Plus l'eau glisse, plus l'eau glisse, plus j'ai l'impression de glisser avec elle. Ça m'ensorcelle, et sous son charme je la laisse me dissimuler. Sa douce étreinte contre ma peau provoque chaque fois cette même exquise caresse, remplie d'une chaleur glacée et humide qui ne se trouve nulle part ailleurs. Et je glisse, je glisse dans la tendresse, je me délecte de l'agréable pression contre mes poumons, des larmes qui se pressent contre mon épiderme, le couvrant de délicates morsures presque amoureuses. Si je me laissais glisser, si je pouvais, je resterais ici jusqu'à ce que l'eau ait emporté tout ce qui me rend humain.
-Allez, p'tit gars, c'est l'heure !
Je me hisse sur le bord et retire mes lunettes. Si ce fabuleux maître nageur n'était pas là pour, tous les jours, me rappeler de quitter le bassin, je m'y laisserais dissoudre.
Je le remercie, la voix coupée par mon propre poids qui réapparaît subitement, maintenant que plus rien ne me porte. Je me traîne jusqu'aux douches. Je ne m'y attarde jamais beaucoup, à vrai dire. Mais si le chlore restait chaque fois attaché à moi, il me rongerait jusqu'à l'os. Malgré ça, malgré que ça soit comme une perpétuation de la douceur de l'eau, je n'ai jamais aimé ce passage là. Peut-être qu'il veut dire que c'est bientôt fini. Peut-être que je suis obligé d'être face à moi-même. Face à cette peau-là, cette peau imparfaite, ce corps imparfait. J'en déteste les courbes trop exagérées par ma minceur, les pointes acerbes de mes os comme s'ils allaient me déchirer, par endroits. Les anciennes marques, celle des coups, et celles que j'ai tracées moi-même. Celle-là, (que je suis du bout des doigts), celle-là, c'est la pire. Misérable, une traînée blanche vieille comme mes souvenirs, du bas de mes cottes jusqu'au début de mes hanches. Insipide, limpide, méprisable. Finalement, elle me défini bien. Je réalise que mes yeux se sont perdus sur mon reflet, dans ce miroir troublé par l'humidité qui remonte sous forme de nuages épais. Puis mon regard se pose sur mes tâches, mes centaines, mes milliers de petites tâches. Mon dos en est couvert, de ces tâches abjectes dont on ne cesse de m'en rappeler l'existence. Mon visage, mes joues, mes épaules, chaque partie de moi semble de cacher sous une couverture mouchetée. Je crois que mon corps me déteste. Plutôt ironique, je me déteste aussi.
Je soupire, détache mes yeux de ce reflet. Quelques pas, que je connais par cœur, les casiers, mon sac, la cabine, je ferme la porte, je décolle de ma peau mon maillot humide et le laisse lamentablement retomber au sol. Allez, Mathias, regarde toi un peu en face. J'enroule la serviette autour de mes hanches. Garde courage, ait espoir, l'année commence bientôt. Et même si elle s'avère être aussi horrible que la dernière, au moins tu pourras continuer d'aller à la piscine pour tenir le coup. En période scolaire, ça sera moins cher. Oui, bientôt, bientôt c'est la rentrée. Ne gâche pas ta chance, cette fois. T'es un satané cœur d'artichaut, tu le sais, mais ne retombe pas amoureux. Encore moins de quelqu'un comme Nathaniel. Concentre-toi sur tes résultats, tes études, fais ce que tu veux faire après, arrête de te soucier des autres. Il ne faut pas te soucier des autres. Les autres, ça fait souffrir. Je m'assoie sur le misérable banc, humide et tâché, de cette chère piscine municipale, et regarde les gouttelettes chuter de mes cheveux sombres les unes derrière les autres. Il faudrait que je les coupe, ou ils vont encore m'empêcher de correctement voir les notes des professeurs au tableau. Sans que j'y prête réelle attention, ma main droite se perd dedans, et les secoue, projetant une myriade de gouttes sur mes affaires. Aucune importance, tout est déjà trempé. Puis des larmes peut-être se mélangent à l'eau des douches, embuent mes yeux et mes joues. Mathias, je t'en prie, arrête de penser à lui. Arrête de tout regretter, ça sert plus à rien. Au lieu de repenser à son sourire, pense à tout ce qui a suivi. Les remarques, l'amertume, le rejet. Puis les coups, Mathias, les coups, tu t'en souviens trop bien pour oublier, fous pas ça de côté. Tu sais bien que t'as encore mal, parfois. Mal au fond de ton petit cœur trop serré, surtout quand tu revois les marques qui restent. Alors oui, tu l'as aimé. Mais c'est fini. S'il te plaît, reprends le dessus. Tu peux être fort, Mathias. Mécaniques, les gestes se suivent, la serviette détache de ma peau l'eau qui s'y était fixée, les vêtements me couvrent. Malgré le soleil étouffant qui brille dehors, j'enfile un sweat, comme s'il allait cacher tout ce qui se trouvait dessous. Puis je range, je referme mon sac, mes pensées se cognent, le sac vole sur mon dos et je quitte la piscine, après avoir salué la femme de l'accueil. Automatiquement, mes pas me dirigent vers un autre arrêt de bus, qui me déposera proche d'un autre bâtiment. Ce chemin, je l'ai fait tant de fois que j'en ai perdu le compte. Après tout, chaque jour, après les longs allés-retours dans les bienveillants bassins chlorés, vient le temps de la bibliothèque. Mais aujourd'hui, aujourd'hui je lève la tête. Le soleil caresse mon visage, caresse mes tâches, et je ferme les yeux. Tu as 17 ans, Mathias. Tout peux te réussir, pas vrai ? T'es censé profiter, profiter de ton dernier été avant le début du bac. Et toi tu en fais quoi ? Une gigantesque routine. Sauf quand la piscine a fermé, quelques semaines, où tu t'es réfugié entre les pages des recueils de poésie. Ouais, déséquilibré comme tu es, tu as autant de chances de rater que de réussir. Et une fois que tu auras le bac, tu feras quoi ? T'en sais rien, mais n'abandonne pas. Ta mère compte sur toi. Je m'assoie à la même table que d'habitude, ouvre les classeurs de l'an dernier. Page après page, je me perds entre les lignes. Est-ce que je suis vraiment en train de les lire ? Je ne crois pas, je crois que je suis plus concentré sur les aiguilles de la grande horloge, qui avancent, inlassablement, et qui me rappellent que le temps s'écoule. Bientôt, bientôt oui, c'est la rentrée. Je pense que beaucoup de gens sont enthousiastes à cette idée, retrouver ses amis, profiter des débuts d'année encore sous le soleil estival... Je suis impatient de rien. Je suis lasse, lasse de tout ça. Je n'attends pas la mort pour autant, même si en quelques sortes ma vie n'a pas beaucoup de saveur. Mais parfois, lorsque je regarde les gens exister, lorsque je les regarde vivre... je me sens si étranger, comme si ma place n'était pas ici, que je mentais pour rester. Doucement, je plie les branches de mes lunettes, les range, et referme le classeur sur lequel j'étais penché, si peu concentré que je serais bien incapable de dire de quelle matière il s'agissait. Ma mère devrait arriver dans quelques minutes, un quart d'heure tout au plus. Alors j'attends. J'oublie un peu ce que j'attends. Ou c'est que j'attends tant de choses que tout se mélange, et que j'oublie comment les distinguer. J'ai peur, bon sang, j'ai si peur. Mes mains viennent cacher mes yeux, ou leur cacher le monde. Je ne veux pas retourner à cette fichue vie d'enfant modèle, qui sert à ramener des bonnes notes et à servir de sujet de discussion à sa mère. Je veux juste me sentir vivre. Je ne veux pas voir d'autres gens, je ne veux pas affronter leurs yeux. Par pitié, je ne veux pas à nouveau être désarmé, face à face avec la froideur, la solitude. Je veux rester me perdre entre les lignes de Charles Baudelaire ou de Victor Hugo. Je veux reprendre mon piano. Ne me ramenez pas dans le flot de paroles vides des professeurs. Mon téléphone vibre, ma mère vient d'arriver. Alors une fois de plus, mon sac vole sur mon dos. Un à un, les pas me mènent hors de la bibliothèque. Déjà, le soleil tombe derrière les remparts de béton des immeubles. La voiture de ma mère est stationnée au même endroit que d'habitude, elle aime la précision. J'ouvre la portière, sans un regard pour elle, pose mon sac, puis mon corps, dans la caisse d'acier. Dès que je referme, elle démarre.
-Prêt pour la rentrée ? Tu penses que tu as assez étudié ?
-Tu sais maman, au début d'année, on commence toujours par ramener les bases.
Elle hausse les sourcils.
-Mathias, tu es en première. Ton redoublement nous a beaucoup heurtés, mais j'ai de grands espoirs pour toi, tu le sais.
Je marmonne un court « je sais. »
-Ne te relâche pas. On ne te guidera pas éternellement, il faut apprendre à avancer par toi-même. Tant mieux si tu prends de l'avance, il faut te démarquer des autres si tu veux une place, mon cœur.
Ce surnom affectif sonne faux, maman. Je ne te dirai sûrement pas que l'on ne m'a jamais vraiment guidé, que tu ne m'as jamais vraiment guidé. Que je ne veux absolument pas me démarquer, que je veux juste être comme les autres. Que la place que tu me propose ne m'ira jamais. Mais soit, je serai comme toujours celui que tu aurait voulu que je sois.
-Mes horaires seront différent, cette année. Je ne pourrais pas venir te chercher à la bibliothèque, tu devras faire les trajets en transports en commun. Tu as déjà une carte, ça ne changera pas grand-chose, pas vrai ? Tu seras prudent, sur le trajet.
Je hoche la tête.
-Ne t'inquiètes pas, maman. Je ferai attention.
Je veux retourner me glisser dans l'eau.
Ton texte m'a rappelé The Perks of being a wallflower, dans ce dénuement de l'âge adolescent, où tout est flou et douloureux, comme les poussées de croissance. Un peu la question de : comment coexister avec l'autre quand c'est déjà toute une aventure de coexister avec soi ? Et : comment guérir les premières blessures ?
Tu arrives à poser dans le premier chapitre à la fois des enjeux amoureux, sociaux, familiaux, d'autoestime, et ça marche très bien. Chouette !
Enchantée !
Très bonne plongée (jeu de mots, hahaa...) dans ton univers que ce premier chapitre. Le premier paragraphe donne tout de suite le ton, on est dans la tête et le corps du personnage et on n'en décroche pas. Tu nous donnes à voir tout le malaise de l'adolescence, entre incompréhension, amours foutus, impression d'être tout seul... sans en faire trop non plus.
Je vois que cette histoire a été postée en 2020 (et que tu avais 17 ans à l'époque ? C'est assez impressionnant !), j'espère que tu as continué d'écrire :-)
A bientôt !
J'adore ce début d'histoire. C'est très poétique et les émotions sont bien écrites, bravo ! On a l'impression que c'est réel, ce personnage a l'air intéressant !
Le seul problème, c'est l'absence de paragraphe... Il faudrait que tu découpe ton texte pour que ce soit moins lourd à lire.
Mais franchement, bravo !
J'ajoute à ma PÀL et j'attendrai la suite,
Klyfire
J'ai beaucoup aimé ton résumé qui m'a attiré. Ton écriture est très belle, très poétique. Le premier paragraphe surtout a un rythme vraiment sublime, il est très doux, j'adore. C'est vrai que c'est un peu triste pour un début mais j'ai hâte d'en avoir un peu plus sur ce personnage. C'est très réel, ce que tu décris. Le fait de ne pas se sentir à sa place, les changements d'humeur.
J'ai hâte de te lire sur la suite, même si ce n'est pas ce que je lis habituellement :)