Ils ne gagneraient rien à rester plus longtemps dehors. Sortis de leur cachette, ils retrouvèrent les rambardes de fer forgé sous les platanes et se mêlèrent aux passants. L'excitation se dissipa et ils parcourent la distance jusqu’à chez lui comme enveloppé dans du coton. Les bruits de la ville résonnaient comme lointain à ses oreilles lasses.
L’escalier et les septs étages mirent ses jambes au supplice. Thomas ouvrit à la volée la porte branlante qui le séparait de sa chambre miteuse. Il s’affala avec soulagement sur la seule chaise et laissa Léandre faire de même sur l'édredon. Il bascula à s’en heurter la tête sur le mur, laissant ses jambes dans le vide, les bras étendus de chaque côté.
Des cernes creusaient ses yeux de cercles aussi sombres que sa main laissait sur les objets. Thomas ne devait pas être en meilleur état, ses bras et ses jambes s'engourdissaient et il ne savait plus très bien s’il avait chaud ou froid. Depuis combien de temps Léandre menait une vie de fuite ?
Le raclement d’un fiacre traversa le verre fin de la petite fenêtre. Encore aux abois, Thomas se leva en s'appuyant sur ses genoux et alla observer la rue en contrebas. Le ciel pâle annonçait une journée ensoleillée et pas une brise ne secouait les branches. Les façades dominaient tellement la rue que la nuit régnait encore sur les pavés. Léandre le rejoignit sans bruit. Tous deux observaient la figure du commandant descendre du véhicule.
— Il est pénible tu ne trouves pas ? A se prendre pour le nouveau héraut de la morale. Regarde, tellement rigide qu'il pourrait se changer en bronze. Au moins, cela épargnera le pauvre artiste chargé d’en faire le portrait.
L’homme était un démon. Un morceau de métal dénué de passion. Pas étonnant que tout lui passe à travers. Et cet homme sans âme traquait Léandre bien décidé à lui mettre la main dessus.
— Il est comme une pierre impossible à déplacer, finit-il.
— Léandre, qu’arrive-t-il à ceux qui se font attrapés ?
— Une prison toute spéciale.
Il mima un choc léger du bout des doigts sur la tempe de Thomas, y laissant une empreinte noire.
Une perforation médicale du crâne pour aller toucher un endroit bien précis du lobe frontal. La lobotomie. On réservait ce “remède” pour les forcenés. L’acte faisait dissension dans la sphère médicale, d’aucun trouvait la pratique barbare. Mais le résultat validait toutes les cases, le sujet violent et incontrôlable devenait doux comme un agneau. Même s’il on pouvait difficilement considérer qu’il était encore lui-même. Tout ce qui faisait son “moi” et le définissait comme être conscient étaient repoussés très loin ou annihilés.
Thomas massa ses yeux secs pour ne pas les agrandir d’effroi. Il existe toutes sortes de prisons, avait-il dit. Il se demanda si le jeu en valait vraiment la chandelle. Attendre que d'autres lui donnent la réponse était hors de question.
Ils redescendirent les escaliers bien plus vite qu’ils ne les avaient montés. S'appuyant sur la rambarde, ils sautaient autant de marches qu’ils osaient, avalant les paliers.
La voix impétueuse tonna de nouveau le nom de Léandre dans la nuit mourante. Ils s’arrêtèrent net à mi-chemin entre le trois et le deuxième étage. Une ouverture donnait sur la façade et avait trahi leur fuite. Ils se jettèrent de part et d’autre de la fenêtre. L’homme toujours aussi calme retirait ses gants.
— Thomas, c’est bien ça ?
Pour la première fois, l’homme en gris s’intéressa à sa présence.
— Ne te laisse pas berner par ses enfantillages, continua-il. Cet homme ne grandira jamais. Mais tu n’es pas comme lui. Tu as un avenir.
Un rictus froid étira sa bouche, une expression qui se voulait engageante. Thomas frissonna. Léandre aussi pénait. Il continuait de sourire faiblement mais cela n’effaçait pas une inquiétude nouvelle qui lui barrait le front. Ses épaules s'affaissèrent légèrement.
— Thomas, tu devrais y réfléchir. Certes, c’est d’un banal,…
De quel avenir parlait cet homme ? Finir comme lui, aussi insensible, l’effrayait plus que l’affronter. Et Léandre, qui considérait réellement la situation. Thomas n’avait plus la force de rire ou de pleurer mais une vibration s’emparait de lui et son esprit réfléchissait à tout allure.
—... mais un avenir banal pour un homme banal au nom banal, c’est tout à fait parfait. Et puis c’est ce que tu voulais, non ?
— Est-ce que tu veux bien te taire ? Bon sang, répondit-il.
Il jeta un œil dehors. Le soleil pointait au-dessus des toits et l’obligea à plisser des yeux. Le petit matin frappait de tâches dorées tout ce qu’il touchait. Les formes gracieuse des façades se reflétaient sur l’eau huileuse comme des proue de navires.
Au lieu de profiter de ce petit miracle, ils se terraient dans des escaliers poussiéreux aux vitres sales, bloqué par un despotes en redingote policière qui attendait que les rats quittent leur navire. Léandre avait raison, cet homme à l’attitude déjà victorieuse était agaçant. Non, Thomas n’abandonnerait pas Léandre à ce type pour revendiquer une fausse innocence et retrouver la sécurité de son quotidien. Ils n'avaient fait que créer des illusions, des farces, il n’y avait rien de criminel à ça. Thomas ne céderait pas une goutte de cette nuit au regret.
Une goutte pour commencer. Le rebond qu’il avait sentit sur la malice, sa similitude avec l’eau, l’intensité nécessaire pour perçer sa surface, tout était une question d’élan. L’impulsion de départ influençait le résultat. Il avait été bien trop timoré lors de sa première tentative et avait obtenu des ombres partielles et décevante de corbeaux.
Thomas avait bien une idée mais l’entreprise était risquée et il ignorait s’il en avait les capacités. Il sautilla sur place, pour repousser son anxiété et son bon sens hurlant de rien n’en faire. Les feuilles de papiers et le stylo étaient hors de portée dans sa chambre mais s’il suivait son idée, il n’en aurait pas besoin. En se jetant à l’eau, il pourrait frapper fort dans la réalité. Il lui faudrait ensuite remonter à la surface, mais c’était là un problème pour plus tard.
— Je sais comment bouger cet homme de pierre, annonça-t-il sans quitter le commandant des yeux. Comme à son habitude, il semblait irrémédiablement boulonné au sol.
— Tu n’es pas prêt, tu vas brûler la chandelle par les deux bouts, s'étouffa-t-il.
Le visage d’un Léandre stupéfait en valait déjà toute la peine, pour une fois il se tenait tranquille, pantelant. Sa stupeur non dissimulée était bien une petite victoire et Thomas gagna en assurance.
— Personne ne serait prêt ! Je préfère traverser le ciel comme une comète plutôt que d'émettre une pâle lumière indéfiniment, rétorqua Thomas. Et toi ?
Son ami marqua une pause de réflexion, puis redevint lui-même.
— Ah ! C’est de la folie, cria-t-il les yeux brillants. Faisons les basculer cul par-dessus tête.
Aucun doute, plonger tête la première dans la malice était de la folie, mais une folie délicieusement lucide.
— Retiens moi, dit-il en déboutonnant ses manchettes.
Retrousser ses manches ne changerait rien au processus mais les habitudes ont la vie dure. Léandre lui attrapa l’épaule, près à l’assister, près à le retenir, à extraire son esprit des profondeurs par force s’il le fallait. Un pli vertical barrait son front, sans qu’il ne se départisse de l’ombre d’un sourire. Thomas ne l’avait jamais vu aussi concerné.
Ne sachant pas comment s’y prendre, il inspira, ferma les yeux et tendit la main jusqu’à effleurer le courant tiède. Il en savoura les ondes et les nuances, puis y plongea le bras, son corps suivit tout entier comme aspiré. Céder au plongeon était si facile.
Il se mit à flotter, tout sentiment de pesanteur disparut et les bulles familières s'échappaient de chacun de ses gestes. Le monde physique était si facile à oublier. Seul un fragment de son épaule n'émettait aucune bulle, là où la main de Léandre le rattachait à la réalité. Elle pesait comme une entrave, une chaîne reliée à l’ancre de son enveloppe physique. Un lien si ténu, si facile à couper. Il remua instinctivement pour s’en débarrasser. Son ami de l’autre côté raffermit sa prise, il n’avait pas l’intention de le laisser filer. L’étau sur son épaule lui rappela pourquoi il avait plongé, et pourquoi il devait revenir. Thomas n’avait pas besoin de respirer ici, mais son corps si. Il s’obligea à actionner ses poumons.
Ensuite il avança, et le monde vint à lui. Les éléments défilaient de part et d’autre de son esprit. Des images fantômes des bâtiments qui l’entouraient dans le monde réel apparaissaient autour de lui. Les figures évanescentes se superposaient, créant de nouvelles formes. Il lui fallait autre chose, il chercha plus loin, et le monde défila plus vite. Les échelles et les proportions n'obéissent à aucune loi. Il s’arrêta devant son carnet, les liens de cuir avaient disparu. Il ne savait pas bien comment il savait que c’était le sien, mais il le reconnut. Thomas voulut ramasser un des feuillets et le papier vola jusqu’à sa main avant qu’il n’esquisse un geste. Il avait seulement effleuré la volonté de tenir la feuille et celle-ci s'était précipitée vers lui.
Les traits de charbon représentaient Maggie avec plus de talent que sa main d'ingénieur n’en était capable. Le portrait n’était pas exact, il était mille fois mieux, il ressemblait exactement à la façon dont il la percevait. Un peu échevelée par les crayons enfoncés dans son chignon, les yeux pétillants d'intelligence et de vie. Le portrait changeait selon l’angle auquel il l’observait pour fermer les yeux comme si elle écoutait un rythme qu’elle seule pouvait entendre.
Il s’accrocha un instant au portrait puis le laissa s’envoler, emporté par un courant tiède. Il n’était pas là pour ça. Il appela une seconde feuille, elle se loga promptement dans sa paume. Un dessin très ancien, gribouillé par une main d’enfant. Une période où les autorités contre les arts obscures de la flânerie et la dilettante n'avaient pas encore étendu leur pouvoir.
Les traits se brisaient et partaient en ligne de fuite impossible. Des rectangles maladroits surmontaient un arc de cercle et entre les tracés épais et gras on devinait l’intention d’un navire. Depuis longtemps, Thomas rêvait de bateau. Un rêve qui s’était mué en ambition polie par la bonne société et la discipline. La tolérance pour les rêveries s’arrêtait à l’enfance. Après cette courte période, il fallait la façonner en productivité ou l’abandonner.
Maintenant, Thomas pouvait faire bien mieux et ses schémas millimétrés confondaient le réel. Mais le talent, celui que l’on polie avec acharnement n’avait pas d’importance. Tout était affaire d’imagination. Tout était une question de malice.
Il tendit devant lui le souvenir à bout de bras, le dessin d’une dizaine de traits se superposa aux façades tordues à demi effacées par son subconscient. Thomas tenait enfin ce qu’il cherchait.
Thomas se saisit mentalement de l’image et la fit fusionner avec la façade qu’il voyait tous les jours depuis sa petite fenêtre. Elle était si semblable à la proue d’une caravelle du siècle passé qu’il le fit sans difficulté. Le petit Thomas d’il y a des années remonta à la surface lui aussi, il le sentait affleurer à la limite de sa conscience. Son rire avait les mêmes notes que Léandre en plus aigu. Le jeune homme lui rappelait ce qu’il avait délaissé. Voilà pourquoi il l'agaçait tant sans pour autant réussir à l’abandonner.
Thomas tenait du mieux qu’il pouvait cette image de navire qu’il avait créé il y a bien longtemps. Il poussa vers la surface et l'emmena avec lui. A mesure qu’il se tirait hors de la mer des rêves, l’image s'effilochait comme les bribes d’un songe avant d’ouvrir les yeux. Malgré ses efforts, elle pesait et l’attirait vers le bas. A ce moment, la prise de Léandre sur son épaule devint un étaux, la brutalité soudaine l’arrêta dans son élan. Il hoqueta des bulles dorées. Que se passait-il de l’autre côté ? Puis sa présence se volatilisa.
Thomas se retrouvait seul et sans ancre avec la réalité. Son rêve-souvenir rejoignait les profondeurs, et lui avec. Une douce pesanteur l’enveloppait quand il cessait de lutter. Mais rien n’était réel, il n’y avait ni haut, ni bas, seulement un dedans et un dehors. Thomas se mit à nager vers le navire. Il imposa sa logique, car les navires affleurent la surface. Il n’avait pas à remonter son navire. La coque lui montrerait le chemin.
Un bruit fracassant le fit sursauter. Tout lui paraissait trop lumineux, trop bruyant, et ses oreilles protestaient en sifflant. De l’autre côté de la rue et du canal un navire fantôme avec mats et voilures s’extirpa d’une façade, pour rebondir sur l’eau. Il semblait passer à travers une image projetée, laissant un effet de doublon, une illusion sur la rétine. Une vague frappa la rue au bas du bâtiment, renversant le fiacre et emportant les traqueurs sur son chemin. Avec une telle force que l’écume atteignit l’ouverture brisée. Des gouttelettes d’eau frappèrent sa joue. Léandre restait invisible.
Plus bas, des éclats de voix. Des gens luttaient. Thomas se remit sur pieds, groggy par son excursion, il chancela. Peu sûr que ses jambes le portent, il descendit les quelques marches accrochées à la rampe.
Au rez de chaussé, la porte d’entrée avait cédé sous l'assaut liquide et l’eau avait envahi les dalles. Léandre pataugeait, empêtré dans un désordre de bras et de jambes avec deux traqueurs, il éclatait de joie et de surprise mélée. La porte, grande ouverte, laissait voir un spectacle peu commun. Des mâts aux voiles immaculées aussi haut que les bâtiments s’étiraient vers le ciel, défiant l’azur.
Un vrai navire se tenait fièrement sur le canal. Les péniches ballottaient leur surprise, écrasée par ce nouveau voisin bien encombrant.
Le reste des traqueurs avaient disparu, même leur capitaine fut emporté dans le canal. La voie était libre.
Depuis les hauteurs, on bénéficiait d’une vue imprenable sur chaque tête et chaque pupitre. Un dos et une copie pouvaient vous donner beaucoup d'informations sur une personnalité. Les étudiants, trop zélés, boudaient le sommet, Thomas en profitait donc seul. Maggie se tenait à sa place habituelle au milieu de l'hémicycle. Ni trop bas ni trop haut, elle se fondait dans la masse estudiantine. Ses lunettes reposaient autour de son cou accrochées par une chaînette dorée. Elle ne les mettait jamais sur son nez. Soit elle refusait par coquetterie, soit elle n’y pensait pas car celles-ci étaient factices, choisies pour compléter le tableau d’une parfaite universitaire. Thomas penchait pour la deuxième option. Les différentes rotations de tête qu’elle faisait à intermittence régulière prouvaient l’intensité avec laquelle elle serait son nœud de cravate. L’indice subtil le faisait sourire, lui rappelant les idioties qu’il s'infligeait lui aussi.
La sonnerie nostalgique retentit et tous s'affairaient pour ranger leur affaire. Certaines places de la bibliothèque avaient plus de valeur que d'autres. Depuis la place dévoyée, Thomas tapota une dernière fois le bois et se leva, il n’avait rien à ranger et se dirigeait vers la sortie.
Maggie tournait sur son siège, cherchant un objet qui échappait à son regard. En passant, il tira le stylo coupable de son chignon. Elle avait cette manie d’y loger ses crayons. Parfois elle sortait ainsi coiffée sans s’en rendre compte.
— C’est lui que vous cherchez ? Je l’ai trouvé sur une marche, mentit Thomas avec un sourire poli.
— Eh bien, oui, merci, fit-elle confuse.
Il jeta un œil indiscret à ses notes encore étalées sur son pupitre.
— Vous jouez d’un instrument ? fit-il en désignant les partitions gribouillées sur les pages.
— Euh, pas vraiment.
D’un geste leste, Maggie rassembla les feuilles en une pile parfaite et les fourra dans sa sacoche. Il retint un éclat de rire. Elle s’en sortait terriblement mieux que lui autrefois. Son dernier passage dans ces gradins remontait à une poignée de jours, cela lui semblait une éternité.
— Puis-je ? fit-il en montrant le siège à côté.
Elle jeta un œil furtif vers la sortie. Les premiers étudiants s’entassaient devant la porte, les suivants s’agglutinaient derrière. Ils bénéficiaient de petites minutes avant de pouvoir en sortir.
— Allez-y, je ne pourrais pas être dans les premiers de tout façon, soupira-t-elle.
—- Il y a un ami que j’aimerai vous présenter. Je pense qu’il vous intéresserait. Il est plutôt occupé, alors on va aller le chercher.
— Ah oui, un étudiant ?
— Il est passé par l’université, oui. Mais il possédait plus de talent qu’elle ne pouvait lui apporter. Il projette de se rendre à la Fierté.
La Fierté, ce centre de bienveillance et de soin pour toute personne différente. Là-bas, des médecins aux intentions parfaites s'occupaient de leur patient et les aidaient à rentrer dans le moule. Si cela ne marchait pas, et bien, vous savez…tout problème trouve sa solution. Personne de sain d’esprit ne souhaitait s’y rendre.
Maggie s'agitait, soucieuse que des oreilles curieuses les aient entendues, mais les étudiants se pressaient vers la sortie. Son siège grinça.
— Êtes-vous fou ?
— Vous n’êtes pas sérieuse, fit-il en reculant faussement décontenancé.
Il jeta des regards à la dérobée avant de continuer sur le ton du secret.
— Bien sûr que oui !
Une question de malice
FIN