Verset VIII - L'Agent

Pour que la Vie naisse dans l’Univers, Lumière et Néant devaient se séparer, pour toujours. Blessée par cette déchirure, Lumière laissa échapper des larmes dans son sillage.

 

(Le Grand Livre de l’Obscurie, annoté par l’archidiacre Jérimadeth Ie,

IVe Âge de la Création)

 

 

Cédalion rajuste le voile sous son capuchon. Maudite soit cette ville : lui, commandant de l’Obscurie, obligé de raser les ombres comme un vulgaire carin !

Qu’il doive compter sans son uniforme, passe encore. Laisser son sabre, à la limite – il a pu garder son Oblitorion à la ceinture. Par contre, fuir les regards et cacher jusqu’à sa nature le plonge dans une impatience fébrile. L’indignation électrise chaque fibre de ses muscles et fait perler la sueur sous la fraîcheur de cette nuit sans étoiles. Mais il incombe au commandant de retrouver le fugitif, et à personne d’autre.

Honnis soient les mécréants. Quand Lumière reviendra à Néant, ils brûleront dans les limbes pour l’éternité.

En ces degrés tardifs, personne ne traîne dans les rues sombres et crasseuses de Lengel : le couvre-feu est de vigueur durant la Nocturnale[1].

[1] Ainsi sont divisés les halos pour la gloire du Messager : commencent le Somme et les prières de la Matine, puis le travail durant l’Ouverture. Après Midi et la Sacrificale, consacrée à l’oraison, se déroulent le labeur de la Fermeture et le Souper. Alors, le couvre-feu débute pour les suppliques de la Nocturnale. Les Sujets sont ensuite libres de se rejoindre pour se détendre lors de la Communale, avant de céder au sommeil lors de l’Onirique.

Malheureusement, ces mesures handicapent le commandant. Toutes les patrouilles de l’Obscurie qu’il croise l’arrêtent de force, Devarïm braqué. Cédalion ploie alors les genoux et croise les mains sur sa tête, tandis qu’on lui somme de “décliner identité et motif de présence !”. Évidemment, une fois le sésame déclaré, l’attitude de l’escouade change du tout au tout et leur meneur se confond en excuses. Seulement, au bout de la quatrième fois…

Enfin, il atteint sa destination. La place d’Ylüne, le centre de la ville. Ce n’est qu’un évasement large et oblong, aux pavés aussi mal dégrossis qu’alignés. À partir du centre, une volée de marches surélève le sol, donne naissance à une esplanade ornée d’une statue impérieuse : Ylüne elle-même, déesse ignée de la guerre.

Le commandant s’engage sur la place d’un pas vif. Il monte l’escalier et contourne la sculpture divine, drapée dans sa toge et casquée du croissant retourné ; sa présence austère refroidit tant les lieux qu’ils semblent trembler devant cette sainte aura.

Une prière silencieuse, puis Cédalion traverse l’esplanade jusqu’à l’église, l’unique lieu de culte de toute la ville. Le clocher tordu l’a guidé jusqu’ici. Ses arcades blafardes laissent entrevoir une cloche glauque et atone, figée comme une épiglotte morte, tandis que sa couronne exhibe sans pudeur les manques de plusieurs ardoises. La tour s’achève en deux pans de toits pour former la façade de l’édifice, aussi abattus que des épaules dénuées à jamais d’espoir. Sur des constructions plus prestigieuses, l’entrée de la maison du Messager serait ornée d’une rosace délicate ; ici ne se trouve qu’un triptyque de fenêtres au linteau arrondi et aux vitraux crasseux. En dessous, ce temple sinistre s’ouvre sur un portail branlant, au tympan gravé de la représentation la moins inspirée de la Trahison de Nephel que Cédalion n’ait jamais vu.

Comme si l’humeur de l’officier n’était pas assez assombrie, des Guivres dardent leur œil écarlate à l’extrémité de son champ de vision. Les drones sont-ils là pour veiller sur lui de leur lueur vrombissante… ou pour le surveiller ? Le commandant Cédalion franchit les derniers pas qui le séparent de la double porte en bois de cactus. Il lève le poing, mais retient sa frappe : le panneau s’ouvre de lui-même. Ou plutôt, comme il le remarque après une seconde d’hésitation, une Gargoule l’a ouverte de l’intérieur.

« Laetere XIV/1, commandant de la quatorzième…

— Je sais qui vous êtes, commandant Cédalion », répond doucement le prêtre.

S’il porte l’ample bure gargouléenne, il s’est en revanche abstenu d’en relever la capuche. Cédalion découvre un crâne dégarni, une peau claire et grisâtre, et les traits exagérés – pointus, même – de son visage, notamment aux pommettes, aux arcades et à la mâchoire.

Les Gargoules ont-elles le droit de se découvrir ?

« Ne restez pas là, entrez », poursuit l’hôte en s’effaçant.

Sa voix est apaisée, enrichie par l’âge comme un fleuve de sagesse aux vagues de compassion – rien à voir avec la crécelle de Fremyn. Le Novarien croit distinguer une langue effilée, quelque part sous l’ombre du nez aquilin. La silhouette courbée ne lui semble plus si insignifiante.

« Merci. Quel est votre nom, mon père ?

— Vous pouvez m’appeler Fibert : ainsi fus-je baptisé sous les yeux du Messager. »

Le prêtre relève la tête. Son visage s’ouvre d’un sourire sincère alors qu’un voile laiteux couvre ses pupilles : la Gargoule est aveugle, ou peu s’en faut.

« Suivez-moi, officier Cédalion. N’oubliez pas de vous découvrir dans la maison du Messager. »

Fibert tourne les talons. Le commandant abaisse sa capuche et dévoile son respirateur. Il note que d’ordinaire les Gargoules restent couvertes, même dans les lieux saints. Étrange manie. Cédalion n’a jamais réussi à comprendre la portée de ce geste, ethnique ou dogmatique.

Il suit Fibert à travers la nef vide, écrasé par “l’immensité” de l’église… ou plutôt de Celui qu’elle représente. L’allée disparaît devant lui, rongée par d’épaisses ténèbres. Seul un braséro au centre du chœur diffuse un semblant de lumière. Sa nitescence peine à posséder l’endroit : quelques spectres orange ondulent sur les dalles érodées, mais les murs et les piliers s’effacent pour se ravir aux regards. La marche des deux hommes n’a que le souffle de murmures poussiéreux.

Le prêtre s’immobilise devant les flammes, sa silhouette projetée au sol comme un doigt crochu. Le commandant s’arrête derrière lui et demande doucement :

« Est-ce vous qui devez me guider lors de ma mission ?

— Je suis bien trop misérable pour que l’Obscurie me fasse traiter avec des figures telles que vous, commandant Cédalion. Je guide, certes, mais seulement les pénitents ou les pécheurs.

— Que fais-je là, dans ce cas ?

— Vous avez été conduit dans la maison du Messager afin de rencontrer votre propre guide. »

Une série de pas tue dans l’œuf la question de Cédalion. Quelqu’un remonte l’aile est du transept : des enjambées lentes, aux échos lugubres. Le Novarien plisse les yeux, scrute le néant tandis que sa paume frôle la crosse de son Oblitorion. Soudain, les ténèbres dessinent devant lui une silhouette enveloppée d’une capuche et d’une cape ; il aurait juré avoir entendu, dans le secret des ombres, le tissu claquer comme un battement d’ailes. L’apparition semble revêtue d’une armure, ou plutôt d’une combinaison solide, aussi opaque qu’une flamm’ombre. Rien ne permet d’identifier davantage sa nature : est-elle gargouléenne ou novarii ? Il ne s’agit ni d’un Keroub ni d’un Rhakyt, cela semble évident. À moins que cette créature ne soit rien de tout cela ?

Cédalion adopte une posture défensive et, sans quitter des yeux l’apparition, demande :

« Père Fibert ?

— Voici votre guide, commandant Cédalion », susurre la Gargoule.

Et le “guide” s’avance. Sur sa jambe bat le fourreau d’une épée droite. À la faveur du jeu des flammes, un reflet scintille et meurt sur la face de l’apparition. Une “face” ? Non, pas même un visage : c’est un masque d’acier aussi sombre que sa vêture qui s’allonge en pointe, comme un triangle tête en bas. Sous la fente des yeux et à la place des lèvres, une quadrabranche est gravée sur la surface lisse ; c’est à peine si son tracé blanc la rehausse de la nasse obscure. Une voix métallique vibre au travers :

« Commandant Cédalion, bienvenue à Lengel. »

Un timbre indiscernable, lui aussi. C’est tout juste si le Novarien parvient à capter l’inflexion ironique en fin de phrase. S’agit-il d’un appareil respiratoire, comme celui des officiers obscuriens ?

« Mais qui êtes-vous ? Êtes-vous mandaté par l’Obscurie ?

— Si la sainte Obscurie a fait de vous sa main, j’en suis ses yeux, ses oreilles… et parfois sa voix, si besoin s’en fait. Auriez-vous des velléités d’opposition à l’encontre des omni-élus ?

— Zvat me garde de telles impuretés ! répond Cédalion, blessé.

— Alors vous n’avez pas à en savoir plus pour le moment, commandant. »

Le Novarien encaisse et laisse tourner sa réponse en bouche pendant quelques secondes. C’est avec un ton des plus neutres qu’il demande, désireux de ne pas perdre la face :

« Dans ce cas, comment dois-je vous appeler ?

— Pour vous et pour les rares personnes qui connaîtront mon existence, je serai tout simplement l’Agent.

— “L’agent” ?

— L’Agent des Quatre Harmonies, si vous préférez. Vous n’avez pas à en savoir plus », répète-t-il.

Son aura est tellement imposante que Cédalion peine à déglutir – en réalité, sa gorge est sèche. Le nouveau venu tourne son masque vers le prêtre :

« Vous pouvez nous laisser. »

Le père Fibert s’exécute sans mot dire. L’Agent reporte son attention sur le commandant Cédalion :

« Bien, et si vous commenciez par m’exposer ce que vous savez sur votre fugitif ?

— J’ai ouï-dire qu’il utilisait des torpilles Lorne-V, vraisemblablement achetées au marché noir. C’est pour cela que je suis ici.

— Elles viennent du quartier nord, sans l’ombre d’un doute. »

Une voix à fendre les pierres : que doit-être le fil de son épée !

« Vous connaissez l’endroit ?

— Un repaire pour la pire des engeances. C’est la lie ocritienne que vous y trouverez, commandant Cédalion.

— L’Obscurie n’est-elle pas maîtresse des terres d’Ocrit ? »

Silence, pesant au possible. L’Agent incline brièvement la tête sur le côté – piqué au vif ? Un frisson glacé traverse le Novarien, tandis qu’il sent les ténèbres se resserrer comme un étau : l’ombre a-t-elle interprété sa question comme une critique à l’encontre des omni-élus ? Ou pire, un blasphème ?

Le masque noir émet un sifflement, un chuintement aussi guttural que mécanique. Enfin, il consent à reprendre :

« Malgré toutes ses ressources, malgré la foi de leurs serviteurs en Néant et en son Messager, l’Obscurie ne peut pas réprimer tous les impies, Novarien.

— J’en suis conscient. Que pouvons-nous faire, à présent ?

— Il vous faudra approcher les traîtres de la pègre locale. Vous les contraindrez à vous mener à leur pourvoyeur.

— Fort bien. Et… »

“Et vous ?” Le masque de l’Agent soulève son menton par à-coups, comme un tic nerveux… ou un rire muet ?

« Quant à moi, une autre piste m’appelle. Nous verrons bien laquelle sera la plus fructueuse.

— Quelles seront nos libertés d’action ? demande Cédalion.

— Vous pourrez user de force létale autant que vous le voudrez, tant que vous restez discret. Il ne faudrait pas attirer l’attention de votre… ami, avant d’être sûr de pouvoir mettre la main dessus. »

Cédalion opine, déterminé.

« Et pour nos patrouilles ?

— Il n’y en a pas dans le quartier nord ; la vermine s’en est arrogé le contrôle. »

Le commandant cède un nouveau signe de tête, d’une prudente neutralité. À l’Agent d’avoir le dernier mot :

« Ce sera tout. »

La porte d’entrée s’ouvre. Cédalion remercie tout bas le père Fibert, alors que celui-ci le couve de bienveillance. Avant qu’il sorte de l’église, la voix sépulcrale parvient une dernière fois aux oreilles du Novarien, teintée de cette ironie qui lui échappe :

« Alors bonne chasse, commandant Cédalion. »

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