le regard figé sur les pierres glissantes et la main bloquée sur les rênes, il continua d’avancer, lentement, avec prudence. Voir sa maison en pierre fut une délivrance ; il rentra l’animal à l’étable, le sécha avec précaution, silencieusement. Il n’était plus d’humeur pour une conversation à sens unique.
Maussade, il fit tout ce qu’il avait a faire. Il s’occupa autant qu’il pouvait du bout de jardin de la maison, installant de quoi protéger les plantes. Il s’occupa des chèvres et des poules avec beaucoup de soin. Comme tous les enfants de son âge, il aimait les animaux. Puis il rangea la maison en pierre, allumant le feu et mettant des sauts sous les fuites d’eau sauvage. Et il attendit. Difficile de savoir l’heure qu’il était avec un gris aussi uniformément prononcé. Peut-être que l’inquiétude le poussait à exagérer, mais tout lui sembla long, comme si l’eau tombait au ralenti. Après ce qui lui semblait être plusieurs heures à regarder par la fenêtre, il se décida. s’habillant chaudement comme pour une tempête de neige, il reparti retrouver son compagnon.
« Allez Våt, cette fois-ci on ne pourra pas dire que tu ne mérites pas ton nom ! On va aller voir la mer. »
Et il redescendit a nouveau la montagne. Cette fois-ci, des courants d’eaux comme des sortes de rivières l’accompagnait tout le long de la descente. Leur bruit doux et régulier le berçait tout autant qu’il l’inquiétait. Il tenta d’accélérer le pas, mais glissa sur un cailloux plat qui le fit tomber à la renverse.
« Ne t’inquiète pas, fit-il dans le vent, je vais bien. On continue… »
Quand il arriva au village, il semblait presque faire nuit. Tenant les rênes d’une main tremblante, il couru aussi vite qu’il pouvait jusqu’au port où tous les bateaux venaient se faire amarré. Tout était désert ; peu de fous se risquaient dehors avec une pluie aussi dense. Tous les bateaux semblaient fermement amarrés. Les vagues les secouait sans aucune tendresse, manquant de les faire exploser sur la berge. Presque tous semblaient présent, les un a coté des autres, de façon stricte. Mais il en manquait. Et parmi les manques, le fameux bateau blanc de son père, celui dans lequel Sören rêvait de monter depuis qu’il était petit. La mer bourdonnait à ses oreilles, d’un bruit assourdissant. Mais perdu, le garçon continua. Protégeant ses yeux du sel renvoyé violemment par le vent, il regardait les bateaux, un à un. Il ne se souciait même plus de réfléchir.
« Peut-être qu’il l’a juste amarré autre part. Il fait noir, il a pu se tromper… »
Il longea ainsi tout le port. Mais il n’y avait aucun bateau blanc. La pluie s’accentua avec la pauvre lueur de la lune qui n’arrivait même pas a transpercer l’orage. Le vent hurlait à ses oreilles d’abandonner. Mais il les couvrit, et avança encore. Son renne, impassible, continua sans broncher à le suivre, le soutenant presque. Il avait connu des tempêtes de neiges bien plus dérangeante, dans son innocente vie de renne. Pour Sören, en revanche, tout lui semblait être la fin du monde. n’arrivant plus à courir, il clopina en regardant a nouveau, un à un, tous les bateaux, une nouvelle fois. Mais son père n’y était pas davantage.
Les lumières des maisons derrières lui, faiblardes, semblaient l’appeler. Il les ignorait. Comprenant que son père n’était tout simplement pas revenu, il ne pouvait désormais que l’attendre sur la berge, avec la certitude qu’il reviendrait. Épuisé, il s’assit face à la mer. L’eau qui tombait en trombe assourdissait sa raison. Il ne pouvait plus s’entendre penser. Våt s’allongea dans son dos, comme en réconfort. Mais Sören ne sembla même pas le remarquer. Avec l’eau qui tombait depuis plusieurs heures, le poil du renne n’était ni chaud, ni doux. Sören ne s’en soucia pas davantage. Il ne se souciait plus de l’eau, du sel, de la fin du monde. Assis par terre, sous la pluie, l’eau lui rentrant dans les yeux, ses mèches de cheveux collées et coulantes versant de l’eau sur ses joues et son dos, il restait droit, immobile, en attente.
« C’est comme la tortue volante, Våt. Il est là… Mais on ne peut pas le voir. Il va revenir. Et on sera là pour l’accueillir. C’est d’accord, Våt ? On est bien d’accord ? »
Sa voix s’était brisée. Elle avait a peine réussi à passer au dessus du bruit des vagues déchaînées. Mais quelle importance ?
« Sören ! Oh mon dieu, Sören, je savais bien que tu serais ici ! Rentre vite, tu vas attraper la mort ! »
Askel se précipitait sur le garçon tout en s’exclamant. Pourtant, le garçon ne bougea pas, comme si il était bien plus loin. Une fois arrivé à sa porté, l’homme le prit dans ses bras.
« Il ne faut pas rester là, Sören ! C’est dangereux ! »
Le garçon jusque là stoïque face aux vagues se mit alors à hurler.
« Lâche moi ! Lâche moi ! Il est encore là bas ! Il faut l’attendre, il va revenir ! »
L’enfant était si trempé qu’il glissait sous les doigts. L’homme arrivait à peine à le garder dans ses bras, essayant vainement de maîtriser une anguille. Soudainement effrayé par les cris de son maître, le renne qui était resté sage jusque là s’enfuit en un éclair vers la montagne.
« Sören, c’est fini ! Il ne reviendra pas ! Reprend-toi, mon garçon !
– Non ! Il est avec la tortue volante, elle va le sauver ! Elle va le ramener sur son dos, elle va l’aider, comme la première fois !
– Sören, je sais que tu es triste mais la tortue volante n’existe pas ! Ce n’est qu’une histoire !
– Tu mens ! Elle existe forcément, sinon il n’aurait jamais été là ! Il va revenir ! Il est obligé ! »
Les cris stridents du garçon résonnèrent jusqu’à la lune. Il mordit le bras du pêcheur de toutes ses forces pour se dégager, mais il se prit un coup sec à l’arrière du crâne par l’homme agacé qui lui fit perdre connaissance aussitôt.