VI. CASTELROCK

Cela faisait plusieurs heures qu’Arthus était cahoté à l’intérieur de la citrouille des Matriarches. Sans roue, ce carrosse végétal n’avait eu de cesse de se mouvoir en faisant glisser ses tiges sur la route comme une pieuvre l’aurait fait avec ses tentacules au fond de l’océan. Cette drôle de démarche n’était malheureusement pas sans conséquence. Elle infligeait à l’estomac d’Arthus le souvenir d’une atroce partie de pêche à laquelle son père l’avait forcé à participer quand il avait sept ans. Ce jour-là, le roulis des vagues soulevait et abaissait la barque avec une telle régularité qu’il avait passé l’après-midi à rendre son petit déjeuner, tête par dessus bord.

            Arthus se força à inspirer profondément, autant pour calmer sa nausée que pour maîtriser l’angoisse qu’il sentait naître aux creux de son ventre.

            C’était la première fois qu’il montait à bord d’une citrourbaine et, mis à part les désagréments causés par sa démarche chaloupée, il devait bien admettre que celle des Matriarches était plutôt confortable. Les mages les plus riches du pays s’arrachaient les citrouilles de la mère d’Arthus si bien qu’elle était devenue la concessionnaire de carrosses-courges la plus réputée du royaume. Mais Arthus, au moins jusqu’à présent, s’était bien gardé d’approcher de trop près ces créatures imprévisibles.

            Il s’était installé sur un siège en bois recouvert d’un épais velours matelassé. L’habitacle de la citrouille, tapissé du même tissu duveteux, possédait une paire de candélabres dont la lumière ne cessaient ne vaciller. 

            En face d’Arthus, bien emmitouflées dans leurs capes en laine, les Matriarches s’étaient assoupies avant même que le carrosse ne quitte Wintertown. Les trois Oracles étaient parfaitement insensibles à l’épreuve qu’il traversait (et il n’était pas seulement question de mal de mer). Arracher un enfant à sa famille n’était sans doute qu’une formalité exigée par leur fonction.

            Comprimé autant par la peine que par la nausée, l’estomac d’Arthus finit par lui exhorter de changer d’air. Il passa sans plus attendre la tête par la fenêtre de la citrouille et une rafale saturée par les embruns marins pénétra immédiatement dans ses poumons. Quand le bourdonnement accompagnant la vague nauséeuse qui l’avait saisi se calma enfin, Arthus entendit les cris caractéristiques des chevaliers aboyeurs. Les oiseaux lui confirmèrent que la citrouille, après avoir cheminé dans le sillon étroit d’une vallée, longeait maintenant le littoral où ils nichaient. Arthus savait que Peebles, la capitale, se trouvait au cœur des Highlands et que, pour y accéder, il fallait contourner la baie de Moray Firth et longer la côte. Arthus, qui avait passé beaucoup de temps à étudier la carte du royaume, se doutait aussi que le voyage ne serait plus très long. La citrouille bifurquerait bientôt dans les terres, bien avant d’avoir rejoint l’extrême nord.

            Pour l’heure, il observait des bourrasques hurlantes rabattre la bruyère sur la lande. La lune conférait à cette mer végétale ondulantes des reflets argentés.

            Quand il se rassit sur son siège, un cri de terreur lui échappa. La plus sage des Matriarches le fixait. Ses traits, creusés par la flamme mouvante des chandeliers, figeaient sur son visage une expression qu’il fut difficile à Arthus de déchiffrer.

            — Pardon, fit-il. Je ne savais pas que vous étiez réveillée. 

            L’Oracle resta silencieuse.

            — Je peux vous poser une question ?

            Arthus attendit une réponse qui ne vint pas.

            — Connaissez-vous une certaine Aindrea Butler ? hasarda-t-il.

            L’espace d’un instant, il cru voir naître l’ébauche d’un sourire sur les lèvres de la Matriarche. 

            — La mémoire n’est pas la première de nos qualités. Quand le destin d’un mage est scellé, nous nous concentrons sur le suivant. Le passé importe peu, seul l’avenir compte.

            — Même si le passé détient une partie de notre identité ?

            La question d’Arthus le fit rougir. Puis, après y avoir réfléchi un instant, son interrogation lui sembla plus légitime qu’elle n’y paraissait. Dans une société où la magie était monnaie courante, quoi de plus normal que de vouloir connaître le destin d’un ancêtre qui avait partagé son absence de don.

            — Seules nos actions futures comptent, répéta la Matriarche. Rien n’arrive jamais par hasard. 

            Abattu par la réponse de l’Oracle, Arthus appuya sa tête contre la vitre de la citrourbaine. Comment pouvait-on prétendre tout connaître de la destinée des mages et oublier si vite à quel sort on les avait abandonnés ? se demanda-t-il.

            C’est alors qu’il aperçut la forteresse qui abritait le Magistère. Eperon de pierre taillé dans la roche, le château de Castlerock était érigé au sommet d’une montagne. Il culminait si haut qu’il semblait reposer sur un coussin nuageux ; bouée cotonneuse qui lui permettait de dominer toute la vallée. La bâtisse, haute de six étages, était hérissée de cinq tours pointues qui s’élançaient vers les cieux, prêtes à percer les nuages. Plus long que large, le château était surmonté d’une toiture à deux pans recouverts de tuiles irisées.

            Arthus fût secoué par le changement brutal d’allure de la citrouille. Son balancement était devenu moins prévisible, le forçant à s'agripper aux bords de la fenêtre. Le garçon contempla avec appréhension la pente escarpée et rocailleuse qu’escaladait désormais le carrosse-citrouille. Celui-ci était forcé d’enrouler ses lianes autour des rochers et des racines saillantes qui ponctuaient sa route afin de pouvoir continuer sa progression. 

            Quand Arthus se remit au chaud, il constata avec stupeur que les Matriarches avaient disparu. Il parcouru d’un regard inquiet le paysage à la recherche de trois silhouettes. 

            Rien. Il était plus seul que jamais.

            — Ce n’est pas trop tôt, fit tout à coup une voix étouffée. Quelle odeur ! Ces trois bonnes femmes sont pourries jusqu’au trognon. 

            — Qui a dit ça ? sursauta Arthus.

            — Moi ! 

            Le garçon sauta sur sa banquette et se mit à tambouriner contre l’habitacle de la citrouille comme si un cocher eut pu lui répondre.

            — Laissez-moi sortir ! Je dois descendre ! hurla-t-il.

            — Nous sommes presque arrivés. Pourquoi diable vouloir sauter de voiture ? demanda tranquillement la voix, à peine audible.

            — Montre-toi ! somma Arthus.

            — Tiens, excellente idée ! Sors moi donc de là !

            Le garçon fronça les sourcils.

            — Et où je suis censé vous trouver ?

            — Le jour a son œil, et la nuit son oreille !

            — Pardon ? fit Arthus.

            — Cherche d’où vient le bruit ! traduisit l’inconnu. Attend voir, je vais t’aider.

            Un son sourd émana du siège sur lequel Arthus était perché. Le garçon sauta du banc pour lui faire face. Il prit soin d’observer une distance de sécurité raisonnable entre eux. Arthus se souvint alors que l’assise était aussi un coffre dans lequel il avait rangé sa besace au moment du départ. 

            — Alors ? C’est pour aujourd’hui ou pour demain ? s’impatienta la voix. 

            Arthus pris son courage à deux mains et, du bout d’un doigt, il souleva le battant dans un mouvement de recul. Qui sait ce qui pouvait bien se cacher là-dedans. 

            — Par ici ! souffla encore la voix.

            Arthus se pencha légèrement, toujours sur le qui-vive, et aperçut son sac. Celui-ci remuait avec vigueur comme si on y avait enfermé un petit gibier.

            — Veux-tu bien m’aider à la fin ?

            Arthus délassa rapidement mais prudemment le cordon de sa besace et observa la chose parlante et remuante se frayer un chemin jusqu’à l’ouverture du sac. 

            Le livre de cuisine de Mélusine apparut en sautillant sur le plat de sa quatrième de couverture.

            — Pouha ! crachota le volume.

            Arthus en resta abasourdi. Le livre, qui s’ouvrait et se fermait en son milieu à la manière d’une huitre loquace, mimait une bouche pourvue d’une langue que figurait son ruban marque-page.

            — Tu es... vivant ? demanda Arthus.

            — Animé ! corrigea distraitement le livre, appliqué à repasser consciencieusement ses pages à l’aide du plat de ses mains... Enfin, des coins de sa couverture supérieure.

            — Tu es un livre animé... répéta Arthus.

            — Ah non !

            — Mais tu viens de dire que...

            — Je ne suis pas un vulgaire livre, je suis un Artificium. On ne t’as donc rien appris ?

            — Si, si, bien sûr, mentit Arthus. 

            En vérité, Arthus n’avait jamais entendu parlé d’artificum avant que sa mère ne prononce ce mot quelques heures plus tôt. La magie fascinait Arthus ; elle le fascinait d’autant plus qu’il n’en possédait pas une goutte ! Émerveillé comme il l’était, le garçon aurait pu se faire un devoir d’en apprendre le plus possible à son sujet, comme pour contrebalancer son incapacité à l’exercer. Pourtant, Arthus n’en avait rien fait et il s’était plutôt appliqué à garder ses distances avec elle. C’était comme se tenir loin d’un délicieux cake aux fruits confits auquel on n’avait, de toute façon, pas le droit de goûter. À quoi bon se faire du mal ? À la place, Arthus s’était concentré sur l’apprentissage des fondamentaux : éviter les coups tordus de ses sœurs et s’échapper grâce à son imagination. Il s’était finalement pris de passion pour l’histoire du royaume d’Écosse, tout autant que pour sa géographie ou sa politique.

            — Si tu veux mon avis, poursuivit le livre, je suis un cadeau précieux qui ne mérite pas d’être jeté sous un siège comme un sac à patates. Et, d’après-moi, tu n’aurais pas agi ainsi si tu avais su ce qu’était un artificium...

            — Je vais vous aider ! s’exclama Arthus, penaud.

            Il saisit le lourd volume à deux mains et referma le battant du banc avant de se rassoir. Il posa finalement l’artificum sur le siège à côté de lui comme s’il avait été un véritable passager.

            — Mais au fait, comment tu t’appelles ?

            — Ta sœur m’a appelé Augustin, annonça fièrement l’artificium. Figure-toi que c’est un prénom français !

            Arthus étouffa un petit rire.

            — Es-tu en train de te moquer ? demanda le livre, vexé.

            — C’est juste que Lilly t’a donné le nom de sa poupée. Enfin... Elle s’appelle Augustine. Mais, tu vois...

            — Oui, je vois, fit l’artificium avec humeur, elle n’est pas allée chercher midi à quatorze heures !

            Arthus repensa à ce qu’avait dit Augustin une minute plus tôt.

            — Tu as raison, confia-t-il. Je n’ai pas la moindre idée de ce que... de qui tu es et à quoi tu peux bien servir. Je ne sais pas non plus qui je suis et ce qu’on attend de moi au Magistère. Ce matin encore, je n’étais qu’un garçon normal... Bon, sans doute un peu en retard par rapport aux autres... Je vivais avec des parents aimants et des sœurs pas toujours très agréables mais qui semblaient quand même tenir un peu à moi. Tout s’est passé si vite ! Et me voici en train de converser avec un livre de recettes de soupes à l’oignon...

            — Un Artificium, corrigea avec humeur l’ouvrage. Oui, je dois bien avouer que la procédure de placement des sans pouvoir est assez... expéditive.

            — Oh, toi aussi tu es au courant ! constata Arthus.

            — Je sais qui tu es seulement parce que ta mère s’est doutée que tu aurais des questions à me poser. Comment aurais-je pu te venir en aide si elle n’avait pas demandé à ton grand-père de placer en moi un peu de connaissance ! Rappelle-toi, je suis un artificium ! 

            Arthus considéra la remarque du livre. 

            — Explique-moi qui tu es et pourquoi ma famille t’a confié à moi, réclama-t-il.

            Le livre appuya l’angle de sa couverture sous ce qui lui servait de menton. 

            — Bien, Maître... fit-il en forçant le trait.

            — Excuse-moi, je ne voulais rien exiger de toi mais... J’ai juste besoin de réponses.

            Arthus ne savait pas ce qui l’attendait au Magistère. La seule chose dont il était certain, c’est que plus il en saurait avant son arrivée, plus il serait en mesure d’affronter les prédictions de Georgia et Mélusine.  

            — Comme je te le disais, je suis un artificium. Considère-moi comme un réceptacle dans lequel on placerait un peu de magie. J’ai la forme d’un livre car c’est tout ce que ta sœur avait sous la main à l’instant où l’on m’a créé. J’aurais tout aussi bien pu être une théière ou une enclume... Quoique, pensa tout haut l’ouvrage, je dois bien avouer qu’il est plus commode de voyager avec un livre dans son sac plutôt qu’une enclume...    

            Arthus considéra l’objet avec amusement.

            — La magie que l’on confère à un artificium s'immisce en lui. Elle peut prendre la forme d’un sortilège, d’une recette de potion, d’une incantation... Dans ton cas, tu peux t’estimer heureux d’avoir une aussi grande famille. Ton père, ta mère, ton grand-père mais aussi chacune de tes sœurs ont glissé une dose de magie entre mes pages. Tu pourras t’en servir le moment venu, sort après sort.

            — Tous les artificiums sont-ils animés ?

            — C’est un grand honneur pour moi de l’être ! Mais non, Lilly a seulement pensé que tu te sentirais bien seul là où tu es attendu. Elle a donc choisi de me doter d’une personnalité et de la faculté de penser, de parler et de me mouvoir ! Ne compte donc pas pouvoir animer quoi que ce soit d’autre, prévint l’artificium. La dose de magie offerte par Lilly ne vaut que pour mon aimable compagnie ! Il en est de même de celle octroyée par ton grand-père. Ce sont ses souvenirs et son savoir qui irriguent ma pensée. Tu ne pourras plus utiliser son don de magie d’une autre façon. 

            Arthus resta silencieux un instant puis repris :

            — J’imagine que la vie d’un Don à rien ne doit pas être facile, sinon pourquoi m’aurait-on fait ce cadeau ? Tu dois être comme... une trousse de secours, pensa-t-il tout haut. 

            — Tu sais comme moi que les mages, aussi doués soient-ils, payent le prix de leur magie par un orgueil hors-du-commun. Leur don représente leur bien le plus précieux. Les sans pouvoir comme toi leur rappellent que sans magie, ils ne seraient que des... Dons à rien condamnés à utiliser leurs mains et leur cervelle pour résoudre leurs problèmes ! D’autres voient même les Dons à rien comme des erreurs de la nature...

            Arthus frissonna. Se pouvait-il qu’il rencontrât des mages comme ceux-ci à Peebles ?

            — Mes parents me manquent... avoua Arthus. Et, ça m’ennuie de l’avouer, mais je donnerais tant pour rentrer à la maison. Être le souffre-douleur de mes sœurs me semble un sort plus enviable que celui qui m’attend au Magistère.

            Le livre plia sa couverture pour dessiner un sourire.

            — Je suis plein de ressources, c’est toi qui l’a dit ! Que dirais-tu de m’ouvrir à la page 3 ?

            Arthus sourcilla. 

            — Allons donc, n’aie pas peur, je ne vais pas te croquer les doigts. 

            Arthus s’empara de l’artificium et le posa sur ses genoux. L’espace d’un instant, l’objet lui sembla avoir perdu de sa verve et se laissa manipuler comme un livre ordinaire.

            À la page 3, Arthus découvrit un portrait de ses parents, de son grand-père et de ses sœurs. Serrés les uns contre les autres, ils affichaient un sourire confiant et saluait Arthus d’une main. Tout à coup, dans une explosion sourde qui projeta dans l’air un épais nuage de fumée, la peinture délivra l’hologramme de la famille Pumpkin. Arthus les observa agiter leurs mains avec entrain. Il s’attarda sur le visage de sa mère et vit que sa bouche articulait une phrase inaudible. Le garçon se concentra sur le mouvement de ses lèvres et répéta dans un souffle :

            — Tout ira bien...

            Le livre s’anima à nouveau et sauta sur le siège à ses côtés.

            — Merci, dit Arthus, reconnaissant. 

            La citrourbaine s’ébranla subitement. Sa porte s’ouvrit dans un soupir époumoné et une lampe à huile, suspendue au bout d’une perche, fut brandit à l’intérieur de l’habitacle.

            — Il était temps, s’agaça une voix au-dehors.

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