VI – L'ironie du sort / Le poids de l'héritage / Les droles de dames / Le mensonge des choix

Par Dan
Notes de l’auteur : Queen – Bohemian Rapsody

L’ironie du sort

Tombaugh, base de la Police Interastrale, Pluton, couple Pluton | Charon

 

Le soleil venait de se coucher sur les quartiers émergés de Charon. Debout devant la fenêtre de la salle d’entretien, les bras raidis le long du corps, Copernic observait le ballet des vaisseaux patrouilleurs au-dessus de Mordor Macula. Il se trouvait bien trop loin pour percevoir les pensées des prisonniers parqués à la surface, trop loin évidemment pour cerner l’esprit des moonshiners confinés dans les entrailles du satellite. Pourtant, il avait toujours l’impression de les entendre. Raclure ! Enflure ! Menteur ! Traître !

Pourquoi ?

Sieur ?

Copernic pivota dans un sursaut. La policière qui venait d’entrer avait des pensées aussi basses qu’un murmure, mais limpides, presque dépourvues de parasites. Seuls les individus hautement entraînés parvenaient à un tel degré de contrôle sans être téléphases de naissance. Sa matière grise n’était dailleurs pas la seule chose qu’elle avait aguerrie avec application : la jeune femme possédait une stature épaisse, robuste et intimidante.

Bonjour, lança-t-elle. Je suis l’officière Tullip Ammor-Eirrik Alcyone. Je fais partie de la cellule spéciale antiterroriste.

Elle s’installa en lui faisant signe de l’imiter. Copernic obéit tandis que l’officière écartait ses cheveux bruns et animait le plateau de la table. Les visages d’Eastwood, Napoléon et Bowie apparurent en grésillant.

Merci d’avoir accepté de patienter si longtemps, reprit l’officière. La situance est d’une extrème complexeté, avec l’arrètance de la ministre Menkalinan

Je comprends.

Nous sommes prèts à enregistrer votre témoignage, maintenant. Vous ètes prèt aussi ?

Copernic avait eu toute la journée pour s’y préparer. Il acquiesça.

Que pouvez-vous me dire concernant ces trois moonshiners ?

Malgré l’anticipation, malgré la résolution, il hésita. L’image de Napoléon renvoyait un regard moqueur à l’objectif dans l’ombre de sa casquette de baseball, celle d’Eastwood un sourire de défi au milieu d’une barbe plus courte et moins chargée ; sans doute des clichés hérités de précédentes arrestations. C’était plus facile de les regarder, eux : il s’agissait à peine des mêmes personnes.

Bowie ressemblait tout à fait au jeune homme que Copernic avait quitté ce matin, en revanche. La détresse et l’incompréhension dans ses yeux jaunes avaient quelque chose d’éternel et d’inoubliable.

Napoléon est un gageur, Eastwood est chef receleur au chantier naval de Conamara, Europe, et Bowie est simplement un fuyard, dit-il finalement.

Simplement ? Alors aucun de ces trois hommes n’a de lien avec les terroristes, selon vous ? Aucun nonplus avec Aessa Menkalinan ?

Non, aucun.

L’officière ne laissa rien transparaître de son scepticisme ou de sa déception. Elle se borna à enchaîner les questions, à les répéter, à vérifier, à pianoter sur l’écran, à se taire, à insister, à le faire penser, jurer, prouver. Deux heures plus tard, elle effaça les données de la table et se redressa.

Merci pour votre contribuance. J’ai cru comprendre que vous n’aviez pas de casier judiciaire auquel appliquer le pardon ministériel ?

Non. À moins de considérer le contrat passé avec le gageur. Dans ce cas, c’est mon seul crime.

Trèbien. Mes supérieurs ont décidé d’une récompense en avantages supérieure, pour compenser. Cent coupons en blanc, à utiliser comme bon vous semble : alimentaire, loisir, décoration…

Copernic s’efforça de rester de marbre. Il n’avait jamais été vénal, non, mais n’importe quel commerçant aurait convoité ces bonus avec la même impatience et le même soulagement. Il allait pouvoir employer un maçon pour colmater les fissures de l’auberge sans en passer par les canaux du logement universel et peut-être leur octroyer un peu de superflu sans user ses avances.

Il allait pouvoir offrir des soins supérieurs à sa mère, avant tout : des soins qu’elle avait refusés jusque-là en prétextant que son travail contribuable ne suffisait pas à lui garantir des services de ce niveau.

Nous allons immédiatement procéder à la versance. J’aurai besoin de votre nom de naissance complet.

Sennec Ellin-Haccan Errai.

L’officière se figea. Copernic attendit une approbation ou un remerciement d’usage pour conclure l’entrevue – il était pressé de partir, dorénavant ; pressé de s’éloigner de Charon et de rentrer à la maison –, mais rien ne vint. Les doigts suspendus au-dessus de sa tablette, elle dévisageait Copernic comme si un terroriste venait d’apparaître sous son nez.

Sieur puis-je vous demander encore quelques minutes ?

Il déglutit.

Bien sûr.

Je reviens toudsuite.

Copernic la regarda se lever et quitter la pièce d’un pas qu’elle tentait de mesurer. Quand la porte claqua, il s’aperçut qu’il avait cessé de respirer.

 

Le poids de l’héritage

Tombaugh, base de la Police Interastrale, Pluton, couple Pluton | Charon

 

« Ces images nous parviennent directement de Dilleux, où nos équipes se sont rendues juste après l’annonce officielle de la PI. »

La foule. Les enseignes lumineuses du spatioport. Les visages atterrés, les bijoux, les carapaces brilleuses. Et au milieu de ce tableau étourdisseux, la tache blanche des cheveux d’Aessa. C’était tout ce que le reportage montrait. Pour les citoyens choqués, c’était tout ce qu’il y avait à glaner du plus grand esclandre que l’Union ait jamais connu. Haccan et ses collègues policiers en avaient vu bien davantage, eux, et que n’aurait-il pas donné pour oublier ces images…

« Un vaisseau a immédiatement été frété en partance pour Charon, continuait le journaliste. Après un vote unanime de la Chambre des Preministres, il a en effet été décrété que dame Menkalinan n’aurait pas droit à un procès. »

Le visage grave du Preministre saturnien remplaça la scène du spatioport.

« Le préprocès est un élément structureux de notre appareil judiciaire, déclarait-il derrière un rempart de micros flotteux et de lentilles autoguidées. Dordinaire, seuls les officiers de la PI ont le pouvoir de les supprimer de la procédure. Cependant, mes homologues et moimème avons jugé qu’il s’agissait là d’un cas d’exceptance pour lequel nous étions en mesure d’appliquer nos vetos. Les connectances de l’ex-ministre Menkalinan avec les terroristes ont été avérées par nos forces de police. La menace qu’elle représente est trop grande et trop immédiate pour que nous prenions le moindre risque. »

Pendant un bref instant, on revit les docks de Saturne. Un zoom. Un œil brun, presque rouge, quand Aessa trouva le regard scrutateur de la caméra.

« La navette dépèchée pour son transport a subi plusieurs modifiances afin de surer une sécureté maximale, reprit le journaliste. La priorité de la PI est de se préparer à la possible revanche des terroristes. Pour la progressance de l’enquète, il est absoluement crucial que Menkalinan livre ses aveux. »

Haccan coupa la tridi d’une claquance des paumes, puis jeta un regard perdu au bureau qu’on lui avait attribué, désert et silencieux. Derrière la vitre teintée, la salle dédiée à la cellule spéciale vrombissait comme une ruche sous des coups de baton.

Haccan se prit le visage dans les mains. Il ne savait plus quoi penser. Aessa, terroriste. Ça n’avait aucun sens, pas après ses révélances et les confirmances de Wurren. Mais les preuves étaient formelles. Il les avait personnellement épluchées une dizaine de fois depuis que l’alerte avait circulé sur les ondes internes. Une courte enregistrance la montrait bien en compagnie d’individus masqués là où il s’était luimème tenu, dans ce patio, à Mime. Leurs voilages brouilleux et leurs capuches avaient été reconnus par les ordinateurs comme ceux des terroristes. Mème fabricance, mème technologie et mème tissu.

Haccan ignorait ce qu’il fallait en déduire. Peutètre Aessa n’avait-elle jamais été enlevée. Peutètre était-elle de mèche depuis le départ et avait-elle simplement dit ce qu’elle pensait, sans déformance de propos, dans cette première vidéo que les nihilistes avaient diffusée.

Haccan n’arrivait pas à y croire. Il ne voulait pas y croire, plus précisement. Et il se crochait à de petites choses pour l’innocenter : si les extrémistes étaient si malins, ces images n’auraient jamais dû filtrer. Aessa avait pu ètre piégée.

Ou elle avait pu le piéger, lui, en l’envoyant écouter le directeur des transports saturnien. En l’envoyant nonpas chercher des indices au sujet d’une taupe terroriste, mais se fondre parmi eux.

Elle avait déjà usé de ses charmes pour l’amadouer. Joué de leur intimeté pour lui faire avaler la pilule de la stérilisance massive plus facilement. Il ne pouvait plus jurer de sa droiteté et de sa moraleté, après ça. Il ne pouvait plus jurer de quoiquecesoit. Et si sa raison lui hurlait de dénoncer Ionnel Wurren surlechamp, il n’était toujours pas parvenu à franchir le pas.

Le bénéfice du doute, voilà ce que le directeur saturnien lui avait réclamé « dans un avenir proche ». Tout portait à croire qu’il avait anticipé l’arrètance d’Aessa et l’exposance de leur coupableté à tous les deux. Mais pourquoi ?

— Officier ?

Le vacarme de la pièce principale se déversa dans le bureau comme un torrent. Campée au gardàvous dans l’encadrance, l’officière Alcyone l’observait fixement.

— Je viens de questionner le Titanien qui nous a livré les moonshiners…, dit-elle.

Haccan ferma longuement les yeux. Oui, il y avait ça, aussi. Il y avait Bowie, qui avait survécu comme Guevara le pensait. Qui s’était fait avoir comme Haccan l’avait prédit.

— Ébien ? demanda-t-il.

— Vous lui avez parlé ?

— C’est votre travail, il me semble. Je ne fais pas partie de la cellule antiterroriste. J’ai bien assez à faire ailleurs.

Le vaisseau qui transportait Aessa serait accueilli au large de Pluton d’ici une dizaine de minutes. Malgré sa nouvelle affectance au Programme, Haccan avait négocié la charge de son transfert vers la première d’une longue liste de cellules et de salles d’interrogatoire blindées, puisque c’était lui qui l’avait sauvée des terroristes en échange des Moutons.

En réelleté, ce n’était pas le sens des responsabletés qui l’avait motivé. Plutot l’espoir de dénicher d’autres motifs, d’autres pistes, une autre vraieté que celle que les médias relayaient. Le finmot de l’histoire, entoucas. La lumière sur la possible et inacceptable traitrise d’Aessa.

Il se leva en manipulant son bracelet pour mobiliser les sousofficiers au sas de débarquance de la base. Parvenu à la porte, il fut pourtant contraint de stopper. L’officière Alcyone lui barrait le passage.

— Poussez-vous, ordonna-t-il.

— Vous devriez venir avec moi.

Haccan la scruta. Le regard pénétreux de sa seconde était l’une des nombreuses choses qui lui faisaient déjà regretter d’avoir accepté l’offre de la commandante. Ce regard lui faisait peur. Et il avait sandoute raison de le craindre :

— Ce Titanien, je crois que c’est votre fils.

 

Les droles de dames

En approche du couple Pluton | Charon

 

Les menottes magnétiques ne causaient aucune douleur, mais on ne pouvait pas en dire autant des entraves qui lui lestaient les chevilles, moins encore de la ceinture qui lui tenait les coudes soudés aux hanches. Les mots des policiers n’étaient pas plus doux que leurs gestes. Depuis qu’on l’avait préhendée au spatioport de Dilleux, Aessa était devenue une créature hybride, à michemin entre le monstre et l’immondice. On la brusquait. On la fuyait. On la regardait sans la voir et on tentait de l’oublier sans la lacher du regard.

Elle avait été fouillée et scannée. Elle était passée entre les mains d’une dizaine de policiers. Pourtant, du dégout ou de la peur, elle ne parvenait toujours pas à évaluer ce qui l’emportait chez ses gardiens.

« Sortie de suplum dans trois minutes. »

Un surveilleux s’avança pour vérifier ses liens ; Aessa se laissa faire. Elle n’aurait pas pu résister et elle n’avait aucune raison de le faire. Les preuves la condamnaient ; personne ne la croirait jamais si elle divulguait la vraieté pour se défendre. Car la vraieté était folle. Le conseil était fou, et brave, et grandiose dans son intrépideté. Tellement génial qu’Aessa ne pouvait s’empècher de ressentir une pointe d’orgueil.

Captive du vaisseau des « terroristes », elle leur avait demandé pourquoi ils l’avaient discréditée en détournant ses propos dans leur première vidéo. Cachée sous son costume noir et son holo, Dorrin avait alors répondu que la dissidence des luniens n’importait pas, puisque la condamnance de l’Humanité devait survenir avant que les conflits éclatent. C’était ça, le message qu’Aessa devait transmettre à l’Union. C’était aussi vrai pour les nihilistes que pour les extinctionnistes.

Mais cette mise en scène allait à l’encontre du discours de Dorrin, à Mime, quand les masques étaient tombés. À l’encontre de la tactique que le conseil disait avoir appliquée pour qu’Aessa croie à leur mascarade et convainque l’Union de la palpableté du péril extrémiste. Elle ne comprenait pas quel intérèt ils avaient à la faire mentir et dénigrer les luniens, à diffuser ces images qui allaient lui faire perdre toute populaireté si le conseil souhaitait en faire l’ambassadrice des nihilistes.

« Vous faites davantage confiance aux terroristes qu’à une Ministre ? » avait demandé Aessa aux citoyens réunis pour le préprocès de Guevara. Ils n’avaient pas dit « oui », mais ils n’avaient pas dit « non ». La graine du doute était plantée et, à cause de cette vidéo, le peuple n’avait pas hésité une seconde à la croire ellemème terroriste quand la PI l’avait arrètée à Dilleux – quand ses camarades avaient délibéréement fait fuiter les soidisant preuves de sa coupableté. Comme pour Megge, une image avait suffi à changer la suspectance en convainquance.

Aessa comprenait, maintenant : en l’invitant à Mime, le conseil n’avait jamais voulu la hisser de nouveau à leur tète. Le conseil s’était simplement suré qu’elle ait l’air le plus suspecte possible en cas ils aient besoin d’une divertissance et d’un bouc émissaire. Dans leur esprit, il n’avait jamais été question de la réintégrer à leur groupe ; seulement d’obtenir son aide, son expertise, et de s’en servir pour redresser la barre si leur stratégie de dissimulance échouait. Ils étaient loin d’ètre aussi faibles et frileux qu’elle l’avait imaginé ; ils étaient de fins stratèges, en réelleté, et prudents pardessus le marché.

Peutètre était-ce sa punissance pour avoir ignoré leur avis. Aessa songeait plutot qu’il s’agissait d’une ruse nécessaire : rien que le jeu de la guerre.

Ses amis l’avaient utilisée et ils avaient eu raison de le faire : ainsi, ils gagnaient du temps en laissant la PI cuisiner leur prévenue – ce temps si précieux qui leur faisait défaut pour corriger les vices de leur technologie et exécuter leur plan sans attendre un accord gouvernemental qui ne viendrait jamais. Ils ne prenaient aucun risque : ils savaient qu’Aessa ne vendrait pas le conseil, car c’était plus grand que sa sensibleté. Toute malmenée et anxieuse qu’elle soit, elle en était toujours persuadée. Voilà pourquoi elle ne dirait rien : se taire pour protéger leur projet était la dernière chose qu’elle pouvait accomplir au nom de l’extinctionnisme.

« Sortie de suplum dans trois, deux, un… »

Aessa faillit culbuter de la banquette. Ses gardes n’eurent pas un regard pour elle. À dire vrai, ils étaient déjà préoccupés par autre chose : une série de codes débités à toute vitesse par un navigateur, quelquepart audelà des parois fortifiées qui protégeaient l’Union contre la bète féroce et imprévisible que la ministre des Satellites était devenue.

— Quoi, un vaisseau ? Où ça ? s’écria un policier dans le communiqueur de la cellule improvisée d’Aessa.

— À babord, il vient de surgir ! C’est pas un patrouilleur, on a pas…

— Et les renforts, ils attendent quoi ?

— On peut pas tirer sans risquer de dommager le convoi !

Le conseil ne lésinait pas sur le spectacle, c’était le moins qu’on puisse dire : voilà une immitance de vengeance terroriste qui ferait son effet.

Aessa eut juste le temps d’esquisser un sourire avant qu’une détonance sourde ne lui fasse rentrer la tète dans les épaules. Elle se tint prète à bondir ou à se cacher, prète à se ruer sur les policiers s’il le fallait. Une nouvelle comédie allait débuter, maintenant ; peutètre les faux extrémistes allaient-ils la délivrer, jouer le sauvetage d’urgence de leur cheffe par des sbires dévoués… Non, ses anciens collègues n’avaient aucune raison de la secourir après ça. Ils allaient seulement faire semblant d’essayer, sandoute lui adresser un clin d’œil badin au passage et l’abandonner à sa…

La porte du cachot de fortune s’ouvrit à la volée et les pistols jaillirent des mains des officiers stupéfaits. Là, un banc de fumée se déroula comme un tapis jusqu’à leurs bottes et quelquechose d’étrange se produisit : ils se mirent à léviter, lentement, très lentement, comme si quelqun glissait le curseur de zérogé. On aurait dit qu’ils foulaient la brume sur la pointe des orteils ; de droles de danseuses cuirassées. Puis leur quatre corps furent happés par la taille, écartés, projetés contre les parois et laissés à terre, étreints par les bras légers des fumerolles.

Aessa s’était levée, mais elle aurait été incapable d’aller pluloin : ses entraves la tenaient pieds et poings liés et la terreur la paralysait. Elle se contenta alors de rester aussi droite et digne que possible, s’attendant à voir apparaitre des silhouettes encapuchonnées. Des amis. Des bourreaux.

Trois femmes entrèrent en file indienne.

— M’dame, dit la première en la saluant d’une inclinance du buste.

Ses yeux jaunes trouaient la pénombre comme des phares et perçaient ceux d’Aessa comme des lances. Elle ne devait pas avoir beaucoup plus de vingt ans. D’un coup de menton, elle dégagea les mèches brunes qui s’échappaient de ses deux longues tresses, puis elle fit signe à son acolyte d’avancer. Jeune, elle aussi ; peutètre plus jeune encore, et plus troublée. À en juger par les traces qui maculaient son visage poupin et par le désordre de ses palmiers de cheveux presque blancs, elle n’avait pourtant pas hésité à prendre part à la bataille.

Derrière elles venait une grande femme à la figure dure de statue, aux yeux clairs, au cou chargé de bijoux et à la voix de pensées qui toucha Aessa droit dans l’ame :

Nous sommes désolées pour cette entrée fracassante, dame.

Elle joignit les mains pour saluer à la mode des luniens de Saturne.

Je suis Elion. Voici ma fille, Kahlo, et ma filleule, Austen.

Aessa entrouvrit la bouche et roula des machoires. La téléfasie avait un effet semblable à la changeance de pressance atmosférique.

— Que… Que faites-vous là ? balbutia-t-elle sans trop savoir si Elion pourrait l’entendre ou lire sur ses lèvres.

Dire que nous sommes venues vous sauver serait une exagération.

— Ètes-vous là pour me tuer, alors ?

Elles échangèrent un regard, lourd, mais un peu amusé aussi.

Très loin de là, dame. Que diriez-vous de nous entraider ?

Austen s’avança en tendant les mains vers les liens d’Aessa, qui fit son possible pour dissimuler sa nerveuseté. Il s’avéra que la jeune Mirandienne était capable d’autant de délicatesse que de violence lorsqu’il s’agissait d’user de sa télékinésie : en une fléchissance du poignet, elle l’avait débarrassée de ses menottes et de son corset. Aessa reporta le regard sur Elion, qui lui adressa un sourire faiblard.

En réalité, nous ne vous demandons pas votre avis.

 

 

Le mensonge des choix

Charon, lune-prison unionaire, couple Pluton | Charon

 

Depuis que la rumeur de la capture d’Aessa Menkalinan était parvenue aux oreilles des prisonniers du niveau 3, le vaste hangar qui tenait lieu de cour commune ne désengorgeait pas. La nouvelle était arrivée tard, sans doute bien après que la navette spéciale ait décollé de Dilleux ; Hadid s’appliquait dorénavant à amplifier les récepteurs clandestins des résidents de longue date, mais même ses talents s’avéraient limités face aux résistances de la prison.

En réalité, le plus difficile n’était pas de pirater les ondes d’informations, mais de le cacher lorsque l’on y parvenait. L’ébullition de l’Union n’avait pas épargné Charon, bien au contraire : jamais encore un membre du gouvernement n’avait été arrêté par la PI, encore moins incarcéré sans pré-procès, et les détenus attendaient l’arrivée d’une colocataire de prestige, désormais. Compte tenu du climat interne déjà houleux, il n’y avait rien d’étonnant à ce que la tension devienne de plus en plus difficile à canaliser.

Guevara était d’ailleurs surprise que l’alerte de dispersement n’ait pas encore été sonnée : le vaisseau d’Aessa pouvait arriver d’une minute à l’autre et il aurait été plus sûr de l’introduire dans ses nouveaux quartiers sans exposer les officiers aux dangers superflus des pensionnaires en goguette ; mais sans doute allait-elle faire étape par Pluton, d’abord, pour quelques séances de pression psychologique introductive.

— Austen.

Guevara ramena les yeux sur l’empreinte crispée de Bowie, nouée comme une pelote dans le renfoncement d’un canapé. Il ne s’exprimait plus que par petites exclamations enfantines depuis qu’il avait intégré le niveau 3 – depuis qu’il avait vu Shelley convoyée par une armada de droïdes vers une alvéole d’isolement, plus précisément. Comme Guevara avait échoué à lui arracher la moindre explication cohérente concernant leur capture, Eastwood s’était chargé du récit de leurs mésaventures, dans la limite de ce qu’il avait pu glaner.

Le revers de Copernic laissait Guevara songeuse et chagrinée. Il n’avait pas vu Bowie depuis l’enfance, certes, et les deux jeunes hommes n’avaient jamais été amis à proprement parler – peut-être Copernic avait-il des circonstances atténuantes et d’honorables motivations, par ailleurs –, mais il y avait quelque chose de révoltant à imaginer que les enfants de leur troupe puissent s’entre-déchirer ainsi. Ça n’était pas ce dont ils avaient rêvé au gré de leurs divagations alcoolisées, durant ces heures étranges où ils peignaient un nouveau futur sur le pare-brise du Bennet.

— Austen, répéta Bowie d’une voix creuse et lointaine.

Ils avaient déjà tenté de l’atteindre à moult reprises, mais en vain : Bowie s’était perdu à des années-lumière de leur réalité. Teresa et Disney n’interrompirent donc pas leur partie de cartes, Hadid et Leia gardèrent donc le silence et, non loin, Eastwood persista dans le bizutage de Napoléon : il n’était pas prêt à lui pardonner sa traîtrise, même si le gageur avait rapidement été puni par la double supercherie de Copernic. Avec un infatigable acharnement, Eastwood enchaînait donc les crocs-en-jambe, les bourrades et les jets de mie de pain.

Guevara s’était installée dans un fauteuil raide, un peu à l’écart du groupe. Elle ne pouvait pas remplacer Shelley à la tête de la meute, mais elle pouvait veiller de loin sur son petit – c’était son devoir de marraine et elle avait le sentiment qu’il allait bientôt avoir besoin de son aide. L’atmosphère était saturée d’électricité.

— Quoi, Austen ? tenta-t-elle sans trop y croire.

— Austen est là.

Guevara posa sa tablette de livres audio sur ses genoux. Sujet, verbe, complément… c’était la phrase la plus élaborée que Bowie ait prononcée en près de douze heures.

— Que veux-tu dire ? fit Guevara à voix basse.

Bowie se redressa d’un bloc.

— Elle est là ! Je la sens !

Sa fébrilité n’était plus seulement communicative, désormais : elle était maladive. Guevara s’efforça de la tenir au large ; leur rencontre sur Io lui avait rappelé que les choses pouvaient se gâter promptement quand Bowie distillait ses émotions, et puisqu’il suffirait d’une brise pour rallumer les braises dans le cœur des prisonniers réunis ici, il était primordial de ne pas causer de crise.

— Comment pourrait-elle être ici ? demanda-t-elle aussi calmement que possible. Et pourquoi ?

— Je sais pas ! Je lui ai juste dit que je venais voir si je pouvais parler à Māma, rien de plus… Je lui ai dit de rester sur Miranda !

Guevara tendit le cœur vers la surface, vers la lumière et l’espace, mais sans surprise, elle ne perçut personne : elle n’avait pas vu Austen depuis des années et l’empathie infectueuse de Bowie n’allait pas jusque là. Elle le croyait, cela dit ; elle lui faisait une confiance aveugle lorsqu’il s’agissait de sa sœur et de sa mère.

Pour qui connaissait Austen, son trek à travers le système n’avait d’ailleurs rien d’étonnant, car elle n’avait jamais été très douée pour obéir, encore moins pour rester sur le banc de touche. Bowie aurait dû se méfier de sa docilité plus tôt – et peut-être l’aurait-il fait s’il n’avait pas été si occupé à gagner puis perdre des alliés.

— Depuis combien de temps ne l’as-tu pas appelée ? insista Guevara. Depuis combien de temps n’as-tu pas vérifié où elle était ?

— Je…

« À tous les résidents des blocs A, B, C et D. Regagnez immédiatement vos cellules. Tous les résidents qui n’auront pas réintégré leur cellule dans les cinq prochaines minutes seront escortés de force. »

« Nous y voilà », songea Guevara. Le cliquetis des rouages annonça l’arrivée des robots sur les passerelles de surveillance ; la pirate les effleura du regard avant de le rabattre sur Bowie. Les nuances de l’avenir gagnaient en précision ; son estomac s’alourdit.

— C’est le débarquement de Menkalinan ? fit Disney.

— C’est Austen ? souffla Bowie.

— C’est peut-être les deux, dit Guevara.

Elle ignorait si Austen œuvrait seule, mais l’incarcération d’Aessa Menkalinan était le genre de ticket sur lequel Guevara aurait parié, elle : la PI avait une peur bleue de la grande terroriste, mais elle tenait à la garder en vie pour l’interroger dès que les champs de force contiendraient la menace. Si Austen prenait Aessa en otage, elle pourrait entrer et sortir de Charon sans être arrêtée.

Sans que Guevara s’en aperçoive, son cœur s’était remis à battre d’espoir et d’excitation. C’était même un peu effrayant, car après la reddition, après la crainte insufflée par la rébellion dormante des détenus, elle n’était plus certaine de vouloir échapper à sa sentence. Peut-être l’envisageait-elle seulement par réflexe, par principe ; peut-être devait-elle prendre du recul pour se calmer et réfléchir posément.

Ou peut-être devait-elle agir, là, maintenant ; étouffer la lâcheté, renoncer au triste confort et à la déplorable facilité de la captivité, parce qu’une occasion pareille ne se présenterait sans doute plus jamais. Parce que ce qui avait réveillé le désir et la férocité, ce n’était pas l’habitude ; c’était sa nature, son essence : celles d’une femme prête à mener la révolution.

— Teresa, vous disiez que vous aviez des sympathisants dans les niveaux supérieurs, dit-elle.

— Yeah.

— Sympathisants comment ?

Sa voix tremblait, mais elle n’avait jamais été chargée de tant de détermination.

— Assez pour suivre le mouvement.

— Parfait.

— Vous pensez à ce que je pense, captain ?

Le timbre fiévreux de Teresa et les empreintes palpitantes de leurs amis laissaient entendre que oui.

— Nous avons besoin d’une diversion. Si tout le monde y met du sien, je pense que nous avons une réelle chance de réussir. Hadid, si Teresa arrive à désactiver deux droïdes, pensez-vous pouvoir les reprogrammer assez vite pour les mettre de notre côté ?

— Oui, je peux.

— Les officiers humains vont intervenir dès qu’ils flaireront l’embrouille, glissa Leia.

— Je pourrai les voir venir, intervint Eastwood. La thermique.

— Et je les assommerai, termina Disney.

— Alors c’est réglé, dit Guevara. C’est maintenant ou jamais.

Elle prit une grande inspiration. « Avec ou sans toi », avait dit Shelley, « Avec ou sans toi, elle va s’faire. »

— Trouvons Shelley, déclara Guevara. Nous aurons besoin d’elle et de sa télékinésie pour faire évader tous ces prisonniers.

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