VI – La mémoire des formes

Par Dan
Notes de l’auteur : 30 Seconds to Mars – Do or Die

La mémoire des formes

Charon, lune-prison unionaire, couple Pluton | Charon

 

Les policiers arrivèrent dix minutes plus tard. Réfugiés derrière leurs deux droïdes de compagnie, la troupe des évadés en devenir avait réussi à atteindre la division d’isolement avant de se heurter aux gardiens. Guevara les avait prévus et Woody les avait regardés approcher. Quand ils avaient jailli à l’angle du couloir, ils se tenaient tous prêts.

L’odeur étrange de Disney se répandit comme un mauvais pet, emportée par le souffle discret de l’aération qui charriait l’air vicié vers la surface. Bowie cilla pour gommer les petits points noirs qui fleurissaient sur sa cornée.Il voulait voir les yeux curieux des canons à leur place. Il ne fallait pas les lâcher. Ils allaient chercher Māma, la sauver, alors il ne fallait pas se laisser avoir.

— Reculez, ordonna Disney à leur escouade.

Ils obéirent en désordre. Bowie se replia à l’arrière. Il chercha sa tresse dans son cou pour se donner du courage. Du courage. Il avait cru en avoir en quittant la maison à la place d’Austen. Il en avait peut-être eu, à sa façon, avant de réaliser à quoi il se confrontait.

Ses doigts tâtonnants finirent par se refermer sur d’autres doigts. Guevara. Il cligna encore des paupières. Les points étaient devenus des taches.

— Rendez-vous sans opposance, lança un officier. Vous serez ramenés à vos cellules sans chef d’accusance supplémentaire.

— Désolé, c’est tentant, répondit Disney, mais on va décliner.

Bowie ne voyait plus clair. Ça sentait tellement fort qu’il avait l’impression de déglutir la puanteur plutôt que de la respirer. Il serra les doigts de Guevara dans un spasme.

— Tu vas bien, Bowie ?

— Māma.

— Elle sera bientôt là.

Il entendit Disney s’avancer vers les policiers, protégé derrière son bouclier de métal et son nuage de spores. L’odeur était insupportable. Bowie étouffait. Il ne voyait plus rien. Il tomba à genoux.

— Bowie !

Et se sentit disparaître un instant. Quelques secondes. Quelques minutes ? Il rouvrit les yeux, mais il faisait toujours noir. La voix de Disney s’était rapprochée. Plus de policiers.

— C’est en train de faire sauter sa capsule.

— Quoi ?

— La rustine amnésive. Quand je l’ai vu réagir sur Io, j’ai compris que quelqu’un lui en avait collé une. Y a que les altérés qui réagissent comme ça aux phéromones. Ça leur met le cerveau à l’envers. Il faut sortir Bowie d’ici avant qu’il craque.

— Hadid est en train de déconnecter le champ de l’alvéole de Shelley, disait la voix lointaine de Teresa. Je peux pas accéder aux commandes de purge d’air…

— Disney, de quoi parlez-vous ? murmurait Guevara, tout près.

— Sa mémoire, je parle de sa mémoire.

— Ça y est !

Un crissement. Des pas. D’autres voix. Bowie s’éloigna, puis revint.

— C’est vous qui l’avez trafiquée, net ? continuait Disney.

— Qui, nous ? Qu’est-ce qu’tu veux dire par « trafiquée » ? s’exclama Shelley, paniquée.

Māma. Elle était là. Ils l’avaient trouvée, délivrée.

— Qui aurait pu faire ça ?

Un frisson remonta l’échine de Bowie. Il voulait qu’ils se taisent, maintenant. Qu’ils se taisent, bon sang ! Cette colère…

— Qu’est-ce que…

Qu’ils se taisent et qu’ils le laissent tranquille. Non ! Il tendit une main tremblante. Qu’ils restent. Il ne voulait pas se retrouver tout seul. Il avait peur. Il avait froid. Et peur.

— Il faut le sortir de là ! La serrure, elle en est où ?

— Cinq minutes !

Bowie essayait de respirer par la bouche et plus par le nez, mais ça ne changeait rien : l’odeur de Disney était partout. Elle était à l’intérieur de lui. La peur. La colère. Johnny Cash. La peur. Daddy sang bass. La colère. Il disparut encore.

— Qu’est-ce qui va se passer s’il lâche ?

— Avec son empathie, s’il déborde…

— Il déborde déjà, le coco, si vous voulez mon avis. J’ai une méchante envie de distribuer des gnons et de pleurer ma maman.

— Disney, tu peux faire que’que chose pour l’empêcher d’se souvenir ? Pour recoller la rustine ?

Bowie poussa une exclamation plaintive. Des fragments froids et apeurés de son cœur commençaient à lui échapper. Il ne savait plus où il était. Il avait l’impression d’être devenu tout ce qu’il y avait de glacé, de colérique et de terrifié dans cette prison. Est-ce qu’il avait encore des mains pour attraper et des yeux pour voir ? Il essaya d’allonger le bras et de toucher Māma. Il ne sentit rien. Qu’est-ce qui restait de lui, à part ces émotions ? Est-ce qu’il allait se rabougrir et s’éparpiller, s’évaporer et coloniser ?

— Je risquerais de tout effacer. Mais Teresa peut peut-être l’aider à canaliser ses souvenirs, avec l’hypnose ? Je sais pas… J’ai jamais testé, si ça se trouve…

— Fais-le !

— Shelley, je t’en conjure, attends un peu avant de…

— On peut pas l’laisser comme ça !

— Écoute-moi ! Je crois que je sais. Je crois qu’Haccan est responsable. Quand je l’ai vu sur Io… son attitude vis-à-vis de Bowie… Je l’ai questionné au sujet de Lennon, et si ça a un rapport avec lui, si d’une façon ou d’une autre Haccan a…

— Tais-toi ! On peut pas faire ça à mon p’tit ! T’imagines pas ! S’il se souvient de que’que chose de trop… S’il éclate… Tu vois bien qu’ça lui fait mal ! Quelle importance, c’qu’il a oublié ?!

— Pas oublié, perdu ! Shelley, enfin… Je sais que tu pressens que c’est terrible, toi aussi. Je crois que tu ne veux pas avoir la réponse, et je te comprends, mais nous ne l’empêcherons plus d’éclater au grand jour ! Il faut que nous sachions, il faut qu’il se souvienne pour que…

Bowie s’éteignit. Daddy sang. Puis se ralluma. Il avait mal, et peur, et froid.

— Laisse-toi faire. Ouvre les yeux.

Il les ouvrit. Le noir, puis… autre chose. Un œil qui disait « merde » à l’autre.

— Ça va peut-être pas être très agréable, mais…

— Où… Je… Māma ?

Johnny Cash. Les rupes. Le froid. La peur. Daddy sang.

— Bo ? Bo ! Reste concentré sur moi ! Regarde-moi !

L’odeur. Le vertige. La colère. Bass. Daddy sang bass.

— Il va basculer.

La peur.

— Bàba ?

 

— Bàba ?

C’était bien le bruit du vaisseau de Bàba qu’il avait entendu ? Bowie bondit de son rocher, manqua de se prendre les pieds dans son sarouel, battit des bras pour retrouver l’équilibre et s’élança sur le sentier. La maison apparut au détour d’une saillie, tapie au fond du canyon comme un petit animal dans sa tanière. Un petit oiseau dans son nid. Et là, derrière, dans un nuage de poussière froide, le beau vaisseau effilé qui ressemblait à une grande pipe ou une libellule violette. Le vaisseau de Bàba.

Bowie redoubla de vitesse. Austen et Māma ne reviendraient pas du marché d’Inverness avant le repas du soir. Oh, comme la petite crapule allait être jalouse quand elle se rendrait compte qu’elle avait raté le retour de Bàba ! C’était Bowie qui allait avoir tous les premiers bisous. Les meilleurs ! Peut-être que les tatas étaient avec lui ? Il était tellement content de les voir qu’il laisserait même Guevara lui tripoter le derrière.

Mais Bowie ralentit dès qu’il entendit les voix. Il y en avait deux. La première, c’était bien celle de Bàba, oui, mais elle criait et Bowie n’aimait pas ça.

— Lâche-moi ! Laisse-moi passer !

— Attends ! Attends un peu avant de foncer tête baissée ! Parlons-en ! Shelley n’est même pas à la maison, nous devrions…

La deuxième, Bowie la connaissait aussi. C’était celle de son oncle, Shūshu Cézanne, toujours poussive et saccadée.

— En parler ? Mais comment je pourrais encore vouloir t’écouter ? Comment tu peux envisager de garder ça pour toi ?! Elles ont le droit de savoir !

— Qu’est-ce que ça apporterait, Lennon ?

— Ce que ça apporterait ? répéta Bàba – il riait un peu, mais il n’avait pas l’air de trouver ça drôle du tout. La vérité !

Il y avait presque une troisième voix. Bowie tendit l’oreille. Il finit par comprendre que c’était juste la boitazic, encore allumée dans le cockpit. Māma adorait cette chanson. Bowie aussi. I remember when I was a lad, times were hard and things were bad. Ils aimaient bien la chanter ensemble, avec Bàba et Austen qui roucoulait en faisant des bulles de bave.

— Ça ne fera que les paniquer, dit Shūshu. C’est inconscient. Avec les enfants…

— Les enfants, tiens ! Tu sais qu’il y a toutes les chances du système pour qu’ils soient malades, eux aussi ! Kahlo, c’est sûrement…

— Arrête, maintenant !

Bowie se faufila accroupi derrière le Bennet. Bàba et Cézanne se tenaient sur la passerelle rabattue. La robe à flamants roses de Bàba était toute froissée parce que Shūshu l’avait retenu par le col. Ils avaient l’air très fatigués, tous les deux – ils avaient toujours l’air fatigués quand ils revenaient de ces longs voyages. Comme Bàba leur manquait quand il partait comme ça…

Avant qu’il naisse, Māma et les tatas allaient avec eux. Maintenant, il n’y avait que Guevara qui continuait à vadrouiller – c’était bizarre qu’elle ne les ait pas accompagnés cette fois, d’ailleurs. Ils parlaient toujours de leurs virées tous les cinq, tard le soir, quand ils pensaient que les enfants dormaient.

— Si tu leur dis, elles voudront agir, reprit Shūshu avec sa drôle de voix, encore plus crispée que d’habitude. On a passé sept années à se demander s’il fallait réagir ou se cacher, et se cacher était la bonne solution, tu le sais. Ils pourraient nous tuer…

Bàba aplatit les plis de sa robe avec un geste plein de rage. Son gros chignon dérangé trembla comme une boule de gelée.

— On va mourir de toute façon ! s’exclama-t-il.

Il jeta un coup d’œil un peu effrayé à la maison. Le drapeau bleu blanc rouge étoilé était en berne à mi-hauteur du mât, preuve que Māma s’était absentée, mais il baissa quand même le ton en reprenant :

— Il faut qu’on fasse quelque chose ! On est les seuls à savoir ce qui se trame sur…

Bàba hésita à le dire, puis il finit par le signer. Bowie ne connaissait que quelques mots en langage des sourds-muets : « salut », « merci » et « Shūshu ». Celui-là, ça devait être un nom propre, parce que Bàba épelait les lettres ; cinq. La figure de Cézanne devint effrayante.

— Tu mettrais toute ta famille en danger ? dit-il entre ses dents.

— Ils sont déjà en danger ! Comment tu peux… Comment tu pourrais les regarder tous les jours en sachant ce qui va leur arriver, et sans rien leur dire ? Et quand Elion comprendra – parce qu’elle finira par comprendre – qu’est-ce que tu lui diras ? Que t’avais peur d’admettre la vérité parce que tu voulais pas sacrifier ton petit confort ? Que t’as choisi de la laisser crever lentement dans l’ignorance ? Tu sais qu’elle voudrait savoir et avoir une chance de se battre !

— On n’est pas de taille, Lennon. Ni contre la maladie, ni contre l’Union. On n’aurait jamais dû fouiner… Ce qui nous arrive, c’est notre punition à tous. Et ça suffit comme ça.

— Ça suffit pas !

— Non, n’essaye pas d’utiliser ton empathie sur moi, ça ne fonctionnera pas.

Ça commençait à marcher sur Bowie, par contre. Toujours caché derrière le nez du vaisseau qui vibrait sur leurs fréquences d’âme emmêlées, il sentait la colère et la peur de Bàba le contaminer. Cézanne l’énervait. Cézanne l’effrayait. Alors.

Alors Bàba essaya et Bowie gémit. Il voulait juste que Cézanne ressente ce qu’il ressentait : la frustration, la frayeur qui le tenait éveillé la nuit, lui aussi, à craindre les représailles du gouvernement, la terreur à l’idée qu’ils aient détruit leur santé et leur avenir en s’acharnant à mettre le nez dans ce qui ne les regardait pas, mais l’amour, surtout. Tout l’amour qu’ils avaient mis en capsule dans un vaisseau qui en frissonnait même avec les moteurs éteints. Et Bo, et Austen, et Nick, et Kahlo. Il fit une grosse balle de tout cet amour-là et la tira en plein dans le cœur de Cézanne.

Bowie se griffa la poitrine et tomba à genoux. Devant la passerelle, Cézanne grogna, gronda, tenta de se débattre, puis écrasa ses paumes sur le visage de Bàba en entrouvrant les lèvres. Pendant un moment, Bowie crut qu’ils allaient s’embrasser sur la bouche. Puis Bàba se mit à trembler. La peur. Cette peur paralysante et douloureuse. But there’s a silver lining behind every cloud.

— Arr… arrête…

Mais comment aurait-il pu arrêter ? La colère alimentait la peur et la peur abreuvait la colère. Plus Bàba les ressentait, plus Cézanne en souffrait et plus il leur faisait mal. Et peur. Just poor people, that’s all we were. Mal à la tête. Mal au ventre. Les nausées. Bàba se raccrochait aux poignets de Cézanne. Trying to make a living out of black land dirt. Bowie ne pouvait plus bouger.

— Céz… Céza… Tu… Tu me…

Cézanne avait l’air de vouloir le lâcher. Il le suppliait du regard. We’d get together in a family circle singing loud. Mais il avait l’air de vouloir l’étrangler, aussi. Les jambes de Bàba gigotaient dans une danse endiablée. Du sang lui coulait des oreilles. Il vomit sur sa robe à flamants roses.

 

Daddy sang bass,
Mama sang tenor.
Me and little brother would join right in there.
Singing seems to help a troubled soul.
One of these days and it won’t be long,
I’ll rejoin them in a song ;
I’m gonna join the family circle at the Throne.
No, the circle won’t be broken.
By and by, Lord, by and by.

 

Bowie s’effondra en hoquetant. Étendu dans la poussière, il vit les reflets violets du Bennet danser entre ses paupières presque closes, collées par un sang chaud qui s’échappait d’il ne savait quelle nouvelle blessure. Il entendit des bruits, comme des sanglots, puis du mouvement. Une ombre passa sur lui. La peur. La colère. Le froid. Now I remember after work, Mama would call in all of us. Bàba. You could hear us singing for a country mile. Il ne sentait plus Bàba. Il ne sentait que la peur et la colère et le froid.

Des mains l’attrapèrent sous les bras et le soulevèrent. Des mains énormes. Ses mains à lui. Où était-il ? Debout ? Par terre ? Avait-il sept ou vingt-huit ans ? Il avait quatre yeux. Vingt doigts froids. Un cœur plein de peur et de colère. Le monde vacilla autour de lui. Ses pas sur la passerelle. Les siens ? Il les entendait, mais il les faisait, aussi. Chaque enjambée, il la sentait dans ses cuisses et dans le ballottement de l’homme qui le portait.

La musique, si forte, si forte, dans deux oreilles seulement. Now little brother has done gone on. But, I’ll rejoin him in a song. We’ll be together again up yonder in a little while. Son grand lui allongea son petit lui sur une bannette. Il réussit à ouvrir les yeux. Il vit Bowie, dodelinant de la tête, sa longue tresse lovée dans son cou comme un chat. Il s’était ouvert le front en tombant. Shūshu était là, à l’envers, à rebours, en dedans, avec la peur et la colère. Avec ses yeux bleus comme des pierres précieuses et son visage de coyote.

Le vaisseau décolla. Bowie s’endormit, ou se noya, il ne faisait plus la différence. Il y eut des secousses. Il sortit de lui et se réfugia en Shūshu. Il vit l’espace par ses yeux, avec ses pommettes osseuses en bordure de son champ de vision, comme la ligne du canyon qui encadrait le ciel au-dessus de la maison. Il tenait les commandes, mais il ne savait pas piloter. Si, il savait. Il savait lire et compter et se battre et tuer. Il avait tué Bàba. Il avait tué Bàba. Il l’avait tué.

Il regarda longtemps la lune qui était apparue devant le Bennet. Il n’y avait jamais mis les pieds. Il ne savait pas comment elle s’appelait. Triton, c’était ça son nom. Il se posa près de Namazu.

— Dépêchez-vous, je n’ai pas beaucoup de temps.

— Vous êtes bien sûr de vous ?

L’homme était chauve. Son crâne luisait d’une substance étrange et malodorante ; une huile essentielle, peut-être. Son repaire entier était une marmite bouillante d’odeurs insupportables. Il en flottait au-dessus des casseroles, en filets d’encens tissés entre des poupées matrioshkas, en gros nuages moutonnants sous le plafond hérissé de bouquets de fleurs séchées. Cézanne s’efforça de respirer moins vite pour avaler moins d’effluves, mais son cœur cognait tellement fort, dans sa gorge, à ses poignets, jusqu’au bord de ses ongles.

— Une fois que ce sera fait, ce sera fait. Ne comptez pas non plus sur un remboursement.

Cézanne serra les poings. Qu’était-il en train de faire ? Il pouvait encore repartir vers Miranda. Dire à Shelley que… Que quoi ? Que c’était un accident ? Que Lennon avait été blessé durant leur périple ? Elle connaissait les séquelles des infrasons, elle ne serait pas dupe. Et il y avait Bowie… Bowie avait tout vu, tout entendu, sans doute pas tout compris, mais comment Cézanne lui ferait-il tenir sa langue ? Le temps pressait.

— Je suis sûr.

— Combien voulez-vous en effacer ?

— Les deux dernières heures, réussit-il à articuler.

— Vous avez un verrou ?

— Un quoi ?

— Un verrou. Un élément de diversion. Un mot, une chanson. Comme ça, si à un moment il est prêt à se rappeler, c’est tout ce qui lui viendra.

Cézanne regarda Bowie. Il tanguait toujours au bord de l’inconscience. Ses sentiments se balançaient comme un pendule, peur, colère, avant, arrière, peur, colère, comme si l’agression émotionnelle de Lennon avait ricoché chez son fils. Une poussée sur l’aiguille du métronome. Un écho. Lennon… vivait-il encore dans le cœur du garçon ? Sa dernière décharge. Son dernier élan. Si Cézanne arrêtait le va-et-vient, tuerait-il son meilleur ami une deuxième fois ?

Il l’avait tué.

— Je… Je crois.

Cézanne pianota sur la tablette déglinguée du Tritonien. Bowie marmonna quelque chose dans son délire. Ses yeux roulaient sous ses paupières. Qu’était-il en train de faire ? Il devait y avoir une autre solution… Non. Non, Lennon était fautif, lui aussi. Il n’aurait jamais dû essayer de le manipuler. Cézanne n’avait fait que se défendre et… Lennon l’avait bien cherché, au fond. Avec son obstination et sa si belle vertu, avec ses envies de croisades et son cœur de lion… Il aurait dû rendre les armes quand ils l’avaient décidé ensemble et pas persister sur cette voie au nom de sa vérité chérie. C’était lui, l’imprudent.

Cézanne choisit la chanson.

— Prekrasnyï. Je commence quand vous voulez.

Cœur de lion et tête de mule. Cézanne n’aurait jamais dû accepter d’y retourner, pas même pour vérifier, pas même pour être sûrs. Ils s’étaient promis d’arrêter et il aurait dû l’arrêter. Sans ça, ils seraient restés cachés, ignorants, malades, oui, mais heureux. Et ensemble. Qu’allait faire Cézanne, maintenant ? Maintenant qu’il savait, maintenant qu’il l’avait…

Il l’avait tué.

— Allez-y.

L’homme s’approcha de Bowie. Il n’avait jamais paru si minuscule. La musique passait sûrement, mais Cézanne ne l’entendait pas. Qu’allait-il faire, bon sang, qu’allait-il faire ? Même s’il réussissait à déguiser la mort de Lennon en disparition, qu’allait-il se passer ? Lennon, dans la soute, comme un vulgaire sac de fèves. Mort. Comment pourrait-il regarder Elion dans les yeux ? Et les enfants, les enfants qu’ils avaient condamnés en s’exposant aux radiations. Pourrait-il supporter seul toute cette culpabilité ?

— Je peux vous mettre en contact, firent les lèvres du Tritonien qui s’était légèrement écarté de Bowie. Je connais des gens qui peuvent vous aider à disparaître.

— Vous… Vous avez vu ce qui s’est passé pendant les deux heures que je vous ai demandé d’effacer ?

Cézanne songeait déjà qu’il allait devoir le tuer.

— Net. Je ne vois rien, je rembobine seulement. Mais j’ai déjà rencontré des gens comme vous. On n’efface pas la mémoire d’un rebenok parce qu’il nous a surpris à se curer le nez.

Cézanne ne dit plus rien. Peut-être réclamerait-il d’autres services du Tritonien, oui. Peut-être que ça valait mieux pour tout le monde, au final. Si Lennon et Cézanne se volatilisaient ensemble, personne ne le suspecterait. Personne n’irait imaginer le véritable drame. Et personne ne viendrait les chercher. Elion, Shelley et Guevara présumeraient leur sort – elles savaient que la menace du gouvernement était réelle – et pour le bien des enfants, elles renonceraient à les traquer.

Les enfants. Copernic n’avait que deux ans. Kahlo venait de naître. Il ne les verrait plus jamais.

— J’ai fourni au moins trois officiers, comme ça, continuait le Tritonien.

— Quoi ?

— La PI est friande des criminels les plus… criminels. Elle en fait des atouts. Si vous vous sentez prêt à apprendre le planétien, vous pourriez avoir un ticket.

— Commencez par faire ce pour quoi je vous récompense.

— Bien sûr.

Le Tritonien se pencha sur Bowie et Bowie revint à lui. La peur et la colère étaient toujours là. L’odeur. Cette odeur… elle lui donnait envie de vomir. Et la musique. Trop forte. Daddy sang bass. Bowie s’évanouit. Mama sang tenor.

 

— Māma ?

C’était bien la voix de Māma qu’il avait entendue ? Bowie se frotta les yeux et bascula hors du hamac. Il ne se rappelait pas s’être endormi là, mais peu importait : Austen et Māma rentraient du marché. Bowie se précipita à travers la maison, jusqu’au canyon qui leur servait de jardin. Māma se tenait là, ses longues tresses battant au vent, bébé Austen dans un bras, un sac de jouets Kinder dans l’autre. Elle regardait le vide et le vide la regardait en retour.

— Māma ?

Elle secoua un peu la tête pour se remettre les idées en place.

— Ah, Núnu. Rien passé pendant qu’on était parties ?

— .

Il prit Austen et les courses, grimaçant à moitié parce que sa sœur lui mettait un doigt dans le nez, souriant à moitié parce que les trésors du jour étaient vraiment trop super.

— Bon… , mais ! Tu t’es encore fait mal ! J’vais finir par t’embobiner dans du papier bulles !

Māma mouilla son pouce de salive et effaça le sang séché sur son front. Sa main s’attarda sur sa joue, puis saisit son menton pour capter l’attention de Bowie. Ses yeux jaunes tombèrent dans les siens.

— T’es sûr qu’ça va, Núnu ?

— Ben… s. Juste que j’ai faim.

Elle sourit.

— Ça tombe bien, c’est p’tit déj pour le dîner, ce soir. Céréales à volonté !

— Chouette !

Avant de rentrer, Māma attrapa la corde du drapeau pour le hisser dans le vent froid. En tendant l’oreille, on aurait dit qu’il chantait le long des rupes.

 

Daddy sang bass,
Mama sang tenor.
Me and little brother would join right in there.
In the sky, Lord, in the sky.

 

Bowie se réveilla en hurlant dans les bras de sa mère. Et la peur, et la colère, et la douleur débordèrent.

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