Une pelote de fils rouges

Par Bleiz

Qui eut cru que je frôlerais la mort deux fois en une seule journée ?

—Ingri-i-i-d ! On a cru que tu étais mooooorte ! sanglota Tristan en me serrant dans ses bras.

Je lui aurais bien répondu, mais son étreinte étant plus proche de celle du boa constrictor que du garçon moyen, je n’ai pu que gargouiller quelques mots qui se voulaient rassurants.

Après un long voyage silencieux, passé à panser nos plaies, les Héros et moi étions arrivés à Marseille. Le flash des caméras s’est abattu sur nous immédiatement. À peine sortie de l’avion que je fus complètement aveuglée, pressée de micros de toutes parts. Les questions et les journalistes se bousculaient :

—Pythie, pouvez-vous nous raconter exactement ce qui s’est passé ?

—Savez-vous qui étaient ces hommes ? Étiez-vous leur cible ? 

—Il est trop tôt pour déterminer tout cela, m’efforçai-je de répondre. La police a été avertie…

Note pour plus tard : … et est intervenue avec la ponctualité d’une horloge de Dali.

—Le plus important est que nous allions tous bien. Les héros se sont battus avec vaillance et grâce à eux, personne n’a été blessé. Cette attaque est la preuve de l’importance de la Quête. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…

Sur quoi je m’étais faufilée derrière la grande silhouette d’Élias qui, d’un regard glacial, dissuada quiconque de nous suivre. Enfin, presque : Charlotte et Tristan nous avaient attendu et avaient suivi avec angoisse les nouvelles de l’attaque-surprise. D’où les effusions. À peine mon cousin me lâcha-t-il que ce fut le tour de mon agent :

—Ingrid ! Tu m’as flanqué la frousse ! s’exclama-t-elle en se jetant à mon cou.

—Je sais, désolée… dis-je en lui rendant son étreinte. Crois-moi, c’était pas prévu !

Et c’est bien là le problème, lecteurs. Je ne l’avais pas vu venir. Je pensais avoir tout calculé, jusqu’aux moindres détails et pourtant je devais me rendre à l’évidence.

J’avais échoué.

Une variable m’avait échappé et l’équilibre savamment construit s’était effondré sous mes doigts. La Quête, mon grand projet, avait failli mourir avant même d’avoir véritablement commencé. Pire que tout : mes Héros s’étaient trouvés en danger. Une partie de moi répétait en boucle que c’était une bonne chose. Ils avaient pu faire leurs preuves, voir ce qui les attendait. Quoi de mieux pour les convaincre du bien-fondé de cette aventure ? Mais je ne parvenais pas à effacer complètement la culpabilité qui m’avait rongé tout notre vol.

Froitaut apparut tout à coup à côté de nous et déclara :

—Désolé d’interrompre vos retrouvailles, les enfants, mais les journalistes veulent nous poser des questions. Qu’est-ce qu’on fait ?

—Rien du tout, s’écria Charlotte en me relâchant. Je vais me charger d’eux. Deux taxis vous attendent à l’extérieur, ils vous emmèneront à votre hôtel. Tout est arrangé !

—Je vois ça, murmura mon professeur en nous dévisageant. Il finit par croiser mon regard : Il semblerait que j’ai mal jugé la situation.

Je m’apprêtais à lui répondre quand Gemma, suivie du Voleur et du Chevalier, restés derrière, parvinrent à échapper aux paparazzis et se précipitèrent vers nous :

—Pitié, Ingrid, dis-moi qu’on se casse d’ici, vite, me glissa-t-elle tout en agitant la main aux badauds qui nous prenaient en photos et criaient nos noms. Parce que si un de ces abrutis me demande encore de leur chanter quelque chose, je vais leur enfoncer leurs micros là où je pense…

—Pas la peine, on y va !

Aussitôt, Baptiste et Martin coururent récupérer notre chariot de bagages et se mirent à le pousser en direction de l’ascenseur. Je pris Tristan et Charlotte par la main et m’écriai :

—On est parti !

J’aimerais dire qu’en deux minutes, c’était plié. Que nous étions sortis sans le moindre souci et que nos fans, sensibles à notre épuisement visible et à nos demandes, s’écartèrent et nous laissèrent passer respectueusement. La vérité, c’est qu’il nous a fallu une demi-heure pour fendre la foule et traverser les cinq cent mètres qui nous séparaient de la sortie.

Quel drôle de spectacle, que de voir débarquer cinq Héros et un oracle complètement déchevelés et transpirants devant le comptoir d’un hôtel ! C’est bien simple, on dirait le début d’une mauvaise blague. Dieu merci, le personnel eu la délicatesse de ne pas faire le moindre commentaire : on nous donna nos clés et nous mena à nos chambres dans un silence seulement rompu par nos respirations épuisées.

Je grimpai les escaliers, chaque marche plus douloureuse que la précédente, quand Baptiste me tapota l’épaule. Le reste du groupe nous dépassa et il me chuchota, l’air de rien :

—Tout va bien ?

—Bien sûr que tout va bien. Pourquoi ça n’irait pas ?

Il me regarda d’un drôle d’air. 

—Tu t’en veux de ne pas avoir prévu ce qui s’est passé ? Ou tu étais au courant et a préféré ne rien dire ?

—Bien sûr que je ne savais pas ! sifflai-je en me redressant. Je sais que tu ne me crois qu’à moitié, mais pas la peine de m’insulter.

Je me mordis la lèvre, inspirai profondément, puis avouai à demie-voix :

—C’est vrai, je m’en veux. Je ne comprends pas comment un truc pareil a pu m’échapper. Ça me dépasse.

—Bah, fit Baptiste en me donnant un petit coup de coude, c’est pas comme si ce genre de pouvoir était réputé pour son infaillibilité.

—Mmm… Pour être honnête, ce qui m’embête le plus, c’est la vitesse et la facilité à laquelle ces types se sont enfuis. Et sans laisser de traces !

En effet, le temps que la police et les secours arrivent sur place, nos assaillants avaient disparu sans rien laisser derrière eux. Les Héros avaient bien essayé de les suivre alors qu’ils battaient en retraite. Mais ni Gemma, ni Élias, pourtant les premiers à leur courir après, n’étaient parvenus à les rattraper. Le temps qu’ils sortent du bâtiment, ils n’y avaient plus personne. De plus, les caméras n’avaient aucune image de nos mystérieux assaillants. Pas un indice, à part une oreillette super sophistiquée qui devait les relier à leur commanditaire. Au moins, cela me permettait de confirmer ma théorie : ces hommes n’étaient pas venus sur un coup de tête, ils avaient été envoyés par un autre. Mais qui ? Le mystère restait entier. Autre chose étrange : hormis les balles tirées par l’arme que Martin et moi avions ramassée, toutes étaient à blanc. Il n’en avait pas fallu plus pour que la police déduise que l’homme qui m’avait fait face avait pour cible nul autre que moi. Je remontai mes lunettes du bout de mon nez :

—C’est une chance que Gemma sache se battre. Je ne sais pas ce qu’on aurait fait sans son aide.

—Moi non plus, renchérit le Chevalier en acceptant de bonne grâce le changement de sujet. Apparemment, elle a été victime d’un accident de voiture quand elle était gamine et, pour reprendre confiance en elle, elle s’est mise au krav-maga.

—Pas le piano ? dis-je en levant un sourcil.

Baptiste secoua la tête :

—Non, ça, c’était quelques années après. Je t’avoue, Pythie, que ce qui m’intrigue le plus, moi, c’est quelque chose que Gemma m’a dit…

Je retins mon souffle. Mon Barde aurait-elle remarqué une faille dans mon histoire ? Un détail que j’aurais oublié de dissimiler, au milieu de la panique ? Le Chevalier reprit :

—Comment tu savais, pour le taser dans son sac ?

—Oh, ça ! Pouvoirs divinatoires, répondis-je en sortant mon téléphone de ma poche.

Il émit un petit bruit d’assentiment et en resta là. Bon, lecteurs, à vous, je ne vous la fais pas : ce n’était évidemment pas une vision céleste qui m’a révélé le contenu de la sacoche de Gemma. La vérité est beaucoup moins noble que ça : j’ai fouillé dans son sac quand elle est partie aux toilettes. Je crois qu’Élias m’a vue, bien que j’aie essayé d’être discrète, mais ce n’est pas grave. S’il y en a un à qui je fais confiance pour garder mes secrets, c’est lui !

Enfin, nous parvînmes à nos chambres. Gemma et moi en partagions une. Deux lits minuscules recouverts d’une couverture aux motifs douteux faisaient face à un écran de télévision. Je roulai ma valise dans un coin et me laissai tomber sur le lit. Le Barde s’assit sur le sien. Nous restâmes ainsi, à fixer le plafond en silence, pendant quelques minutes.

—Je prends ma douche en premier, finit par dire Gemma en se levant lentement.

—Mmm.

J’étais en train de fondre dans le matelas. Je serais bien restée comme ça jusqu’au lendemain, hélas le sort en décida autrement : mon téléphone vibra tout à coup dans ma poche. Je décrochai mécaniquement :

—Allô, ici la Pythie, si vous voulez une prédiction, il faudra prendre rendez-vous. Je vous cache pas que je suis un tantinet occupée, ces derniers temps…

—Qu’est-ce que tu me chantes, Ingrid ? Tu es bien arrivée à l’hôtel ? s’inquiéta une voix que je connaissais bien.

—Maman ! m’exclamai-je en me redressant brusquement. Oui, je suis dans ma chambre, là. Attends, je te mets en vidéo.

Quelques clics plus tard, les visages de mes parents s’affichèrent sur l’écran. Je remarquai immédiatement les sourcils froncés et inquiets de ma mère, et déglutis. Ça allait être ma fête. Je tentai de m’expliquer : 

—Je te promets que c’est pas moi qui ai arrangé ça ! Je n’avais aucune idée qu’on allait se faire attaquer. C’était très bizarre, d’ailleurs, ils sont venus et disparus comme par magie ! Je claquai ma langue contre mon palais, frustrée de mon erreur. Je n’avais pas du tout prévu… Je coulai un regard vers la salle de bain ; mieux valait rester prudente. Enfin, vu, ce qui allait se passer.

—On s’en fiche, c’est pas grave, ça ! explosa ma mère. Est-ce que toi, tu vas bien ? 

—Il paraît qu’ils avaient des armes à feu, c’est vrai ? demanda mon père.

—Euh, oui, mais la plupart étaient à blanc… Je décidai de ne rien dire à propos de l’homme que Martin avait assommé. Vous n’êtes pas en colère ?

—Non, bien sûr que non ! Ma chérie, le plus important pour nous, c’est que tu ailles bien, insista mon père en prenant le téléphone dans ses mains. 

Je hochai la tête, la gorge serrée. Heureusement, je n’eus pas à réfléchir à ce que j’allais bien pouvoir répondre, car mon père enchaina immédiatement :

—Est-ce que la police sait pourquoi on a cherché à vous… blesser ? Arrêter ? Qu’est-ce qu’ils voulaient, exactement ? Ils savent qui a fait ça ?

—Aucune idée, fis-je en haussant les épaules. Pour l’instant, ils n’ont pas trouvé de piste. Donc, on attend…

—Tu dois rentrer à la maison, insista ma mère. Ingrid, ça devient trop dangereux. Je savais que ce n’était pas ta meilleure idée depuis le début, mais là-

—Comment ça, pas ma meilleure idée ? m’insurgeai-je en m’ajustant contre mes oreillers. Écoute, on a failli se faire tuer, ça arrive. Ça fait partie des risques quand on entreprend une Quête. Regarde l’Odyssée, ils s’en sont beaucoup moins bien sorti que nous ! À moins qu’on ne croise une foldingue qui essaie de nous transformer en cochons, je pense qu’on s’en sortira.

—Ingrid Karlsen, je ne plaisante pas ! Bon sang, mais comment es-tu parvenue à nous convaincre de te laisser partir comme ça ? gémit ma mère en passant une main lasse sur son visage.

—Je ne peux pas rentrer, assénai-je. Même si je le voulais. D’un côté, je suis allée trop loin et de l’autre, la Quête commence demain ! Je ne peux pas me retirer maintenant. Qu’est-ce que ça dirait de moi ? Sans parler des Héros : si je les laissais ici et que je faisais demi-tour, ils n’auraient plus jamais confiance en moi. Déjà que là, c’est pas simple ! 

Nous nous jaugeâmes du regard pendant une poignée de secondes qui parurent une éternité. Finalement, ma mère baissa les armes :

—Très bien, j’ai compris. Fais ce que tu veux, mais je t’en prie, sois prudente ! N’agis pas sur un coup de tête ! Tu as un tel don pour t’attirer les ennuis…

—Faut croire que c’est héréditaire, dis-je en souriant. De la vapeur d’eau vint obscurcir mes lunettes ; ma colocataire n’allait pas tarder. Je me dépêchais donc d’ajouter : Je dois y aller. Je vous embrasse tous, OK ? 

—Oui, nous aussi. Et n’oublie pas de-

Je raccrochai. Je n’avais pas besoin d’un sermon aujourd’hui ! Je glissai de mon lit et m’arrêtais juste avant d’entrer dans la salle de bain. Gemma en sortit, les cheveux trempés.

—Réunion surprise avec tous les héros ! Préviens-les. Je prends ma douche en attendant.

—Attends, quoi ? Réunion… quand ? demanda Gemma tandis que je m’éclipsai dans la salle d’eau.

—Maintenant ! répondis-je.

Un rapide shampoing plus tard et un pyjama rouge cerise sur le dos, j’allai toquer à la porte de Baptiste, Gemma derrière moi. Élias nous accueillit avec son air chaleureux habituel :

—Vous êtes les dernières ! Entrez, fit-il en s’effaçant contre le mur.

Martin, Baptiste et Froitaut, assis au sol, étaient en pleine partie de cartes. Mon professeur lança un as de trèfle sur la pile au milieu du cercle, provoquant un concert de lamentations.

—Comment vous faites pour toujours avoir la meilleure main ? C’est un jeu de hasard ! s’écria Martin, ébahi.

—Ah, jeune homme, c’est là la beauté des mathématiques et des statistiques. Tout ce qui paraît être dû au hasard, comme vous dites, est en vérité le fruit d’une logique implacable. Comment croyez-vous que des professionnels gagnent des milles et des cents au poker ? Pas par chance, je vous l’assure !

—En attendant, je me couche, lança mon Chevalier en posant ses cartes à ses pieds. 

—Navrée d’interrompre les réjouissances, les amis, mais je pense qu’un débrief s’impose.

Tous se tournèrent vers moi. J’affrontai leurs regards un par un, avant de déclarer :

—Charlotte m’a communiqué le programme officiel de demain et moi… j’ai vu ce qui allait se passer. Ça va commencer ainsi : réveil quand ça vous chante, vous vous préparez comme vous voulez mais à neuf heures, je vous veux sur le pont ! Car vous avez rendez-vous exclusif avec des journalistes. Ces interviews auxquelles vous avez échappé à l’aéroport ? Elles ont retrouvé votre trace et vous attendent de pied ferme. Avec un peu de chance, ça ne devrait pas durer plus de deux heures. Je compte sur vous pour être mesurés et prudents dans les réponses que vous donnerez…

Je jaugeai l’attitude de chacun, mais pas de réaction. Satisfaite de leur obéissance, je poursuivis : 

—Si on vous pose des questions où vous ne savez pas quoi dire, embranchez sur une anecdote ou je-ne-sais quoi ! Ça devrait suffire. Ensuite, vous aurez quartier libre jusqu’au soir. Profitez de la ville, apprenez-la, allez à la rencontre des habitants et faites-vous des amis… Vous allez en avoir besoin. Entre nous, demain sert plus à une mission de reconnaissance qu’autre chose. Si tout se passe comme prévu, chuchotai-je en baissant les yeux.

—Et vous, Pythie ? s’enquit l’Assassin, anxieux. Que comptez-vous faire ?

—Oh, moi, j’ai du pain sur la planche. Rassurez-vous, rien de dangereux. Enfin, pas trop, nuançai-je après une seconde de réflexion. Je crois.

—Tu ne voudrais pas que l’un de nous t’accompagne ? suggéra Gemma.

—Pas la peine. Charlotte et Tristan seront avec moi. Et puis, j’ai promis à mes parents que je ferai attention. Je vois mal ce que je pourrais faire de plus ! Sur ce, je vous laisse. Je tombe de fatigue !

—Moi aussi. Je vous conseille de faire de même, déclara Gemma en me précédant. Connaissant la petite Pythie, cette nouvelle journée ne va pas être de tout repos !

 

2 février: Chers lecteurs, il est tard. Cependant, je reste fidèle à ce journal de bord et vais donc vous faire le récit de mes aventures quotidiennes. Aujourd’hui fut plus calme que je n’avais osé l’espérer : cela dit, elle l’était d’autant plus que je sais ce qui nous attend demain. Pas de mauvaise surprise, rassurez-vous ! Les acteurs que j’ai engagés, ou plutôt que Charlotte et son équipe ont déniché, vont enfin entrer sur scène.

Maintenant que j’y réfléchis, je me demande si ce sont vraiment des acteurs. Ce ne serait pas des malfrats en mal de salaire qu’elle aurait pêché au hasard, n’est-ce pas ? Suis-je bête, c’est ce que je ferais, pas elle. Ce n’est pas son style ! En revanche, d’anciens boxeurs semi-professionnels à la retraite, ça ce n’est pas impossible. Mmm. On verra bien.

Pendant que mes Héros se préparaient à affronter les caméras, je me faufilai discrètement hors de l’hôtel pour retrouver mes amis quelques rues plus loin.

—Vous êtes prêts ?

—J’aimerais dire oui, sauf que je n’ai pas la moindre idée de ce que tu nous réserves, remarqua Tristan en se balançant d’un pied sur l’autre.

—Ah oui, j’ai oublié de vous expliquer. Pour être franche, je ne sais pas trop. Le plus urgent, ce serait de trouver qui est derrière l’attaque d’hier. Sauf que même la police patauge dans la semoule ! expliquai-je, bras au ciel.

—Donc tu ne sais vraiment pas ce qui s’est passé ? m’interrogea mon cousin, avant d’échanger un regard avec Charlotte. 

—Bien sûr que non. Vous le savez, en plus, on a discuté des étapes ensemble.

—OK, mais ce serait bien ton genre de faire cavalier seul sur un coup de tête. Ingrid, si c’est pas toi qui a planifié l’attaque d’hier, ça veut dire…

—Je sais Charlotte. C’est pour ça qu’il faut qu’on investigue maintenant. J’ai besoin de plus d’informations, sans quoi ma formule est presque… inutile, dis-je, amère. Une chose est sûre : ceux qui nous ont attaqué à Paris n’abandonneront pas juste parce que je suis à Marseille. Ils vont venir. À nous d’être plus malins qu’eux.

Note pour plus tard : Malin ou pas, nous avons fait chou blanc. Pas le moindre bout d’indice dans toute cette maudite ville ! Enfin, là où nous sommes allés en tout cas.

Une journée de perdue à tourner en rond. Enfin, pas perdue pour tous : mes Héros, assemblés autour de la table du dîner, me racontèrent en long, en large et en travers leurs aventures du jour. Entre concert impromptu de Gemma et échanges enthousiastes avec les locaux, tous semblaient ravis, même Froitaut. Martin avait les yeux encore pleins d’étoiles en me décrivant son après-midi. Et moi je les écoutai, sourire aux lèvres, poussant des hurlements de désespoir intérieurs en songeant à la menace qui flottait au-dessus de nos têtes et que tous, à part moi, semblaient avoir oublié.

3 février : Peut-être est-ce juste la peur qui me joue des tours. Ou un début de paranoïa -tout à fait justifié par ailleurs.

Je me demande s’il n’y a pas une taupe parmi mes Héros.

Je n’arrivais pas à me chasser l’idée de la tête. Alors j’ai décidé de prendre des contre-mesures.

Ne me regardez pas comme ça, je n’ai presque rien fait ! J’ai juste demandé à Élias de porter sur lui une petite caméra-espion, quasi-invisible, à accrocher au col de sa chemise. Les yeux étincelants, il a accepté sur-le-champ. Quant à mon deuxième espion…

Aujourd’hui, je me suis levée bien plus tôt que d’habitude. Tôt, tard, autour de cette limite flou qui s’étire entre deux et quatre heures du matin. En effet, j’avais remarqué qu’un de mes Héros, la nuit dernière, était parti se balader incognito : les murs de cet hôtel sont fins comme du papier. Pour qui, pour quoi, je ne le savais pas encore. Toutefois, cela ne saurait tarder. Dans un claquement, j’allumai la lumière. Épaule contre le mur, je foudroyai du regard la personne qui avançait à tâtons dans le couloir.

—Tiens, tiens, Martin. Il est un peu tard pour sortir, tu ne crois pas ?

Pris en flagrant délit, le Voleur sursauta violemment avant de faire volte-face et de chuchoter, main sur le cœur :

—Pythie, ça va pas la tête ? J’ai failli avoir une crise cardiaque !

—Je sais, je fais cet effet à beaucoup de monde. Mais ne change pas le sujet : qu’est-ce que tu trafiques ? Il est trois heures du matin ! Tu ne crois donc pas que j’ai mieux à faire de mes précieuses heures de sommeil ? dis-je à voix basse.

J’espérai que mon ton accusateur et mes sourcils froncés balanceraient le ridicule de mon pyjama rouge couvert de dinosaures, mais je crois que ce ne fut pas suffisant. Tant pis ! La Pythie se soucie peu de l’opinion qu’un Héros aux visites nocturnes on-ne-sait-où avait d’elle. Et je m’empressai de partager ce sentiment :

—Arrête de rire ! Je suis très sérieuse. Qu’est-ce que tu fais dehors à une heure pareille ? C’est louche, Martin, très louche !

—Comment tu as fait pour que tout le monde m’appelle comme ça ? dit-il plaintivement. Mon vrai nom, c’est-

—J’ai utilisé mon charme naturel et mon charisme phénoménal. Réponds à ma question !

Il me fixa un instant, puis sembla accepter sa défaite. Il leva les bras au ciel en disant :

—OK, OK ! C’est vrai, je suis sorti sans prévenir personne. Mais c’est pas grave !

—Ou alors, tu es au courant de choses que j’ignore, » suggérai-je avec un regard faussement sévère. Peut-être à propos de l’attaque à Paris…

Il pâlit brutalement et laissa ses bras retomber le long de son corps. Il se précipita vers moi en chuchotant :

—Non, pas du tout ! Jamais, jamais, je ne pourrais pas- Pythie, il me faut croire, ça n’a rien à voir avec ça. Je ne sais rien. Je, juste. Je voulais juste…

—D’accord, je te crois ! Respire, dis-je, désarçonnée.

Je le laissai reprendre son souffle. La culpabilité me mordait maintenant le ventre. Urgh, pourquoi avais-je dit ça ? Je ne pensais même pas qu’il soit mêlé au mystérieux attentat. Je voulais juste lui mettre un peu la pression, et voilà qu’il s’effondrait sous mes yeux. Une petite voix narquoise me souffla à l’oreille : « Sans la Quête, il serait encore à piquer des gâteaux dans un supermarché crasseux. Et tu ne t’imaginais pas qu’il pourrait réagir comme ça ? Élias et lui sont semblables, tu le sais pourtant… » 

Évidemment, que je le savais. De mes Héros, ils étaient ceux qui m’étaient le plus attachés. Leurs réactions étaient aussi celles que j’avais le plus de mal à prédire. Je me mordis la lèvre, en colère contre moi-même. Il allait falloir réparer ça. Je lui frottai doucement l’épaule et chuchotai :

—Martin, je te crois. Je suis désolée. J’ai bien conscience que tu ne me trahirais pas.

Il avait les yeux humides, à présent. Il acquiesça vivement de la tête en déglutissant. Il finit par lâcher :

—Je voulais sortir… pour apprendre la ville.

—Quoi ? lâchai-je un peu trop fort.

—Oui, continua-t-il en séchant ses larmes. Je ne sais pas bien me battre comme Élias ou Baptiste, je ne suis pas intelligent comme Gemma ou M. Froitaut… Alors, je pensais pouvoir me rendre utile en connaissant le terrain. Comme ça, si on est encore attaqués, je pourrais trouver le meilleur chemin pour nous mettre à l’abri. 

Aouch. Vous entendez, ça ? C’était le bruit de mon cœur en mille morceaux, piétiné par le monstre que je suis. Laissez-moi vous donner un conseil. Si jamais un jour, vous décidez d’organiser une Quête similaire à la mienne, n’engagez que des gens dont vous connaissez parfaitement les points forts et les points faibles. Sinon, vous risquez de vous retrouver dans des situations délicates à baratiner comme un arracheur de dent en priant pour que le Destin finisse par vous donner raison.

—Martin, tu n’as pas à t’inquiéter pour ça. Tu as un rôle à part entière dans cette mission. Tu ne le vois peut-être pas encore, mais il est crucial que tu restes avec nous jusqu’au bout. Fias-moi confiance, tu auras ta dose d’épreuves pour prouver ta valeur.

Je lui tapotai le bras pendant qu’il acquiesçait, tremblant encore. Doucement, je le poussai en direction de sa chambre. Je repris de ma voix la plus calme et la plus gentille possible :

—Demain va être une journée extrêmement chargée. Il faut que tu dormes. Crois-moi, j’ai vu ce qui allait se passer et je te promets que vous allez en baver, ricanai-je avant de me reprendre. Euh, ce que je veux dire, c’est que tu ne tiendras pas avec si peu de repos.

—Mais alors, que dois-je faire pour vous aider ? se lamenta mon Voleur, accroché à mon épaule.

C’est alors que j’eus une idée brillante -comme toujours. 

—Ma foi, si vraiment ça te tourmente autant… Je pourrais utiliser ton aide pour un petit quelque chose de spécial.

—Tout ce que vous voudrez ! s’exclama-t-il, son enthousiasme retrouvé.

C’est ainsi que ma deuxième et dernière caméra secrète fut installée. J’en avais commandé deux, avant de partir de la capitale. Voyez-vous, je n’ai pas encore renoncé à l’idée de suivre les aventures de mes Héros depuis une distance confortable. Par ailleurs, je serais bien incapable de les suivre partout. Mais grâce à la technologie, je peux voir ma Quête se dérouler comme depuis ma télévision ! 

N'empêche que j’eus du mal à retrouver le sommeil. L’absence totale d’indice me troublait plus que je ne voulais l’admettre. Le souvenir de l’aéroport me tourmente, parfois jusqu’à tard dans la nuit. L’hypothèse d’un traître me paralyse. C’est qu’ils ont tous des raisons de s’allier avec mes ennemis : l’argent, l’ambition… la rage de savoir que je leur ai menti… Mais ça, jamais ils ne le sauront.

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Fractale
Posté le 11/05/2024
Intéressant ce chapitre ! Personne n'a l'air de comprendre grand-chose à l'attaque... Le but était donc de tuer Ingrid, ou de la capturer ?
Je suis surprise que personne n'envisage le patron de Star all, pour moi l'oreillette "super sophistiquée" pourrait renforcer des soupçons qui ont déjà pas mal de raisons d'exister. Et j'ai du mal à voir qui d'autre, parmi les personnages dont on a entendu parler, pourrait constituer un ennemi aussi puissant et déterminé d'Ingrid. À moins que Froitaut ne nous dévoile soudainement une facette plus sombre de sa personnalité… mais bon, ça me semble hautement improbable et j'ai envie de continuer à le voir comme le gentil prof un peu dépassé mais toujours présent.
Est-ce qu'Elias ne serait pas un espion, d'ailleurs ? La confiance qu'Ingrid lui voue m'interpelle.
(Et pourquoi a-t-elle fouillé le sac de Gemma, que cherchait-elle ?)

La discussion avec les parents m'a vraiment amusée, la légèreté d'Ingrid ("Écoute, on a failli se faire tuer, ça arrive" !) contraste avec l'inquiétude de sa mère, bien légitime... À sa place je ne l'aurais pas laissée partir, ou je me serais jetée dans le premier train pour la ramener à Paris par la peau du cou !
Et le père toujours en retrait, absorbé par ses propres mystères sans doute…

Je trouve Ingrid très intéressante dans la discussion avec "Martin", elle se révèle beaucoup… en bien et en mal.
Je crois qu'elle n'avait jamais autant semblé prendre conscience de ses actes avant ce moment où elle réalise que Martin est devenu totalement dépendant de la Quête, qu'il en a besoin pour se prouver sa valeur. Elle réalise que ses décisions n'impliquent pas elle seule, elle évoque directement son cœur brisé, elle regrette d'avoir parlé trop brusquement : on est loin de la gamine qui refusait obstinément d'admettre qu'elle était stressée il y a quelques chapitres !
Pourtant, en terminant ma lecture j'ai eu l'impression qu'Ingrid, plutôt que de se montrer plus humaine et de débuter une évolution vers une version d'elle-même plus soucieuse des autres, me paraissait un poil moins appréciable qu'avant. Elle réalise qu'elle fait du mal aux autres ; pourtant elle continue dans cette voie en exploitant la détresse de Martin pour en faire son espion. C'est plus difficile de lui trouver des excuses lorsqu'elle exploite les autres en ayant conscience de ce que ça leur fait…
J'espère que ça n'est que passager, mais je dois dire que cette version d'Ingrid me met un peu mal à l'aise. J'attends d'en apprendre plus !
Bleiz
Posté le 18/05/2024
Salut Fractale, je réponds un peu en bazar (et en retard) à tes commentaires mais sache qu'ils me touchent beaucoup ! Effectivement le patron de Star-all est un gros suspect, mais on n'est jamais sûr de qui trame quoi dans ce genre de situations... Et je suis d'accord avec toi : Ingrid se sert des gens proches d'elle. Elle a plus les traits d'un anti-héros. Mais ça ne veut pas dire que tout est perdu pour elle ;)
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