Verset VII - La nef illuminée

Dans la douleur, les deux Amants Primaires se séparèrent. Néant était le noyau, le centre du Tout, tandis que Lumière devait traverser l’espace pour y semer les germes de l’existence.

 

(Le Grand Livre de l’Obscurie, annoté par l’archidiacre Jérimadeth Ie,

IVe Âge de la Création)

 

 

Lumière, douce Lumière…

Étrangement, c’est une comptine de mon enfance qui sied le mieux au tableau devant moi. Je me souviens des guirlandes bigarrées alors que nous célébrions les Nuits du Messager. Des lanternes colorées gravaient leurs motifs de feu dans les ténèbres, tandis que les Novarii grimés dansaient en petits cercles, pieds nus dans le sable. Tout semblait tellement plus simple quand j’étais enfant. Ce n’était pas Lengel : nous vivions à Molenravh, un petit village dédié à l’entretien d’une châsse-lebraude[1].

[1] Des espèces de sarcophages de pierre géants, froids comme des tombeaux mais dotés de systèmes électroniques sibyllins. Les Hydres veillent à ce qu’on ne foute pas le nez à l’intérieur du coffre, sous peine d’exécution immédiate, et les Sujets qui posent trop de questions sont rapidement emmenés à la caserne la plus proche – rares sont ceux à en être revenus. L’explication officielle veut que les châsses-lebraude renferment le système de collecte d’énergie à la surface du soleil. Purin d’écailles, mais qu’est-ce qu’elles gardent à l’intérieur ?

Je me rappelle que ma mère me tenait la main. Je levais les yeux vers elle, histoire de saisir son sourire sous le masque à l’effigie de Kosteth. L’éclat noir de ses pupilles me fascinait, j’en oubliais même l’oreille de thorée confite que je brandissais au bout d’un bâtonnet. Ses lèvres s’ouvraient et se fermaient ; malgré les chants et les vivats, je discernais sans mal ce que sa voix me susurrait. C’était la même chose que tous les soirs, quand la mort orange du halo me faisait trembler d’angoisse. Cette douce comptine, simple et enfantine :

“Lumière, douce Lumière…”

Je me souviens.

« Abriel ?

— Gaeth ?

— De quelle lumière tu parles ?

— De… rien. »

La scène qui se joue sous mes yeux est tout aussi fascinante. Une farandole de lueurs vives et chaudes palpite dans le ventre du léviathan. Logés dans les recoins et enroulés sur les colonnades, des serpents de mer fluorescents sillonnent les parois. De véritables bouquets de champignons irradient les endroits improbables où ils se perchent – ils s’entassent même sur le sommet des chapiteaux, tout le long de la nef centrale. Çà et là dérivent des poissons phosphorescents. Et, partout, des sortes de lucioles sous-marines palpitent comme autant de cœurs pour cette bioluminescence improbable et tenace. Visiblement, les entrailles de la bête dégagent assez de ressources pour que la vie s’y développe encore.

Impressionnant.

Je pourrais dire que cette faune et cette flore s’étend jusqu’à perte de vue ; en fait, elle m’aveugle presque, tellement le contraste avec l’extérieur se montre saisissant.

« Tu sais où tu dois aller, au moins ? »

Gaeth et son scepticisme. Je souffle :

« Oui, j’ai regardé en détail le plan des léviathans sur la tablette de Saren. J’aimerais bien savoir où il a trouvé ça… »

Pas de réponse. Je continue mon exploration. Le porche fait office de hall d’entrée et de jonction entre la partie arrière, dédiée à la machinerie, et l’avant de l’appareil. La nef centrale s’étend sur un kilomètre. C’est la pièce la plus imposante du vaisseau, divisée par une série d’arcs brisés qui descendent en colonnes jusqu’au sol. Derrière ces piliers, les collatéraux accueillent des batteries de tir sur plusieurs niveaux. Les verrières blindées sont éventrées et il ne subsiste presque rien des sièges d’artillerie – je ne parle même pas de l’état des appareils de visée.

Il n’y a rien à tirer de tout ça.

Un coup de palme, une pulsion de propulseurs : je m’avance à travers la longue nef, brassée de tout le spectre lumineux. Ma visière s’obscurcit automatiquement afin de protéger mes yeux[2].

[2] Ça n’empêche pas une larme ou deux de m’échapper. Après on va croire que je suis sensible, tss !

Avec toute cette vie autour de moi, je me sens plus que jamais dans les entrailles d’une bête monstrueuse, où arcs et colonnes singent la cage thoracique et ses côtes mises à nue, la poutre centrale comme colonne vertébrale.

Dire que même les titans tombent.

Lumière, douce lumière…

« Abriel, je te détecte à l’avant de l’appareil, annonce Gaeth, il y a un problème ?

— C’est là que je vais : le Joyau de Pénitence se trouve près de l’éperon.

— Ça n’est pas logique, quel type de dispositif se trouverait si loin du noyau ? Dans la proue, qui plus est.

— J’en sais rien… »

Les farandoles de la nef m’absorbent, coruscantes. Dans cet antre de lumière, même le babillage métallique de la Vigie se fait plus harmonieux, plus mélodieux, comme s’il fondait sous la pulsion de l’embrasement.

« À moins que son action soit localisée nécessairement à l’avant du vaisseau.

— Oui…

— Ou alors, il peut causer des interférences… »

Je ne l’écoute même plus, concentré sur ma traversée. En fait, je darde ma tête de tous côtés pour saisir les nombreux mouvements. À l’évidence, aucun danger ne se dissimule ici. Enfin, j’atteins le transept barlong. La pénombre estompe ses deux bras tronqués ; je n’ai même pas idée de leur utilité dans le fonctionnement du léviathan. Mais bon, comme on dit, “les ténèbres du Messager sont impénétrables”[3].

[3] J’ai toujours cette sensation bizarre, quand il est question de Lui : un malaise, presque un sentiment de déjà-vu. Ça doit venir de mon ordination avant que Gaeth ne m’en affranchisse, quand j’étais encore l’esclave volontaire de l’Obscurie.

Je lève les yeux vers le haut plafond, duquel se diffuse une raie de lumière originaire de la surface. L’ensemble s’élève en coupole jusqu’à la tour du pont circulaire. Ma curiosité tente de me pousser à y faire un tour – on parle quand même d’un astronef équipé d’un observatoire à 360° – mais ça n’est pas ma destination. Je continue à aller de l’avant, à travers le transept. Le chœur est tel que le plan de Saren le décrivait : l’autel au centre et le fond en abside hémisphérique, séparé du déambulatoire par une rangée de colonnes. À l’aplomb de celles-ci, une voûte en cul-de-four s’élève jusqu’à rejoindre le plafond. Mais un plan ne décrit pas le décor…

Pour une raison obscure, aucune végétation ne recouvre la scène qui y est dépeinte : si ce n’était l’eau claire dans laquelle le léviathan repose, cette fresque paraîtrait aussi fraîche qu’au premier jour. Et quelle fresque ! C’est sur plusieurs dizaines de mètres que les couleurs chatoyantes, du vert émeraude en passant par les chairs crème, noire ou bleu fumé s’épanchent avec art, sans oublier les lumières dorées.

Juché sur un Draconen, le Messager domine au centre de la composition. Toute représentation figurée du Seigneur-guide est condamnée par l’Obscurie – par la peine capitale – car nul n’est censé connaître Son apparence : Il n’est montré qu’en négatif, silhouette énigmatique de bétyle noire et scintillante, tandis que Son terrible destrier exhibe des écailles d’émeraude, des ailes terminées par des griffes acérées, et des crocs de marbre incrusté. Cavalier et monture sont nimbés d’or : le point de chute d’un rayon vertical dispensé par le soleil Ocrit, à l’aplomb. Des mains du Messager, levées au ciel, s’élève un contre-rayon ténébreux qui fend le trait de lumière en son milieu.

« … Il dit alors : “Enfants de Nephel, la voix de Néant est en Moi, car J’en suis le Messager.” “Nous sauverez-vous ?” demanda un humble Keroub. “Oui, répondit-Il, à condition de suivre Ma voie…” [4] »

[4] Fichues litanies, pourquoi je me souviens encore de ça ?

La terre à leurs pieds se craquelle pour finir en fissure béante en bas de l’œuvre, d’où s’échappent des langues de feu. La ligne d’horizon foulée par le reptile est peuplée de part et d’autre d’une ribambelle de personnages : principalement des Keroubs, des Gargoules et des Rhakyts, en admiration béate devant le Seigneur-guide. Les quarts inférieurs de la fresque sont peuplés de Novarii enchaînés, courbés, dominés. Ils lèvent les mains vers le Messager, comme pour mander sa clémence, ou se protéger des tempêtes de glace et de flammes qui sillonnent les quarts supérieurs.

« … “Enfants de Nephel, il vous faudra écouter les dires de Néant, car il est le Tout-Puissant, créateur de l’Univers”, annonça le Messager. “Que devons-nous faire ?”, demanda l’humble Keroub. “Il vous faudra punir Nephel de sa trahison, rétorqua le Messager. Vous devrez occulter son soleil, Ocrit, et vous nourrir de ses forces, car il est le fruit que Néant a fait pousser pour vous…” [5] »

[5] Bande de tarés. Le carin d’église qui a écrit ces prières devait être imbibé de sang de dragon… et je m’y connais !

Elle a beau être la plus belle représentation de la Trahison de Nephel que j’ai vue jusqu’à présent, je ne compte pas communier avec “notre” Seigneur-guide pour autant. Je baisse les yeux et les cligne plusieurs fois, surpris : ce n’est pas seulement la fresque qui est épargnée par la flore locale, mais tout le chœur !

Abriel, t’es vraiment qu’un…

« Je détecte une vague de radiations devant toi », intervient la Vigie.

Ça doit être à cause de ça, la “propreté” de l’endroit.

« Des radiations, tu dis ?

— Rien de dangereux lors d’une courte exposition, mais ça pourrait expliquer pourquoi le Joyau de Pénitence est placé là. Tu le vois ?

— Pas encore, j’approche de l’autel. On parie qu’il est dedans ? »

Ma voix est pâteuse, comme après un lourd sommeil. Je me sens ramené à mon ordination, quand je devais devenir la main armée du Messager : les dorures, les prières, les chants sacrés…

« Tu es sûr que ces radiations sont inoffensives ? demandé-je.

— … ui, ell… gissent que sur l’… ctronique.

— Gaeth ? Je te capte mal.

— Ell… doiv… rturb… tes… enseurs.

— Je crois qu’elles perturbent mes senseurs.

— C’… ce que j… is, crét… d’i… rogne.

— Gaeth ? »

Plus rien.

Ne traînons pas ici.

Je m’approche de l’autel. En le détaillant – un bloc austère, sûrement recouvert de tout un tas de babioles jadis – je m’aperçois qu’il est ébréché. La faute sans doute aux débris qui l’entourent. De cette faille s’échappe une lueur flavescente : la cause de l’irradiation du chœur ? La lumière vient d’une forme qui correspond aux données de la tablette de Saren, comme un œuf grossièrement taillé, gros comme un poing serré. Un cristal jaune foncé, brillant.

La fente ne me permet pas d’y passer la main : c’est le moment d’utiliser mon burin à pression. Je déplie ses trois pieds, l’ajuste sur l’autel et règle sa puissance au maximum pour percer le métal épais. J’actionne la frappe à répétition et je laisse faire. Le vacarme est assourdi par la masse de l’eau, mais je sens les vagues de pression glisser sur moi. Petit à petit, la paroi cède. J’y suis presque…

Mon oreillette crépite, mais je n’entends que des parasites.

« Gaeth ? Je ne te reçois pas. »

Ça y est, le sommet de l’autel est dégagé ! Je saisis le Joyau de Pénitence et le fourre aussi sec dans le coffret hermétique à ma ceinture, en compagnie du burin à pression. La lumière radioactive disparaît, tout comme les percussions : c’est un silence obscur qui chante dans le chœur.

Qui “chante” ?

« Abriel, elles sont là ! »

Prenez un être bipède et svelte de la taille et de l’allure d’une Novarienne ou d’une Keroube antique, pour une forme plutôt féminine. Terminez ses membres grêles par des palmes ondulées, changez ses cheveux par une crinière tentaculaire et ses yeux par deux globes livides. Enfin, aiguisez ses dents et ses doigts en pointes d’une démesure douloureuse. Le tout, bien sûr, doit revêtir une pâleur spectrale et afficher un air de furie démentielle…

Foutreciel !

La première margyren franchit la colonnade pour m’arriver sur le râble.

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