Branle-bas de combat

Par Bleiz

J’avais décidé que Tristan, Charlotte et moi nous installerions dans un parc afin de suivre confortablement les aventures de Baptiste, Froitaut et Élias. En effet, je les avais choisis comme acteurs principaux de cette journée. Cela permettrait de mettre le groupe sur le qui-vive et de préparer psychologiquement les deux autres pour ce que je leur avais concocté pour le lendemain…

—Il faut que tu arrêtes, avec ce rictus maléfique, lança Charlotte, allongée dans l’herbe à ma droite. Ça se voit trop que tu réfléchis à tes plans.

—Elle a raison, renchérit Tristan.

Il avait attaché son éternel gilet bleu autour de sa taille et se tenait avec précaution à l’ombre d’un arbre derrière nous. Il supportait mal la chaleur et, pour être honnête, je n’étais pas en meilleure posture. Et dire que j’avais cru connaître la canicule à Paris ! Le ciel bleu et le soleil éclatant du Sud avaient un prix, exorbitant pour nos peaux pâles ! Je jetai un coup d’œil envieux à mon amie qui semblait, elle, tout à fait à l’aise dans cette fournaise. Je retournai à mon téléphone.

Baptiste marchait côte à côte avec mon professeur, tandis qu’Élias restait un peu en retrait. Grâce à la mini-caméra accrochée à son col, nous voyions tout ou presque. Ils avançaient à présent dans une rue aux pavés réguliers, bordée d’arbres. Ils passaient devant un grillage forgé quand Froitaut s’arrêta pour lire un panneau. Au même moment, Tristan se pencha par-dessus mon épaule. Ses yeux s’écarquillèrent et il s’exclama :

—Mais ! C’est la Vieille Charité !

—Oui, je trouvais ça plus simple d’organiser les évènements dans des endroits reconnaissables.

Il me dévisagea comme si j’avais perdu l’esprit.

—Charlotte ! fit Tristan en me tournant le dos. Elle a décidé de faire combattre ses Héros dans un monument historique ! Ils vont tout casser, se plaint Tristan.

Je levai les yeux au ciel en marmonnant :

—Ça va, c’est pas les Avengers non plus…

Tiens, ce serait intéressant ça, non ? Dégotter des Héros avec de vrais supers-pouvoirs. J’y penserai, la prochaine fois. Je notais l’idée dans un coin de ma tête puis reportai mon attention vers l’écran. Je laissai échapper un sourire satisfait : comme prévu, ils avaient pénétré dans la cour.

Dans l’écrin d’une suite d’immeubles anciens se dressait une chapelle. Toute de pierre rose et blanche, son toit en ogive dominait la scène. J’entendais des exclamations admiratives depuis le micro de mon téléphone : subjugués par le bâtiment, ils s’étaient arrêtés pour l’admirer. Tristan souffla, comme pour ne pas rompre le charme :

—Ils ont l’air d’apprécier le bâtiment. Avec un peu de chance, ils essayeront de ne rien casser. 

—Ça commence ! s’écria Charlotte.

En effet, des silhouettes sombres apparaissaient lentement de derrière les colonnes grecques qui soutenaient l’entrée de la chapelle. Le Chevalier, toujours aux aguets, fut le premier à remarquer leur présence. Il alerta Froitaut d’une tape sur le bras et dit :

—Je crois qu’on a de la compagnie…

—Vous n’avez rien à faire ici, lâcha d’une voix forte un des inconnus.

Celui-ci s’avança. Grosse moustache, épais sourcils et lippe boudeuse, il foudroyait du regard nos Héros.

—Belle tête de truand, Charlotte. Bon casting, glissai-je à mon agent qui me remercia d’un sourire modeste.

—Écoutez, fit mon professeur en levant les mains, nous sommes juste en train de visiter. Nous-

—Vous êtes les Héros, n’est-ce pas ? Les membres de cette petite Quête ridicule… 

—Ce n’est pas ridicule ! se récria mon Assassin, la voix vibrante de colère.

—Vas-y Élias, défonce-les ! grognai-je en ouvrant un paquet de chips.

L’homme ne répondit pas. Il se contenta de sourire et se tourna vers ses compagnons :

—Vous avez entendu ? Ce gamin se prend vraiment pour un héros. Il fit volte-face et s’exclama alors : On a pas besoin de gens comme vous, à fourrer vos nez dans nos affaires. Quittez Marseille sur-le-champ, sinon…

—Sinon quoi ? demanda Baptiste.

Maintenant qu’Élias était à sa hauteur, je pouvais mieux voir les expressions de son visage. Calme mais prêt à en découdre si nécessaire, il observait les gestes de ses adversaires. Froitaut tenta une dernière fois de calmer la situation :

—Allons, pas la peine de s’énerver ainsi. Je suis sûr qu’on peut s’arranger.

—Aaaah, Froitaut ! râla Charlotte en croquant dans un sandwich au poulet. C’est pas le moment de négocier. Faut foncer dans le tas !

—Dis, tu as bien expliqué à tes gars de pas abimer mes Héros, on est d’accord ? dis-je avec un peu d’appréhension.

—Évidemment. C’est des pros, tu sais. Apparemment, il y a un vrai marché pour les faux combats de rue. Ils ont même une carte de visite !

—Si tu le dis… dis-je avant de reporter mon attention vers le spectacle.

Les Héros et les acteurs se faisaient à présent face. Ils se jaugeaient en silence, l’atmosphère devenait de plus en plus tendue. Trois contre trois. Le leader du groupe avait légèrement reculé et seuls ses hommes restaient. Tout à coup, l’un d’eux s’élança avec un cri de rage et dès lors, la scène tourna au chaos. Sans perdre une seconde, Baptiste se précipita à sa rencontre. Il balança son poing contre la mâchoire de son ennemi dans un craquement humide. L’Assassin tourna la tête et nous perdîmes Baptiste de vue. La caméra englobait désormais les deux autres hommes et Froitaut. 

Je remontai mes lunettes en me retenant de froncer les sourcils. Faites que l’acteur réalise que mon professeur n’avait pas le même niveau que le reste de mes Héros, ou ç’allait être un massacre !

—Vous êtes morts ! beugla l’individu, réduisant mes espoirs au néant.

Je parvins à articuler : 

—Ils sont… très enthousiastes, tes gars.

—Je t’ai dit, répondit Charlotte sans détacher ses yeux de l’écran. C’est des pros ! 

J’acquiesçai d’un petit bruit qui n’engageait à rien avant de me concentrer de nouveau sur la bagarre. Espérons que ces malfrats en carton soient suffisamment consciencieux pour ne pas complètement exploser la tronche de Froitaut, parce que là, je serais mal.

L’homme courut vers lui, poing levé ; je plissais les yeux dans l’attente du choc. Mais contre toute attente, le coup ne vint pas. Froitaut, soudainement à côté de lui, plia le genou et pivota dans un coup de pied magistral qui envoya son ennemi à terre.

—OOOOH ! rugirent Charlotte et Tristan en levant les bras au ciel.

—Quoi ? Mais-que- QUOI ? Depuis quand il sait se battre, lui ? balbutiai-je, mi- choquée, mi- ravie. 

Mes amis se mirent à scander :

—Froitaut, Froitaut, Froitaut !

—Raah, la ferme ! m’exclamai-je en agitant la main sous leurs nez. J’entends rien de ce qui se passe !

Pas le temps de s’inquiéter pour mon professeur. C’était à présent Élias qui se faisait attaquer ! Avec un cri de rage, son adversaire fonça sur lui.

—Mais il est gigantesque, ce type ! s’étrangla Tristan.

Je lui tapotai l’épaule et le rassurai : 

—T’en fais pas. Élias est fort, dans son genre. Il est hors pair, même ! Le seul meilleur que lui en combat rapproché, ce doit être Baptiste.

—Le Chevalier et l’Assassin, combattant côte à côte… Oh, c’est formidable, soupira-t-il, les yeux rêveurs.

J’exultais. Cette première épreuve était définitivement un succès, quoi qu’on en dise. Peu importe que certains membres du public refusent de me croire. Ils pouvaient essayer de glisser autant de bâtons dans mes roues qu’ils le souhaitaient, je gagnais !

Un flash me traversa l’esprit et, dans un éclair, je revis un masque fendillé et une main noire, gantée, tentant d’agripper mon col. Comme dans un rêve, je sentis la peur m’immobiliser, avant de s’évanouir. L’espace d’une seconde, je ne compris pas ce qui s’était passé. La colère remplaça vite la confusion. De quel droit ces sales types de l’aéroport, trop lâches pour se battre visages nus, venaient me harceler jusque dans mes souvenirs ? Ils ne perdaient rien pour attendre...

—Tout va bien ? chuchota Charlotte en se penchant vers moi.

—Oui, c’est bon, répondis-je sèchement.

Sur mon téléphone, la vidéo tremblait tandis que mon Héros esquivait les coups. Soudain, il se pencha à terre et ramassa une poignée de poussière et de sable. Il se redressa, bondit à la droite de son ennemi et lui jeta la poudre au visage. Il ferma les yeux, mais trop tard : distrait par l’attaque-surprise de l’Assassin, il ne put rien faire quand celui-ci attrapa le bas de sa chemise et, d’une torsion du buste, le jeta au sol.

Le micro devait avoir bougé car on n’entendait plus aussi clairement qu’avant. Je tapotais l’arrière de mon téléphone dans l’espoir d’un miracle électronique, mais rien. À part des halètements et des cris de rage, rien de bien intéressant. 

—Je sais ce que j’ai oublié de leur donner, réalisai-je à voix haute. 

—Un bouton « accélérer » ? suggéra Charlotte en dévissant sa bouteille d’eau.

—Non, une oreillette ! Leurs téléphones ne servent à rien dans ce genre de situation, je ne peux leur transmettre aucune directive. Tu penses que tu pourrais m’en dégoter, avec un micro en plus pour moi ?

Elle hocha la tête et sortit son propre appareil de sa poche. Tristan se redressa alors, s’exclamant :

—Attendez, je crois qu’ils prennent la fuite !

Il avait raison. Dans un dernier effort, l’adversaire d’Élias se dégagea de son emprise et le poussa au sol, avant de s’enfuir en courant. Ses deux comparses ne tardèrent pas à le suivre, s’échappant par le grillage. Élias courut après eux mais trop tard : le dernier malfrat escalada un mur voisin, sauta et disparut. Il revint vers les autres héros et lança :

—Je les ai perdus. Désolé…

—Pas grave, répondit Baptiste.

Il se frottait le menton avec précaution. Je suppose que même lui n’avait pas pu esquiver toutes les attaques de son adversaire. M’enfin, il tenait debout, c’était le principal ! Pas vrai, lecteurs ? Élias faisait des allers-retours entre Froitaut, étonnement en un seul morceau, et Baptiste.

—À ta place, je ne m’inquiéterais pas trop pour ça. Connaissant Ingrid, elle devait déjà savoir ce qui allait se passer… dit Froitaut.

—Vous avez sans doute raison, répondit aussitôt Élias en arrêtant de marcher. Après tout, c’est la Pythie. Elle a dû voir ce qui allait se passer… et nous a fait confiance pour nous en charger !

—Oui, j’imagine, grommela mon professeur en réajustant son col de chemise.

Je me laissai tomber dans l’herbe avec un soupir de soulagement. Tout s’était bien passé et Froitaut avait eu le bon sens de tenir sa langue. Je jetai mon téléphone sur les genoux de Tristan et m’étirai avec satisfaction. Je pouvais noter avec succès que la première journée de la première étape se finissait sans fausse note.

—Ingrid, lança Tristan, quand on avait discuté du déroulement de la Quête, on avait pas dit une mission par jour ?

—Si, répondis-je sans bouger. C’était trop de travail sinon.

—Alors pourquoi Gemma et Martin sont en train de se faire attaquer ? dit-il d’une voix blanche.

Je me relevai d’un bond et lui arrachai le téléphone des mains. Qu’est-ce qu’il racontait ? Il devait avoir perdu la tête. La chaleur lui causait des hallucinations…

Pourtant, sur mon petit écran, la caméra de Martin retransmettait très clairement la silhouette de Gemma devant lui, courant à perdre haleine. Le son grésillait et j’appuyai brutalement sur les boutons de la machine dans l’espoir de changer quelque chose quand Charlotte me dit :

—C’est pas le son. Ils sont en train de se faire tirer dessus.

—Encore ?! Mais bon sang de bois, c’est pas possible ! m’écriai-je.

Je ne comprenais rien à rien. Je ne savais même pas où ils étaient, pourquoi ils se faisaient attaquer… Je n’avais rien prévu de tel ! J’attrapai le bras de mon agent et demandai :

—Dis-moi que tu as mis un GPS secret dans leur cartes bancaires ou n’importe quoi qui puissent nous aider à les trouver.

—J’y ai pas pensé.

—Ton téléphone alors ? Pitié, dis-moi qu’il te reste de la batterie…          

Elle secoua la tête en serrant les lèvres. Je retins un cri de rage. Comment avais-je pu laisser une telle possibilité passer ? Après l’attaque de l’aéroport, j’aurais dû me douter que notre mystérieux ennemi n’en resterait pas là. Mais quelle plaie que d’avoir un adversaire qui ne donne pas son nom ! Je ne demande pas un carton d’invitation disant « Félicitations ! C’est une Némésis ! », mais se présenter me semble tout de même le minimum syndical ! J’eus tout à coup une idée.

—File-moi ton téléphone, ordonnai-je à Tristan.

—Qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda-t-il en s’exécutant.

J’ignorai sa question et sortis un post-it chiffonné de ma poche. Je le dépliai : le numéro de Gemma s’y trouvait. J’avais peut-être failli à ma tâche, en ne prédisant pas l’attaque-surprise, mais le Destin n’avait pas oublié mes Héros : c’était un miracle que le papier soit encore dans ma poche. Je tapotai le numéro à toute vitesse sur le clavier et croisai les doigts.

—Allez, décroche, s’il te plait… 

—Je sais pas qui vous êtes, s’exclama mon Barde après un déclic, mais c’est pas le bon moment !

—Gemma, c’est moi, Pythie ! Vous êtes où ? 

Je jetai un coup d’œil à l’écran : les deux Héros courraient toujours mais on n’entendait plus de coups de feu, juste des insultes par des passants bousculés et le souffle lourd de Martin dans le micro. Gemma sauta par-dessus un muret, suivie par Martin, et s’assit par terre. Elle s’écria :

—Pourquoi tu nous as pas prévenu qu’on allait se faire canarder comme ça ?

—Parce que j’en avais aucune idée ! répondis-je.

Je me mordis aussitôt la langue. Lui dire la vérité n’était sans doute pas la bonne chose à faire, mais trop tard. Je notai dans un coin de ma tête de refaire mes calculs ce soir afin que cette situation ne se reproduise pas tandis que le Barde criait dans le combiné :

—Raaaaah, je refuse de mourir ici ! Dis-moi que tu as une solution pour nous sortir de ce nid de guêpes.

—Évidemment ! Attends deux minutes, lançai-je.

Je plongeai la main dans mon sac de pique-nique et en retirai un petit carnet de note et un crayon. Astuce offerte par Tristan : comme on ne sait jamais quand l’inspiration peut frapper, mieux vaut être toujours prêt. Je posai ma formule et me mis à gratter le papier. Mon cerveau crépitait sous le feu de l’adrénaline. Tous les éléments à prendre en compte passaient dans mon esprits comme des météorites : style d’attaque, environnement, armes de l’adversaire. Je ne devais rien oublier, je ne pouvais pas céder à la panique et me laisser guider par mes impulsions. J’ignorai la voix de Gemma au téléphone qui me demandait de l’aide, celle de Tristan qui chuchotait avec Charlotte d’un ton inquiet. Le reste du monde se transforma en bruit de fond, une couche grise sans importance ni matière. La seule chose qui importait se trouvait sous mes yeux et seul moi pouvait accomplir cette tâche. 

Et puis je revins à la réalité.

—Gemma, dis-je en prenant le téléphone des mains de Charlotte, à mon signal, lève-toi et cours vers eux.

—Tu veux que je leur fonce dessus ? Tu es sûre de toi ? insista-t-elle.

—Certaine.

Je fixais l’écran. Gemma était tournée vers Martin et de toute évidence, lui expliquait avec des mots de choix que j’étais devenue complètement folle. J’insistai :

—C’est le seul moyen de débloquer la situation. Vas-y et continue de suivre mes directives !

—Si jamais je meurs, ça va mal se passer, grommela-t-elle en jetant un coup d’œil par-dessus le muret de béton.

Elle rangea son téléphone dans la poche frontal de sa veste, micro dirigé vers le haut. J’espérais que ça suffirait pour qu’elle m’entende clairement. Je parcourus du regard le papier froissé entre mes mains. Plus qu’une poignée de secondes avant que l’occasion ne se présente. Mon pouls commençait à accélérer, si bien que j’avais peur que quelqu’un n’entende mon cœur battre. Je regardai l’horloge de mon téléphone : 

—Attention, préparez-vous…

—Et moi ? s’écria Martin, les yeux écarquillés. Qu’est-ce que je fais, moi ?

—Dans trois, deux… Maintenant !

Les coups de feu s’arrêtèrent. Gemma se leva et, dans un même mouvement, s’élança au-delà du muret de béton et atterrit de l’autre côté. Sans temps mort, elle courut à pleine vitesse vers les deux hommes postés face à elle. Je criai dans mon téléphone :

—Baisse-toi et attrape-lui la cheville !

Elle s’exécuta, évitant ainsi un coup de poing qui l’aurait assommée. D’un geste vif, elle saisit le pied de l’homme. Profitant de son déséquilibre, elle tira sur sa jambe et son adversaire s’écrasa au sol. Martin, de son côté, restait dissimulé derrière le muret mais observait la scène. Une chance pour moi, car si la peur l’avait paralysé, je n’aurais eu aucun visuel de la situation. Je remarquais que le deuxième ennemi s’apprêtait à l’attaquer. Il souleva son pistolet, comme pour frapper mon Barde avec la crosse. Hors de question que je laisse ça se passer.

—Esquive vers la gauche, puis frappe-le dans la gorge ! C’est la seule partie qui n’est pas protégée.

Gemma obéit. L’homme tenta de la frapper à la tête mais, fidèle à mes ordres, elle se pencha juste à temps pour échapper à son attaque. Soudain, elle se trouva corps à corps avec l’ennemi. Elle recula le pied droit et, pivotant tout son corps, balança son poing dans le cou de son adversaire. Celui-ci tomba à terre dans un son étouffé. Je pris une grande inspiration. Le premier danger était passé : à présent, il fallait que je les sorte de là. Je raffermis ma prise sur le téléphone, ignorant les légers tremblements qui secouaient désormais ma main, et dis en articulant :

—Bien joué, Gemma. Maintenant, j’ai besoin que Martin te rejoigne et que vous fichiez le camp d’ici. Passez par le Panier.

—Le Panier ? C’est quoi encore cette nouvelle invention, râla le Barde tandis que le Voleur la rejoignait.

Apparemment, il avait entendu au moins un bout de notre conversation car il s’exclama :

—Je sais où c’est !

—Dans ce cas, fit Gemma en l’invitant d’un large mouvement du bras, je te suis. Et en vitesse ! 

Martin ouvrit la bouche légèrement, avant de la refermer en acquiesçant vivement de la tête. Il se mit à courir et Gemma suivit aussitôt son exemple. Un coup d’œil de Martin en arrière me rassura quelque peu : les deux hommes, encore sous le choc, étaient toujours à terre. Hélas, je savais que ça ne durerait pas.

—Dépêchez-vous de rejoindre le Panier. Il est seize heures, ça devrait être suffisamment occupé pour qu’ils perdent votre trace. Prise d’une soudaine bouffée d’émotion, je glissai à Gemma : Dis à Martin que je lui fais confiance.

—Je transmettrai le message. À plus ! dit-elle en raccrochant sans cérémonie.

La situation allait s’arranger. C’était un bon début, en tout cas. Je me laissai tomber dans l’herbe tout en inspirant l’air à grande goulées. Charlotte me dévisageait comme si elle me voyait pour la première fois. Je fis comme si je n’avais pas remarqué. Le monde remontait lentement à la surface dans mon esprit. Les cris des enfants et les trilles des moineaux revenaient à la charge dans mes oreilles et je sentais à nouveau la sueur couler dans mon dos. Je fermai » les yeux. Trop de tout, trop vite. Une main pris la mienne et la serra. Je ne tentais pas de me dégager : un point d’ancrage pourrait aider.

Sans lâcher ma main, Tristan remarqua à voix haute :

—Ça y est, ils sont là-bas.

Un frisson me parcourut l’échine. Rien n’était fini tant que Gemma et Martin ne s’étaient pas débarrassés de leurs poursuivants. Je rouvris donc les yeux et les écarquillai presque aussitôt.

—C’est ça, le Panier ? demandai-je, tandis que Tristan acquiesçait d’un signe de la tête.

Jaune, rouge, bleu, rose, orange, tous ces bâtiments et ces couleurs qui se chevauchaient et s’écrasaient les uns contre les autres dans cette rue haute et serrée, toujours bondée à cause des cafés et des touristes. Les fenêtres, un univers au-dessus de la tête des Héros et que nous apercevions par regards volés, s’ouvraient et se fermaient comme un jeu de mimes. Il s’en échappait des voix et des bribes de discussions animées. Des fils électriques serpentaient le long des murs et nous guidaient jusqu’à des escaliers aux arches serrées. Les murs dans lesquels Gemma et Martin s’écrasaient dans leurs virages étaient recouverts de tags qui se recouvraient les uns les autres, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Le Barde et le Voleur zigzaguaient entre les passants, étouffant et trébuchant par moments mais sans jamais s’arrêter.

Pendant qu’ils couraient, je réfléchissais. J’avais remarqué la tenue de leurs assaillants et elle était identique à celles des hommes de l’aéroport. J’aurais mis ma main à couper que c’était la même personne derrière tout ça. Plus le temps de se reposer entre deux missions : si je voulais que mes Héros parviennent en un seul morceau à la seconde étape, j’allais devoir enquêter sur notre mystérieux adversaire. Charlotte pointa soudain quelque chose sur l’écran :

—Je reconnais cette rue ! Ils arrivent au Vieux Port. Une fois là-bas, ils devraient être sains et saufs.

—Oh ! m’exclamai-je. Ça m’était complètement sorti de l’esprit… 

Charlotte leva un sourcil inquisiteur mais je haussais les épaules. De toute façon, il était trop tard. Et puis, moralement, l’idée de voir une de mes prédictions se réaliser me faisait du bien. C’est pourquoi je ne fus pas trop surprise de voir apparaître dans un angle de la caméra, mal accrochée au col de Martin, un de leurs poursuivants. L’autre devait avoir été semé. Ils se trouvaient juste au bord de l’eau, les touristes leur ouvrant un passage pour éviter de se faire bousculer. Gemma se retourna et ouvrit la bouche pour avertir son compagnon, mais trop tard : l’individu attrapa par sa chemise et d’un large geste, l’envoya par-dessus bord. La caméra eut un sursaut quand elle entra au contact de l’eau, mais survécut au choc. Martin aussi, apparemment, car on l’entendait boire la tasse. Il pataugeait avec difficulté. À côté de moi, Tristan siffla doucement et remarqua :

—J’avais oublié qu’il passerait à la bail.

—Moi aussi, avouai-je. Au moins, ça prouve que j’avais raison. En revanche, est-ce qu’il sait nager ?

—Non, intervint Charlotte en se frottant la nuque. Mais je pense que ça va pas être un problème : regardez ! 

En effet, en réalisant ce qu’il venait de se passer, Gemma avait abandonné l’idée de poursuivre leur adversaire et avait préféré plonger pour ramener Martin sur la terre ferme. Elle le tira des eaux et, le tenant d’une main par le col, elle lui donna une claque en s’exclamant :

—Allez Martin, on se réveille ! 

—Je vais bien, je… Il faut que j’apprenne à nager… balbutia-t-il en s’accrochant désespérément au Barde.

—Ouais, ben c’est un peu tard, comme idée, maugréa-t-elle.

Ils rejoignirent les bords du quai lentement, encombrée qu’était Gemma par le poids de Martin. L’un des groupes de musique qu’elle avait rencontré la veille les remarqua. Ils décidèrent de se lancer dans une reprise de la musique du Titanic. Cet accompagnement musical de choix eut au moins le mérite de faire accélérer mon Barde. Ce n’est qu’une fois que nous les vîmes s’affaler sur les pierres chaudes du port, entourés par des spectateurs surpris, que je décidai d’éteindre la vidéo. Ils rentreraient bientôt à l’hôtel et il serait bon que nous les attendions là-bas.

Sur le chemin du retour, Charlotte me glissa avec un peu d’hésitation :

—Ce que tu as fait, tout à l’heure… C’tait vraiment quelque chose. Je lui jetai un regard perdu et elle insista : Quand tu as prévu leurs mouvements, pendant leur combat ! 

—Ah oui, c’était du calcul de tête. Je ne pensais pas pouvoir tordre ma formule comme ça. C’était bien plus simple avec le Loto ! Trouver l’algorithme, adapter la situation à ma méthode et zou ! C’était dans la poche.

—N’empêche, soupira Charlotte, c’est moins impressionnant que de voir le futur en direct. 

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Fractale
Posté le 11/05/2024
Eh ben, mouvementé ce chapitre !
J'ai beaucoup aimé suivre les évolutions des Héros à travers Marseille, surtout le moment où ils passent par le Panier ! C'était bien rythmé et facile à suivre en tant que lecteur.
Je suis d'accord avec Charlotte, c'est impressionnant de voir Ingrid calculer en direct ce qu'il va se produire dans la suite du combat. Je ne pensais pas que ses prédictions pouvaient avoir une utilité aussi directe !
Il n'empêche que ces attaques répétées sont inquiétantes. De quoi bien pimenter la Quête… un peu trop peut-être.

Je regrette un peu qu'on perde, dans les chapitres mouvementés comme celui-ci, l'aspect "journal de bord" qu'il y a dans le reste du texte. J'ai souvent plus l'impression de suivre l'action en direct, à certains moments j'ai du mal à voir à quel moment Ingrid écrit exactement… Souvent dans sa façon de raconter je n'ai pas l'impression qu'elle sache ce qui va arriver (par exemple elle n'a pas l'air de savoir que Gemma et Martin vont se faire attaquer avant que ce soit le cas ; si elle rédigeait un journal, à moins d'écrire en direct elle devrait avoir l'information).
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