Vendredi, quinze heures, Gare du Nord.
Corentin se sent déboussolé, comme à chaque fois qu’il revient à Paris. Beaucoup, beaucoup trop de monde autour de lui, partout. En plus, il lui reste à peine 15% de batterie, parce que son fil de chargeur ne fonctionne plus et qu’il n’a pas pu brancher son téléphone dans le train.
Déjà las, le jeune homme remonte son sac à dos sur l’épaule et tire plus qu’il ne porte sa valise jusqu’au parvis de la gare. Hors de question qu’il attende dans le hall. Jamais, plutôt crever.
Alors qu’il tente vainement d’éviter la foule qui marche en contrecourant, il rêve d’un avenir plus ou moins proche où ils pourront s’offrir une grande maison en Bretagne, et ne plus avoir à survivre dans cette capitale qu’il déteste bien cordialement.
Heureusement, il fait beau et il peut attendre Alex dehors. On ne vient lui demander de l’argent ou des cigarettes que quatre fois avant que son copain arrive enfin, son éternelle sacoche d’ordinateur à l’épaule.
— Ça va, tu m’as pas trop attendu ?
Même pas une bise pour fêter son retour. Il faudra attendre d’être dans un endroit très discret, qui sera sans doute l’ascenseur menant à leur appartement. Et dire que ça pourrait être encore pire dès dimanche soir. Bon, Corentin ne préfère pas y réfléchir.
Mais maintenant qu’il y pense…
— Finalement, tu as refait ta procuration ? Demande-t-il à Alex alors que ce dernier l’aide à franchir les barrières menant à la station RER.
Ce fut un grand sujet de stress pour son copain, qui avait hésité longtemps avant de donner sa première procuration à son frère abstentionniste parce qu’il n’avait pas du tout envie de dire pour qui il allait voter à ses parents.
Alex soupire avant de répondre :
— Ouais quand même. Mais je ne sais toujours pas si je vais demander à Mathieu de se déplacer pour voter ou pour voter blanc. C’est la merde. Et toi ?
— Ma mère et Yann se sont disputés avant que je parte. C’était lourd. Du coup je ne lui en ai pas reparlé. Je lui enverrai un texto demain matin. Elle veut aller voter mais Yann dit que ça ne sert à rien. Et franchement je n’en sais trop rien. Puis je pense à Pix et Yasmina…
— Et nous…
— On sera pas en danger tout de suite, on est trop blanc. Mais ouais, non. Enfin je sais pas.
Le quai est blindé de monde mais Alex navigue avec facilité au milieu de la foule, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent en bord de quai. Corentin n’a même pas vu que le prochain train était pour eux. Vivement qu’ils arrivent.
— J’ai ramené de la bière de Bretagne.
— Match Alsace/Bretagne ce soir du coup !
La rame crisse en s’arrêtant. Alex a tellement bien joué son coup qu’ils sont juste sur le côté des portes automatiques. Pas en face pour éviter de se prendre les gens qui descendent, mais assez près pour pouvoir aussitôt monter et trouver une banquette de libre.
— Qui arbitrera ?
C’est un jeu entre eux maintenant.
Alex fait mine de réfléchir, mais Corentin connaît déjà la réponse. Samuel est bourré beaucoup trop rapidement pour que ce soit drôle.
— Si Pix préfère ta bière, iel décide quoi faire de moi, et si c’est le contraire…
Corentin fait la moue :
— Ouais en fait faudrait qu’on change les prix, c’est toujours la même chose.
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Pixie est debout devant son armoire, le regard perdu.
Iel voulait mettre quelque chose de joli et sexy pour le retour de Coco, mais il va arriver du train, plus du RER, plus du bus, tout fatigué, puant et stressé, et iel sait qu’il ne voudra absolument pas lea toucher avant d’avoir pris trois douches. Du coup cela vaut-il vraiment le coup d’enfiler dès ce soir l’adorable corset vert qu’iel a réussi à dégoter dans une friperie queer ?
Peut-être pas.
Non, ce soir ça va être soirée jogging et pyjama.
Donc soirée crop-top !
Celui jaune moutarde avec une chiffre genre équipe de football américain est vintage comme il faut, et en plus Pixie y a cousu des sequins mauves de toute beauté. Avec un mini-short en coton ce sera parfait… Et ses bas-chaussettes qui lui montent jusqu’à mi-cuisse. Ô oui !
Son portable sonne alors qu’iel a déposé sa tenue sur son lit aux draps fraichement changés.
Le sourire qu’iel arbore depuis que Corentin a prévenu de son arrivée Gare du Nord s’efface presque aussitôt.
C’est sa cousine.
Pas que Pixie ne l’aime pas. Elle est juste adorable, et la seule personne de sa très grande famille à savoir qui iel est vraiment. Et d’ailleurs à lui téléphoner régulièrement.
— Ta mère a commencé à faire ses valises !
— Allo, bonjour, moi ça va, merci.
— [Deadname], s’il te plaît.
Pixie soupire et finit par s’assoir sur le matelas. Sa serviette de bain se défait et iel se retrouve torse nu, alors qu’un vilain courant d’air vient de la cuisine. Le ménage a été fini dans l’après-midi et tout est aéré. Mais il commence quand même à faire frais.
— Pixie, s’il te plaît. Et pardon Marjy, je suis un peu stressée.
— Pardon Pixie. Moi aussi. J’ai du dire aux tantines que j’avais un rendez-vous pour une des clientes du salon, parce que je n’en pouvais plus. Entre les cousins qui s’en foutent, ceux qui ne s’en foutent pas mais n’iront pas voter, les tontons qui sont hyper déçus du résultat du premier tour, je te jure, mais ta mère c’est le pompon !
— Elle a pris un billet d’avion pour Yaoundé ?
— Elle est terrorisée.
— Je sais. On l’est tous. Tu es vraiment en train de faire une manucure à une cliente, là ?
Au bout du fil Marjolaine rigole, mais c’est un rire triste.
— Nan, j’ai appelé deux copines et on va se faire une soirée entre filles. Et toi ?
— La même mais avec mes colocs.
Le crop-top, le mini-short et les bas semblent le narguer. Pixie se relève dans le plus simple appareil, met tout en boule et jette l’ensemble dans l’armoire. Il ressort le bas de jogging qu’iel met pour glander le dimanche, une paire de chaussettes licornes offertes par Sam à Noël, et un tee-shirt Metallica qu’il n’a pas du tout piqué à Corentin.
— Fais attention à toi.
— Je suis dans le 93, loin des barres d’immeubles, et on ne compte pas sortir du week-end. Ça ira.
— Je ne parle pas de ça, Pixie.
— C’est Alex qui surveille ma consommation de médoc, et je ne boirai pas trop. Voilà.
— On essaie de se voir un de ces jours ?
— Dans un charter de rémigration ?
— Purée, t’es con ! Enfin t’es conne ! Tu l’es assez pour être les deux !
Pixie finit l’appel sur un éclat de rire. C’est pas drôle. Mais iel rit quand même.
Chaussettes de Sam, Tee-shirt de Coco, et comme il ne faut pas faire de jaloux, iel met la chaîne dorée offerte par Alex. Le pendentif représente une petite plume verte. C’est son bijou préféré.
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— Tu travailles ce week-end ?
Samuel et Mylène sont assis sur la terrasse d’un MacDo, près de la Sorbonne. La fac a été occupée il y a quelques jours, avant que les étudiants ne se fassent dégager violemment par la police. On ne peut pas dire que Mylène ait eu un mois facile.
Sam surveille du coin de l’œil son vélo et le sac isotherme solidement attaché à l’arrière, tout en s’enfilant un deuxième hamburger.
— Non. Enfin si, je fais le midi samedi dans la brasserie où bosse Pixie. Ils ont du mal à recruter, donc je les aide en cuisine. Mais dimanche j’ai un véto de l’ensemble de mes copains pour ne pas sortir de l’appartement. Sauf pour accompagner Pix pour voter.
Mylène hoche la tête.
— Ouais je comprends. Y’aura des manifs dimanche. Et selon qui est élu, ça sera plus ou moins violent, mais ce sera violent quand même.
Elle tapote le rouleau en carton que Samuel vient de lui donner :
— Merci pour la pancarte d’ailleurs ! Elle va en jeter. J’ai presque envie de la garder pour le local de l’asso.
— S’il y a trop de paillettes dessus, c’est de la faute à Pixie !
— Mais oui, mais oui. Je te connais, Samuel. Iel n’a pas du beaucoup te forcer !
Le téléphone de Sam vibre sur la table.
Il le délocke pour découvrir un selfie d’Alex et Corentin en train de se bécoter dans l’ascenseur.
Message : Purée, deux heures de transports pour enfin se dire bonjour correctement !
Réponse de Sam : Je vous hais ! Je finis à dix heures, quelqu’un vient me chercher au RER ?
Réponse de Corentin : Je vais voir si vous n’avez pas trop malmené ma mobylette et je viens te chercher. Tu laisseras ton vélo à la gare.
— C’est donc vrai ce que disait ton pote breton, là…
Corentin et Mylène se sont rencontrés à l’anniversaire de Samuel.
— Quoi ?
— Tu as le sourire le plus niais que j’ai jamais vu.
— Et tes affaires avec Sabrina, comment ça avance ? Réplique Samuel en faisant une bouche de canard et des bruits de bisous.
Il est ridicule et se prend un papier froissé sur la tête.
— Va bosser pour le grand capital, petit con !
Et comme si les Voix du Communisme étaient impénétrables, son téléphone vibre à nouveau, mais cette fois-ci avec la sonnerie particulière d'UberEats.
— Allez, premier plat de sushi de la soirée. Souhaite-moi bonne chance !
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Comme Corentin a investi la salle-de-bain dès son arrivée, Alex se retrouve à ranger les cadeaux bretons dans la cuisine, puisque la majorité d’entre eux sont de la nourriture ou de la boisson. Alors que vraiment, après avoir passé une journée à écouter les lamentations de son collègue de travail sur son récent divorce, il aurait aimé avoir deux heures pour lui dans un bain moussant. Même seul.
— Oh, des chocolats !
La main de Pixie glisse vers les quatre lapins de Pâques posés sur le bar.
— On ne touche pas ! Je t’ai vue.
— T’es pas drôle.
— Non.
Il se relève du réfrigérateur où il vient de mettre des bières et trois barrettes de beurre salé, pour poser un bécot sur les lèvres de Pixie. Celle-ci fronce du nez.
— Bon sang, mais tu pues !
— C’est le parfum Gare du Nord. L’extase totale.
— Vire-moi cette chemise, c’est infect !
Alex tire la langue mais obéit. C’est vrai qu’il pue. Et qu’il a envie de se débarrasser de son costume de salarié en CDD pour enfiler quelque chose de plus confortable, comme un vieux short en jean et un tee-shirt.
Il est dix-huit heures que Corentin sort enfin de la douche ; Alex s’y précipite pour enfin se laver et se changer.
Quand il rejoint ses copains dans le salon, les deux sont déjà affalés devant un épisode D'Élite.
— J’avais pas mis un véto sur ce truc-là ?
Il s’assoit lourdement à côté de Pixie.
— Sam et toi, vous avez le droit à vos trucs d’horreur, là. Coco et moi on regarde des dramas de gosses de riches qui s’envoient en l’air. C’est tout.
— Et tu peux vérifier si l’eau est chaude pour les pâtes, fait Corentin.
— Je vous hais.
— Ramène du coca !
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Samuel sourit en sortant de la gare de RER, son vélo sur l’épaule.
Corentin est là, sur sa mobylette, en train de jouer sur son portable, un deuxième casque à ses pieds.
Il y a encore trop de monde pour le saluer dignement, mais le jeune homme ne peut pas s’empêcher d’accélérer le pas. Corentin lui a manqué, et pourtant il n’est parti que quinze jours chez sa mère, pour l’aider à vider l’appartement. Au bout de presque deux ans, elle s’est enfin décidée à emménager avec Yann, et à rendre le bail du petit trois pièces qu’elle partageait avec son fils.
— Hey, salut toi.
Corentin relève la tête et sourit :
— Salut. Pixie t’a préparé des tartines d’houmous et des pâtes grillées à la poêle, et Alex te fait couler un bain.
Samuel enchaîne son vélo dans le parc dédié, installé récemment par la mairie, puis enfile le casque tendu par Corentin. La glacière de livraison se retrouve coincée entre le guidon et ses genoux.
— Et toi, tu m’as fait quoi ?
Les bras de Sam se glisse autour de la taille de son ami, un peu plus fort que nécessaire.
— Je viens te chercher pour t’éviter le très long, très gênant et potentiellement dangereux retour en bus.
— C’est tout ?
— Et je t’ai ramené un paquet de palets bretons à la fleur de sel.
— T’es le meilleur. Je t’aime.
Sa dernière phrase se noie dans le démarrage pétaradant de la mobylette.
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L’ascenseur de leur immeuble est devenu le lieu officiel de leurs salutations amoureuses. C’est Pixie qui a trouvé le nom, et Corentin le trouve tout à fait approprié. Il en a profité avec Alex quelques heures plus tôt, et maintenant c’est Samuel qui s’accroche à ses lèvres comme si sa vie en dépendait.
Ils ont assez l’habitude pour savoir combien de temps doit durer le baiser avant que l’ascenseur arrive au deuxième étage.
Quand Samuel s’éloigne pour récupérer ses affaires par terre, il sourit :
— Vraiment cette histoire de piercing c’était la meilleure idée du monde.
Corentin fait passer sa langue sur son palais. La petite boule de métal est là, et il sait très bien qu’elle est extrêmement appréciée par ses copains, et particulièrement par Sam.
— Et toi, les tiens ne se sont pas sentis trop seuls ?
Samuel remonte le couloir jusqu’à leur porte d’entrée avant de répondre.
— Alex a trouvé une nouvelle façon de les utiliser…
— Vraiment ?
— Oui.
Cela date de l’année dernière, pour le premier anniversaire de leur première fois tous les quatre. Il y a eu un tatouage plus tôt, pour célébrer leur amitié, sur une idée de Corentin d’ailleurs. Cela a été le début de sa grande phase romantique qui a étonné tout le monde, le Breton étant loin d’être un garçon expansif.
Puis pour cet anniversaire particulier, les piercings, avec choix pour chacun d’en choisir l’emplacement.
Pixie a triché : iel avait déjà le nez percé et s’est contenté de s’offrir un bel anneau doré avec un brillant vert.
Alex a joué la prudence, surtout qu’il commençait à chercher du travail et que les excentricités n’avaient pas lieu d’être dans les boîtes d’intérim. Une oreille percée, avec un brillant très discret en semaine, et des bijoux un peu plus originaux le week-end ou quand ils sortent en boîte.
Corentin a choisi la langue.
Samuel a mis des jours avant de leur montrer ses piercings.
Les yeux du Breton dévient sur le torse de son copain. Il porte un blouson large, du coup, on ne voit rien, mais il sait qu’ils sont là, deux petits anneaux que l’imagination débordante d’Alex s’amuse à customiser selon leurs envies.
— Hey ! Fait Sam en ouvrant la porte. Ce soir, j’ai droit à mon bain, mon houmous, et mon pyjama. Je suis KO.
— Mais je viens de rentrer, tu m’as trop manqué…
— Je travaille demain.
Ils ôtent leurs baskets et blousons avant de pénétrer dans le salon. Alex est presque endormi devant la télé pendant que Pixie dépose une assiette et une tasse de thé sur le bar.
— Pixie et moi, on va bosser, continue Samuel. Mais tu peux faire mumuse avec Alex, tant que vous ne faites pas de bruit.
— Bonsoir mon chat…
— Bonsoir Pix.
Un bécot, une gorgée de thé, et Corentin ne va pas continuer à jouer avec Sam alors que celui-ci est quasiment en train de dormir debout en mâchant ses tartines.
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Alex baille à s’en détacher la mâchoire. Sur sa table de nuit, le réveil indique minuit, à quelques minutes près.
— On se fait vieux non ?
Les cheveux de Corentin lui chatouillent la poitrine. Comme d’habitude, le Breton a déjà réussi à piquer la couette. Heureusement qu’il ne fait pas froid.
— Sam a failli s’endormir dans la baignoire, répond Alex.
— Ça m’énerve qu’ils bossent tous les deux demain.
— C’est la France qui se lève tôt et traverse la rue pour trouver du travail !
Alex se retrouve avec un coussin sur la tronche :
— C’est la trêve ! Pas de politique au pied. Si tu continues à aller contre la loi, je vais te punir.
Corentin le regarde d’un air sévère mais Alex sent bien que la main qui s'est glissée contre sa cuisse n’est pas vraiment là pour le punir.
— Tu m’as l’air beaucoup plus réveillé maintenant.
— Encore un mot, et je retire non seulement ma main, mais aussi ma bouche, sale délinquant.