Une pluie de nourrissons

À la fin de chaque guerre lemniscate, Nunn, le créateur de toute chose offre un nouveau peuple à celui des Sept sorti vainqueur de l’affrontement.

« Pourquoi Nunn engendre de nouvelles races »

extrait de La bible des servants dragons d’Abath-Khal

La dixième nuit suivant l’ultime victoire des Elfes de Batum-Khal, dieu des sciences sur les peuples troglodytes rassemblés sous les couleurs du perfide Abath-Khal, dieu de la guerre, un phénomène déjà mille fois répétés se produisit à nouveau. Une armée de nourrissons fut découverte aux portes des grandes cités elfes, symbole de leur nouvelle victoire dans les guerres lemniscates. C’est pourquoi le grand chambellan Ugmar réveillait le roi Rôll de si bonne heure, bousculant tout le protocole.

D’un pas vif et énergique, le grand administrateur du royaume Elfe traversait l’immense couloir sans prêter attention aux différents serviteurs qui tentaient vainement de l’empêcher de déranger leur suzerain. Sa stature était impressionnante pour son espèce. Tous les Elfes étaient morphologiquement fins et élancés, mais la grande taille et les larges épaules de Ugmar apportaient au grand chambellan une prestance physique et une autorité sur ses congénères. Cet aristocrate choisissait toujours ses tenues avec goût. Les couleurs du blason de sa lignée, le bleu et l’or, s’accordaient parfaitement avec sa chevelure blonde et ses yeux aux reflets jaunes. Le baron aimait abuser de ces teintes, et aujourd’hui ne faisait pas exception. Sur un ordre d’Otto, le maire du palais, plus haut dignitaire après le grand chambellan et qui avait précédé celui-ci, deux gardes bloquèrent l’accès de la chambre d’apparat avec leurs hallebardes. Ugmar lança un regard noir à son opposant politique et sans un mot, dans une attitude de défi, il écarta les lances des soldats ne sachant pas à qui obéir. Il poussa ensuite les deux immenses battants de la grande porte finement ouvragée.

Aussitôt entré dans la chambre, le grand baron apostropha son souverain. « Bonjour Sir ! Les évènements de cette nuit confirment ce que nous supposions. La victoire acquise lors de la bataille des champs phlégréens a été décisive. Pour la gloire de Batum-Khal, une nouvelle constellation à l’effigie du Centaure vient d’apparaître dans le ciel du ponant. » Il marqua alors une hésitation avant de poursuivre : « Et par conséquent, Nunn vient de nous confier ses derniers nés. »

D’humeur joviale malgré ce saut du lit un peu abrupt, le roi prononça un sourire en coin : « Ceci est une excellente nouvelle qui prouve une fois encore la supériorité des Elfes sur les autres espèces. Cela fait plus de 20 000 ans que nous sommes invaincus, pour la gloire de Batum-Khal ! Chambellan Ugmar, je vous fais confiance pour que cela perdure. Vous procédez comme d’habitude n’est-ce pas ? »

« Bien entendu Sir. » répondit le chambellan. « Nous organisons les adoptions au sein de la population et j’essaie d’entrer en contact avec les différents clans de dragons pour maintenir la trêve multi-séculaire. »

« L’organisation des adoptions des derniers nés de Nunn reste une prérogative de la mairie du palais ! » intervint le baron Otto.

« J’en conviens, mon cher baron Otto, j’en conviens. » rétorqua le roi assis dans son grand lit à baldaquin. Constatant que ses grands barons demeuraient dans ses appartements et observant la mine inquiète de son grand chambellan, le monarque le relança. « Quelque chose ne va pas mon cher baron Ugmar ? »

Ugmar s’avança alors plus près et confia ses craintes au suzerain. « Mon roi, pour la première fois, j’ai des doutes sur le bien fondé de notre stratégie. Certes, le fait d’éduquer les derniers nés de Nunn dans la gloire de Batum-Khal nous permet de nous assurer des alliés précieux pour les futures batailles. Mais cette fois-ci, les derniers nés de Nunn nous sont trop ressemblant. »

« Et en quoi cela constitue-t-il un problème chambellan ? » interrogea le maire du palais qui s’était à son tour rapproché du roi des Elfes.

Instantanément, le Chambellan répliqua : « Mêler ainsi cette nouvelle race à notre peuple pourrait engendrer des unions contre-nature bien qu’inévitablement stériles. Ces nouveaux nés de Nunn par trop semblables à nous pourraient menacer notre primauté parmi les peuples alliés de Batum-Khal ! Ce risque n’existait pas avec les précédentes espèces comme les centaures, les basilics ou les licornes. Nous risquerions d’assister à la dégénérescence du peuple elfique, comme l’ont connu les nains et les orcs en s’accouplant avec les races qu’ils ont dû accueillir dans des unions infertiles. »

Cet argument généra un temps de réflexion après lequel le roi exposa ses pensées. « Ugmar, je ne saurai dire si votre vision constitue de la clairvoyance. Rien ne dit que ces unions contre-nature sont techniquement possibles. Et de toute façon la fécondité de notre peuple constitue en elle-même un frein à sa dégénérescence. Combien y-a-t-il eu de naissances au cours du dernier siècle ? A peine un millier alors que nous sommes des millions d’Elfes. Même avec leurs pratiques ignobles, les nains et les orcs restent largement majoritaires comparés à leurs peuples alliés alors que cela a commencé bien avant ma naissance il y a 200 000 ans. De plus, la loi elfique interdit toute union entre espèces différentes. » Le chambellan allait l’interrompre mais le souverain le soumit au silence d’un geste de la main et poursuivit. « Néanmoins, je comprends vos craintes, mon très cher baron. L’interdit est fait pour être bravé. Il est possible que quelques cas isolés se produisent un jour. Que pouvons-nous faire pour en limiter l’impact sur notre peuple ? »

Sans aucune hésitation, pour couper l’herbe sous le pied de son opposant, le maire du palais proposa : « Si aucune personne de haut rang ne se voit confier un dernier né de Nunn et que cette espèce reste assignée à des taches subalternes, la nation elfique devrait rester la plus grande, pour la gloire de Batum-Khal ! » C’était la première fois depuis fort longtemps qu’Otto partageait le point de vue et les inquiétudes de son principal adversaire dans les jeux d’influence de la cours du roi des elfes. Certes, le grand baron Ugmar apparaissait souvent comme un manipulateur multipliant les complots pour s’accaparer une part toujours plus grande de pouvoir. Mais il possédait une conscience aiguë des enjeux fondamentaux pour maintenir la nation elfe à son zénith.

Le grand Chambellan renchérit : « Il faut aussi penser à créer des écoles spécifiques pour ces derniers nés. En contrôlant leur éducation et en limitant les interactions avec les jeunes Elfes, nous tuerons dans l’œuf les possibilités d’unions contre nature. »

Le maire du palais ne pouvait pas laisser son adversaire avoir le dernier mot. Il risquait de lui prendre la charge des derniers nés de Nunn, c’est pourquoi il proposa : « Si ces derniers nés ressemblent tellement aux elfes, je pense qu’il faut également leur imposer le port d’un signe distinctif...et lorsqu’ils auront atteint une certaine autonomie, il faudra imposer une ségrégation sociale stricte des deux races. Après tout, cela s’est fait naturellement avec les Cynocéphales, les Griffons et tous ceux qui les ont précédés. Je veillerai personnellement à l’exécution de ces mesures si vous le désirez, Sir. »

Surpris par une telle concorde, le roi Rôll saisit la balle au bon : « Toutes ces propositions me semblent acceptables. Mon cher grand baron Ugmar, si vous n’y voyez aucune objection, je propose finalement que le maire du palais soit en charge de la gestion du cas des derniers nés de Nunn. Baron Otto, vous nous ferez une proposition aujourd’hui au conseil du matin, à onze heures. A présent, je vous demanderai à tous deux de partir afin que je puisse préparer le lever du roi. Nous analyserons le sujet plus en détail lors du conseil d’aujourd’hui. Messieurs ! » Toujours assis dans son lit, le souverain elfe regarda ses deux principaux ministres quitter sa chambre dans une cascade de révérences.

Une fois dans le couloir, le baron Otto s’adressa à son pair : « Très cher grand chambellan, j’espère que vous ne porterez pas ombrage du fait que la gestion des derniers nés de Nunn demeure à la charge du maire du palais. » Il jubilait intérieurement en imaginant la colère qui devait consumer le baron Ugmar, trop content d’avoir pu contrecarrer la tentative de prise de pouvoir de celui-ci. « N’ayez crainte, mes gens bénéficient de plusieurs millénaires d’expériences répertoriés dans les registres. Tout se passera parfaitement bien, comme d’habitude, pour la gloire de Batum-Khal ! »

Le grand Chambellan se mit face au maire du palais, plantant ses yeux dans ceux de son adversaire. Il le dominait d’une demi-tête et sa carrure imposante ajoutait au sentiment de menace de ses propos. Les dents serrées, il menaça : « Baron Otto, la question de la gestion des nouveaux nés de Nunn n’a jamais été aussi primordiale. Je veillerai personnellement à ce que les adoptions organisées par la mairie du palais respectent scrupuleusement la ligne de conduite que nous avons définie ! » Puis Ugmar se retourna et dans un grand mouvement de cape, disparut dans une coursive latérale.