Une question de malice - partie 3

Par MISO
Notes de l’auteur : (la partie 4 sera la dernière)

Les allées souterraines continuaient identique sur plusieurs kilomètres. Traverser la ville aux yeux et à la barbe des traqueurs se révélait un jeu d’enfant. Quelques cris de rongeurs retentissaient quand la flamme éclairait les croisements. Les fautifs restaient invisibles, ils disparaissaient après un plouf, et les différents objets flottants masquaient leur présence. Thomas ne regardait pas plus que nécessaire l’eau grise ou là où il mettait les pieds. Il s'interdisait de s’interroger sur la nature exacte des substances qui l'entouraient. Il passa devant une énième échelle rouillée quand Léandre ouvra de nouveau la bouche.
— C’est …

— La ferme.

— …la sortie.
Thomas se retourna rageur.
— Quoi ?

Léandre gardant le silence, montrait la trappe du doigt. Thomas ne demanda pas son reste, il gratifia Léandre d’une dernière oeillade mauvaise et grimpa le premier.
— Mais je t’en prie, après toi, fit ce dernier, seul à maintenir un semblant de civilité.
Thomas se heurta à une grille récalcitrante. Des feuilles et de la terre avaient scellé les barreaux de fer. Il la secoua en tous sens, et serra les dents quand la terre lui tomba dans les yeux. La grille céda et il retrouva enfin l’air du dehors. L’odeur d’humus nettoya les pestilence des égouts. La rumeur habituelle de la ville ne lui parvenait pas. Étrange. Il ne pensait pas avoir parcouru suffisamment de chemin pour sortir de la ville. Léandre le rejoignit sous l’éclairage de la voûte céleste. N’en ayant plus besoin, il abandonna la lanterne sur une table de pierre à proximité. Thomas fit un tour sur lui-même, cherchant ses repères.
— Où … ?
De petits bâtiments de pierres les entouraient, comme de minuscules maisons au milieu des arbres. Fortement décorées, des motifs gothiques s’effritaient sur leur façade. La table de pierre était une tombe. Léandre l’avait conduit dans un cimetière.
Son guide s’asseya sur la stèle, et contempla l’obscurité. L’absence de ses frasques pesait lourd dans l’immensité figée. Il avait beau être installé sur une pierre tombale, il émanait de lui respect et mélancolie.
— Certains ne veulent pas de fer au chevilles mais il y a toute sorte de prison.
Thomas, fit mine de partir, Il en avait assez de ses jeux. Il passa un trio de caveau au grille de fer forgé sagement alignés. Ici, même les morts étaient enfermés. On leur demandait de rester docile dans leur dernière demeure. Les clôtures de fer bardées de piques dissuadaient d’éventuels rebelles. Les vivants comme les morts étaient bien gardés.

Debout et bien vivant au milieu des pierres sépulcrales, sa colère disparaissait comme peau de chagrin.

Thomas pouvait rentrer chez lui. Le temps lui manquerait pour le travail qu’il lui restait. Il pouvait revenir à son quotidien fait de livres compulsés et d'acharnement arithmétique. Il aurait son diplôme et une place dans les bureaux d’une entreprise renommée. Il rentrerait dans les rangs comme ces parfaits alignements de marbre conformiste. Pour cela, il lui faudrait d’abord se débarrasser de cette vilaine odeur, il ne pourrait pas décemment se rendre à l’université ainsi. Ce qui lui prendrait la journée. Perdu pour perdu, Thomas soupira et fit demi tour. Il retrouva l’ombre coloré de Léandre. Un chien immense l’avait rejoint, le même que la ruelle et le pub. Appelée par son maître, la bête surgissait alors du néant. Pour l’instant, elle se tenait assise et ne broncha pas à son approche. Une créature née de l’imagination, par un coup de plume. Ou plus précisément d’index. Des traits sombres marquaient la pierre à son côté. Jusqu’où pouvait aller l’invocation ?
Il se racla la gorge, encore incertain de ce qu’il faisait, de pourquoi il était encore là et pas chez lui en train de frotter sa redingote.
— Il est …dangereux ? fit-il en montrant le chien d’un mouvement de tête.
Léandre interrompit son tracé et une forme resta balbutiante derrière lui. Une fleur incolore posée sur la pierre ondulait comme un mirage.

— La malice est inoffensive. Je ne peux pas en dire autant de la milice, répondit-il sournois, les yeux plissés.
Il se leva d’un coup et fit virevolter les pans de son manteau.
— Vas-y, gratte-lui les oreilles, fit-il.

Thomas hésita. Bien que le molosse restait apathique, il avait vu dans la ruelle les rangées impressionnante de dents que contenait sa gueule. Il tendit tout de même la main vers les oreilles tombantes, et ne toucha rien. Le chien disparut quand sa main le traversa.

— inoffensif, ajouta Léandre, levant la main haut tel un orateur dont les événements donnaient raison. Et celui-ci m’a demandé du travail ! Les autres n’étaient que de pâles filets de fumée.
— Mais, la milice…
Mais Léandre continuait de pérorer sur ses exploits et les efforts fournis pour y parvenir, les différents animaux qu’il avait essayé avant de trouver le bon. La forme du molosse avait un lien particulier avec son passé, il en connaissait chaque détail car il avait partagé ses jeux d’enfants. Chaque jour, il le tirait de ses souvenirs. “... c’est une question de parcimonie. La malice permet une incursion du monde des rêves dans la réalité. Elle reste intangible. C’ est un voile qu’il ne faut jamais franchir. Le mieux est de l’effleurer. Ceux qui…”
Tant de pratique et aucun stigmate ne trahissait ses tendances de mauvais goût. Les instances se montraient pourtant formelles, la malice corrompait le corps et l’esprit, tel un poison lent. Une drogue dont les médecins ne manquaient pas de documents et de témoignages sur les services qu’elle provoquait. Pourtant, autant qu’il puisse en juger Léandre se montrait peut être originale, mais pas dément.
Léandre s’interrompit face à un Thomas sceptique qui cherchait une faille, les symptômes énumérés par autorité.
— Il est tant de partir, suit donc le fou.

En effet, la nuit était bien avancée, dans une poignée d’heures les premières lueurs du jour teinteraient l’horizon.
La perspective de pratique interdite le repoussait. Il avait trop appris à s’en méfier. Le souvenir de la milice, encore trop récent, surgissait et l’en dissuadait. Mais après l’exaltation de la fuite, tout paraissait un peu fade, et la curiosité le titillait.
Le molosse gambadait en silence devant eux. Les rues étaient désormais désertes, même les ivrognes avaient disparu. Il restait quelques infortunés sans logis, blottis dans des logements improvisés, restes de planches et de tôles glanées ici et là, au fil de la fortune. 

La ville dormait d’un sommeil paisible. Quelques matous insomniaques suivaient le chien du regard tapis dans les recoins des bâtiments. Le molosse ne s’en souciait guère, il ouvrait la marche, longeant le quai. En contrebas, l’onde reposait dans son lit, animée d’un courant imperceptible. De part et d’autre de l’eau, une rue bordée de façades verticales accolées les unes aux autres lançait un étrange écho aux façades du cimetière.
Bichon se figea et gronda sourdement.

Aussitôt, le malicieux heurta Thomas de l’épaule, il y mit tant d’élan que le jeune homme bascula et tomba sur une péniche deux mètres plus bas. Il sauta avant que Thomas ne se remette du choc de sa chute. Il se réceptionna avec bien plus de grâce. Les rebonds de flottaison sapèrent les appuis de Thomas qui tentait de se relever, lui arrachant un grognement.
— Il suffisait de demander, rouspetta Thomas, alors que Léandre le traînait hors de vue.
Déjà, des bruits de bottes se faisaient entendre. Les traqueurs n’avaient pas abandonné après l’affaire du pub. A l'abri dans un recoin de la péniche, ils ne pouvaient que deviner les mouvements sur les pavés. Bichon grogna de plus belle. La milice s’interrompit en reconnaissant l’animal. L’un d’eux cracha dans son sifflet. D’autres bottes résonnaient, attirées par le signal.
Léandre trépignait, tandis que Thomas replié sur lui-même cessait de respirer dans une tentative de disparition.
Indécrottable bavard, il ne put s’empêcher de lui faire la leçon.
— La malice est un océan, subtilise-en une goutte. N’y mets jamais le bras entiers. Seuls les fous s’y risquent et basculent, commença-t-il.
Non loin, leur complice à quatre pattes attirait les traqueurs loin d’eux. Ils se dispersaient dans un tel affolement, Il était évident qu’ils faisaient rarement face à ses émanations.

— Léandre, ils sont déjà loin. Laissons les courir, tenta Thomas tout en retenant son affolement.

Mais déjà Léandre chercha la bouteille d’encre. De nouvelles gouttes noires s’ajoutèrent à son gilet.
— … Elle est faite de pensées flottantes, on l’attire pour un bref passage dans le monde corporel, mais elle est par essence incorporelle.
— Vous l’avez déjà dit.
— Simple vérification de ton attention.
Un cahotement de moteur s’approcha jusqu’au quai où ils se terraient. Le véhicule se coupa, mais les phares restaient braqués dans leur direction. Thomas se pencha hors de sa cachette, un homme aux épaules surmontées de galons descendit d’un fiacre. Criant des ordres, il réformait les rangs. Silhouette rigide au milieu du désordre. Ses prunelles ternes balayaient ses subalternes enfoncées dans un masque grisâtre. Thomas n’aurait jamais imaginé qu’une seule nuit pouvait finir aussi mal. Il en eut la nausée. Il ignorait comment ils les avaient retrouvés dans la nuit déserte. Les traqueurs portaient bien leur nom.
D’un même mouvement Ils se tassèrent dans leur maigre planque.

— Rien qu’un manteau gris de plus. fit Léandre aux intonations plates, derrière le sourire une détermination sourde remplaçait l'insouciance.

— Léandre ! c’est moi, gronda le nouvel arrivant.

— Évidemment, cria l’interpellé, elle roule et fait tant de bruit cette tristesse à vos chevilles.
— Toujours de l'impertinance. Sort d’ici. Elle aurait honte de toi.

Thomas s'agitait à côté, avec le sentiment de se trouver dans une querelle d'ordre personnelle. Son compagnon jusqu’ici détendu serrait les poings depuis l’arrivée du coche. Léandre dont la provocation semblait être un art qui meritait d'y mettre la forme, contra :
— Bien au contraire, j’honore une femme libre, certes volubile, mais jamais le souvenir d’un corps immobile.
— Ta mère est morte. Fais toi une raison.
Implacable et vide d’intonation, l’homme sonnait tel un glas.
Léandre souffla si bas que Thomas aurait pu l’imaginer, “Le déni et les hommes…”
Puis, pas vraiment décider à intervenir dans la situation qui le concernait il se tourna sur son comparse :
— Thomas à ton tour, je te prie. Vu que tu as tout compris. Montre leur un peu.
Et comme s’il avait tout le temps devant eux, il ouvrit la malle de fer à son côté et commença à fouiller dedans.
Pour Thomas, la théorie était une chose, la pratique en était une autre. Sans trop savoir, il sortit des feuilles froissées de sa serviette et une plume à réservoir. Il posa le tout d’une main tremblante entre ses pieds sur le sol humide. Il jeta un rapide coup d'œil circulaire et posa la pointe. Des lignes saccadées griffaient le papier de pauvre qualité, arrachant des morceaux à la surface fragile. Quand il releva la tête, des ombres de fumée s’envolaient vers les traqueurs dans un concert de croisement distordu. Certains n'avaient qu’une aile mais volaient tout de même. Des hommes criaient le mot sortilège en se protégeant la tête, mais les étranges oiseaux se dissipèrent avant de les atteindre.
— Pas mal pour une première, fit-il en grignotant son butin. Un Saucisson sec issu de la réserve dont le propriétaire n’avait pas jugé utile de protéger.
Thomas se renfrogna.
Derrière eux, le chef des traqueurs se tenait à une péniche de distance. Certain de les tenir. Il attendait qu’ils comprennent l'inéluctable et qu’ils abandonnent. Conscient de l’impasse, Thomas consommait son effroi alors que son guide lui servait un clin d'œil de mauvais génie.

— On va les faire danser, tu vas voir. et il lui tendit sa prise déjà croquée.
Léandre se frotta les mains et s’empara de la petite bouteille dont il renversa le liquide sombre et sirupeux dans le creux de sa main. Ses propres mises en garde de quelques minutes plus tôt résonnaient dans l’esprit de Thomas. Devant son sourire narquois indélébile, et les risques qu’il encourait, Thomas tempêta.

— La vie n’est pas un spectacle !

— J’aurai dit une aventure. Chacun ses mots.

Léandre traçait à une vitesse fulgurante un motif animal sur la paroi blanche. Il répéta les mêmes traits.

— Enfin, Léandre …!  gronda-t-il, sortant de sa posture comme une tortue de sa carapace.
— Elle n’est pas une aventure ou bien tu souhaites qu’elle ne le soit pas ?

Thomas lui servit un regard courroucé. À court de mots, il leva les bras au ciel, devant cet homme borné. Il rêvait du confort spartiate de sa chambre, logé à l'abri des combles, loin au-dessus des pavés et des traqueurs. Léandre y vit un encouragement.
— C’est d’une platitude, autant que tous ces grattes papier de l’université. Qui veut être plat ?

— Moi !

— J’en suis fort contrarié. Je suis certain que Maggie le sera tout autant.

Maggie, Thomas rougit. Comment savait-il son nom ? Puis Thomas se rappela comme un idiot que Léandre passait de temps en temps dormir sur les pupitres de l’université tout en haut de l’amphithéâtre. Il y avait apparemment certaines choses qu’il retenait.
— Rhaa !
Son sourire devint triomphant. Qu’il était agaçant. Puis, une demi-douzaine du même dessin achevés, il se releva pour admirer son œuvre. Thomas l’imita avec précaution. Ses yeux s’arrondirent devant le spectacle. Des Chimpanzés bondissaient sur les traqueurs et les lémostaient de leur petits poings. Ils bondissaient vraiment sur eux. Les traqueurs les repoussaient sans les faire disparaître. Une vraie pagaille s'ensuivit. Les hommes en gris s'agitaient et frappaient l’air, mais les singes se balançaient entre leurs bras et leurs jambes comme à de simples branches. Ils tiraient les oreilles et arrachaient les boutons. Les chapeaux volèrent et Thomas eut pitié des porteurs de moustache. Un primate sauta sur le capitaine toujours au centre. Thomas s’attendait à le voir ciller mais il resta impassible. Quand le singe le percuta, il s'effaça. Un filet de brume tout au plus glissa sur l’uniforme. Même la nouvelle malice n’avait pas de prise sur cet homme. Puis il se mit en mouvement et alla se charger de ses subalternes en difficulté.
Sans demander son reste, Léandre bondit sur la péniche la plus proche, profitant de la diversion. Ils quittèrent la lumière blafarde des phares et s’enfoncèrent dans les derniers lambeaux de nuit. Thomas suivait de péniche en péniche son souffle rendu rauque par les rires étouffés.
Ils s'arrêtèrent en riant tous les deux, le tableau des figures austères en prise avec des macaques irrémédiablement imprimé dans leur souvenir.

Thomas jeta un œil à la main gauche noircie du malicieux. Avec la surface d’une simple paume, il avait lancé des créatures tangibles sur les traqueurs. Plus il touchait, attrapait, ou quoi qu’il fasse avec la malice, plus il influençait le réel. Les possibilités se bousculaient dans la tête de Thomas.
— Comment… ? fit-il,  manquant d’air après la cavalcade.
Léandre bascula en arrière les bras ballants, reprenant son souffle. La bouteille avait complètement maculé son gilet et le recouvrait de taches évoquant des formes organiques, tels des ombres bondissantes de sa poche.

— Tu traces sur le papier mais c’est plus que ça. Le trait n’est qu’un vecteur, il ne compte pas. Va chercher plus loin. Tu dois piocher à l’intérieur.

Il fronça un sourcil sceptique.
— Tu es terrible comme professeur, répondit Thomas, tentant de démêler son charabia à demi mystique. Son esprit d'ingénieur y voyait un mécanisme encore inconnu et pourtant accessible.

— Une question de pratique, fit-il en balayant sa remarque.
Thomas secoua la tête. Lors de sa tentative, il avait senti quelque chose, une résistance. Un rebond sur une surface. Semblable au mouvement de flottaison des bateaux lors de leur course.
Ils avaient sauté un nombre incalculable de fois et se retrouvaient sous un pont à fleur d’eau. Une situation similaire aux égouts, l’odeur en moins. S’il s'engouffrait sur ce chemin, sa vie serait-elle ainsi, à naviguer dans les recoins sombres de la ville ? A rebondir entre des moments de grâce et d’autres de peur ? Pourtant, Thomas ne s’était jamais senti aussi vivant. Et puis, les traqueurs n'étaient pas si effrayants si l’on omettait leur dirigeant.
L’illusion avait perdu de sa substance sur cet homme là où les singes se confrontaient bien aux hommes. Thomas piétina les pavés à la recherche de la réponse. La fatigue alourdissait ses yeux, et amollissait ses réflexions. Thomas perdait la notion du temps. Tout semblait passer au ralenti sans avoir de prise sur lui. Au-dessus d'eux, les premiers de corvées sortaient le bout de leur nez. Des piétons et des vélos invisibles empruntaient le pont. La ville se réveillait.

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