I . VI
Au moment de sortir, Leo agrippa l'étrange blason juché sur sa perche, prenant soin d'enrouler l'image contre le bois et de la garder dissimulée sous son bras. Puis il prit Luca par un poignet et le tira dans la rue, laissant à Achille le soin de fermer la porte sans un regard en arrière. Luca eut un petit pincement de culpabilité en songeant à Rachel, alors qu'ils se mettaient en marche ; il aurait peut-être dû la remercier de l'avoir lavé, vêtu et nourri. Contre son gré, peut-être, mais elle l'avait fait tout de même.
Les heures du petit matin étaient de plus en plus froides. Luca ne put retenir un bâillement. Leo marchait à pas mesurés devant lui maintenant ; quant à Achille il était juste derrière. Dans son brouillon mélangé de perceptions il restait conscient du bruit de ses épaisses semelles de cuir. Parfois, le spectre d'une main carrée lui effleurait le creux des omoplates en signe d'avertissement.
Plus rien n'était pavé par ici. Le sol de la petite ruelle descendante était d'un brun sec et friable. Les marcheurs, marchands et voyageurs qui l'empruntaient la journée y glissaient jusqu'à la rive Nord, où l'on amarrait les barques. Leurs propriétaires se chargeaient contre monnaie sonnante et trébuchante d'amener les passagers à bon port de l'autre côté, sur le continent, ou bien sur les berges de Venise. Mais comme on pouvait tout se faire voler ici - y compris une vieille barque - il n'y en avait plus aucune dehors dès que le soleil faisait mine de se coucher.
Luca se laissa emmener le long du chemin. Devant lui, l'éclat de la lune brillait contre un embryon de mer déjà visible. Au-dessus de leurs têtes des colonies de banderoles carmin avaient été dressées de toit en toit comme pour célébrer une fête populaire et se balançaient lâchement dans le vide, s'incurvant légèrement sous l'appel de la gravité. Les ombres frivoles esquissaient une chorégraphie désorganisée sous leurs pas.
Il pensa à briser le roulis mécanique de ses pas juste à temps pour ne pas heurter Leo. Celui-ci s'était brusquement arrêté au sommet d'un escalier érodé et couvert de vase en décomposition. Luca se pencha par-dessus son épaule et vit les dernières marches à moitié mangées par les premières vagues.
Ils étaient sur une sorte de quai en pierre grise. Leo avait une fois de plus repoussé sa capuche et posé ses pouces recourbés sur la ceinture qui lui enserrait étroitement la taille. Il fit alors volte-face et Luca recula d'un pas, surpris.
Leo semblait scruter un point en particulier là-haut, quelque part. Puis son regard indéchiffrable se posa lentement sur Luca et il se tint le ventre de ses deux paumes en esquissant une grimace. La lune suspendue au-dessus d'eux s'était extirpée des nuages et dispensait une lumière particulièrement nette sur le quai, illuminant son visage presque comme en plein jour. Les contours de sa bouche étaient bleuis à présent, un réseau strié de veines apparentes courait sur la surface de ses mâchoires. Avec son teint blafard, ses dents d'un blanc éclatant et la racine violacée de ses gencives, il donnait l'impression effrayante de geler à l'intérieur comme un animal mortellement blessé. Et pourtant la température était presque étouffante. Luca cligna des yeux et se demanda s'il n'était pas en plein rêve.
L'instant d'après ses paupières se fermaient, lourdes et chargées de brûlures. Les dernières bribes de conscience comateuse et l'image brouillée du monde extérieur moururent de concert. Ses pupilles scellées se recouvrirent d'un linceul d'obscurité.
0 ~ * ~ 0
Le corps inanimé basculait en avant. Il chutait comme à retardement, emporté par son propre poids mort. Achille fut le plus prompt à réagir. Il s'interposa entre la mer et le pantin désarticulé que leur prisonnier était devenu, le réceptionnant entre ses bras musclés. Le jeune homme ne pesait rien. Aussi léger qu'une plume.
— Il est…
— Attends.
Leo repoussa la tunique noire et passa une main sur la peau. Il inspira profondément et attendit.
— Il est inconscient, chuchota t-il en s'écartant et en hochant la tête. C'est bon.
Puis, avec un sourire, il tapota une de ses poches où un bruit métallique lui répondit :
— L'ingrédient miracle. Juste une pointe dans son écuelle.
Achille sembla réfléchir un instant, puis haussa les épaules.
— Ah, d'accord, dit-il d'un ton incertain.
Il chargea le corps en travers de son dos comme s'il s'était agi d'un sac de grains et entreprit de s'engager dans l'escalier vaseux, prenant garde de ne pas glisser.
Leo jeta la perche devant lui, retroussa ses manches et sauta sur la première marche. Cette nuit-là, une barque était restée lâchement amarrée à la pierre. Ce petit privilège leur avait coûté très cher mais ils avaient plus que largement les moyens. Non pas que ce soit du luxe : la barque était vieille et grinçante, son fond baignait d'une eau maintenant croupie qu'on n'avait pas écopée, par négligence sans doute. Le corps de Luca fut hissé à bord. Sa tête lourde heurta la surface de l'eau et les amas brunâtres de pourriture accumulée par endroits se pressèrent autour de son visage. Bientôt sa bouche se couvrit d'eau mais il ne se réveilla pas ; Achille poussa un grognement et repêcha la tête pour la tirer à la surface. Il amena le corps jusqu'à lui en passant ses mains sous les aisselles, le maintenant solidement contre lui.
Ils ne rencontrèrent aucune difficulté durant la traversée. Les veilleurs avaient reçu l'ordre de les laisser regagner le continent, ils le savaient. Ils dépassèrent Venise qui dériva au loin, brillamment éclairée malgré l'heure tardive – en vérité on ne devait plus être très loin de l'aube. La lune s'était à nouveau masquée d'un voile de nuages ; Leo tendit les mains devant lui pour palper la berge qui devait s'étirer devant eux. La brise s'insinua dans les manches de son habit rouge et remonta sa peau. La nausée qui avait tourbillonné dans son estomac se réveilla. Il laissa passer quelques secondes incertaines, récupéra la perche et ajusta son regard à l'obscurité rampante qui se déployait lentement. Une ligne de pierre se détacha peu à peu sur le brouillard. Leo plongea sa main dans l'eau, serrant les dents au contact mordant du froid, et fit avancer la barque jusqu'au quai. Le choc du bois contre la pierre le laissa pantelant, le visage baissé vers les vagues paresseuses. Il respira l'air marin à s'en donner le tournis.
— On y va, Leo ? risqua Achille après un temps.
— On y va.
Ils sautèrent sur le quai sans prendre la peine d'arrimer la barque qui se mit à dériver comme une épave de bois pourri, voguant au-dessus de la surface de l'eau où s'accrochaient encore de maigres restes de lueur verte, mêlés aux éclats d'or de Venise.
Ils firent quelques pas sur la terre déserte. Plus loin, une unique lanterne presque entièrement consumée se détachait d'un mur et dessinait un halo de faible lueur.
— Et maintenant ? demanda Achille qui tenait toujours fermement le corps de Luca.
— Et maintenant, reprit Leo en écho. Maintenant...
Il tendit les doigts et effleura l'air autour de lui. Il reposa ensuite ses mains sur sa ceinture.
— On attend, finit-il par dire. Je crois que...
Un appel retentit au même instant :
— Pssst !
Ils se turent, l'oreille aux aguets.
Accompagnée du souffle puissant de chevaux et d'un bruit de sabots qui raclaient nerveusement le sol, une voix éraillée demanda dans un murmure :
— J'ai rendez-vous avec un certain Leo ?
— C'est moi, répondit aussitôt Leo, tout bas.
Il s'approcha précautionneusement du mur qui faisait l'angle d'une rue déserte, juste en-dessous de la lanterne. Une main d'abord seule sortit de l'obscurité pour venir à leur rencontre. Puis une femme suivit, à tâtons, comme s'assurant encore qu'elle pouvait sortir de sa cachette en toute sécurité. Elle était vieille, bossue et tremblotante, le crâne recouvert de cheveux couleur d'argent. Son nez aquilin et crochu évoquait un corbeau décharné. Ses petits yeux délavés les observèrent avec curiosité.
Elle traînait deux chevaux et une carriole à sa suite. Les pupilles des animaux luisaient d'inquiétude, renvoyant l'image éloignée des vagues mourantes et bientôt celle du visage d'Achille qui les observait d'un air mauvais.
— Vous voilà enfin ! murmura Leo. Nous avons failli attendre.
— Oui, oui, un peu de patience, chuchota la femme.
Elle esquissa un sourire bon enfant et les rides au coin de ses yeux se creusèrent brutalement.
— Mais attention, n'oubliez pas votre part du marché, susurra-t-elle après un temps.
Elle jeta de petits regards incisifs autour d'elle. Sous son apparente désinvolture elle craignait d'être épiée, mais les environs étaient déserts. Il semblait y avoir ici une unique rue, comme le prolongement improbable de Venise sur le continent, un rejet amené là par le ressac de l'eau.
La vieille se frotta le crâne d'une main et prit un air préoccupé.
— Oh, soupira-t-elle. Croyez-moi ça n'a pas été facile de dégoter ces chevaux. J'ai pris beaucoup de risques, et ce n'est pas fini. J'ose à peine imaginer les questions qu'on va me poser demain, quand…
— Tu as largement de quoi racheter deux beaux canassons avec ça, la coupa Leo en lui tendant une poignée de ducats.
Un éclat de ravissement passa dans les prunelles de la femme et dissipa son masque de souci calculé. À présent elle avait vu l'argent ; elle n'avait plus besoin de persuader ou d'émouvoir pour récupérer son dû. Elle hocha courtoisement la tête et tendit une main.
— Je vous remercie, monseigneur, lança-t-elle lorsque Leo lui donna l'argent. Je vous les laisse de bon cœur. Mais attention... ces braves bêtes ne m'ont pas l'air de beaucoup apprécier les manigances.
Elle eut un regard rapide pour Achille puis tendit les rênes à Leo avec un sourire servile.
— Monseigneur, répéta-t-elle en effectuant un simulacre de révérence.
Elle avait mis un point d'honneur à ne jamais s'adresser à Achille. Le corps évanoui posé en travers des épaules de celui-ci était certainement la raison d'un tel mépris, et de son allusion déplaisante. Leo avait observé et écouté sans ciller, espérant qu'Achille suivrait le même chemin. Il ne servait à rien de répondre à ces petits affronts.
— Ah, au moins vous êtes honnêtes, reconnut la vieillarde en finissant de glisser les pièces dans un petit sac de cuir. J'en connais d'autres qui… qui...
Elle souffla alors bruyamment, les sourcils froncés. Elle tourna la tête à gauche puis à droite comme si elle venait d'égarer quelque-chose de précieux.
— Oh, murmura-t-elle plus gravement. Il faut que je m'en aille, à présent.
Elle voulut s'éloigner mais Leo la retint fermement par une manche.
— Une minute. Tu ne diras rien à personne, tu peux le jurer ?
— Bien sûr, bien sûr, récita-t-elle sur un ton d'étonnement. Vous pouvez me faire confiance, mon enfant.
Elle lui présenta sa face fripée et eut un autre sourire doucereux. Finalement Leo la lâcha.
— D'accord, tout est en ordre. Tu peux partir.
Il hocha la tête comme un maître évaluant le bon travail de son apprenti. Elle s'enfuit sans plus se retourner ni ouvrir la bouche et il la suivit des yeux. Il repensait à ses paroles. Au moins vous êtes honnêtes. Elle ne devait pas se douter qu'on viendrait la tuer chez elle le lendemain.
Ils chargèrent Luca à bord de la carriole de bois que les deux chevaux tiraient, vérifiant qu'il respirait toujours régulièrement. Il ne semblait pas prêt d'émerger de cet étrange sommeil qui avait subitement fondu sur lui. Leo l'allongea contre le fond et le recouvrit presque entièrement d'une vieille couverture aux odeurs de moisissure. Comme ceci, il était presque invisible et le serait totalement aux yeux des quelques voyageurs qu'ils pourraient rencontrer durant leur périple. Leo grimpa lui aussi dans la carriole ; comme ceci, il serait protégé du soleil lorsque le jour poindrait. Achille sauta sur le siège de conducteur et le véhicule se mit en mouvement.
Ils avaient chevauché presque une journée entière lorsqu'ils arrivèrent à destination, une ou deux heures seulement avant le coucher du soleil, en pleine campagne sauvage.
C'était ici. Leo émergea de la carriole, les yeux plissés face aux rayons dorés du jour, une main tendue devant lui. Le retour à la lumière était difficile.
— Attrape-le, s'il-te-plaît.
— D'accord, répondit Achille, qui avait attrapé Luca à bras le corps.
Le jeune homme ne s'était toujours pas réveillé. Leo hocha la tête.
— C'est parti.
Il se dirigea ensuite vers les deux chevaux et défit les liens de cuir qui les retenaient à leur fardeau en les remerciant de vive voix comme s'ils pouvaient le comprendre. Ils le regardèrent sans broncher et il put lire l'angoisse dans leurs grands yeux globuleux. Cela signifiait, décida-t-il, qu'ils ne partiraient pas d'ici tant que les humains seraient encore en vue. Alors Achille et lui se mirent en route.
L'accès était difficile. Le moulin qu'ils voulaient regagner se trouvait enfoncé entre deux murailles sauvages, moussues et inégales, bombées de rocs fendus et écorchés par des décennies de gel intensif. Ils descendirent dans la fraîcheur des bois, suivant d'abord les motifs tracés en étoiles par les plus hautes ramures qui protégeaient le sous-bois et son étrange faune du soleil ardent. Puis ils dévalèrent un barrage de rochers érodés dont chaque couche formait comme une grande marche d'escalier. En automne ils étaient frais, en hiver glissants et meurtriers. Le printemps, en revanche, et la chaleur, n'avaient absolument aucun impact sur eux si ce n'était cette odeur de pourriture sucrée et de verdure. Malgré son poids et sa carrure, Achille était leste mais moins rapide que Leo. À aucun moment il ne laissa son prisonnier glisser de son épaule. Une chute aurait pu lui être fatale et ils avaient besoin de lui plus vif que mort.
Ils tombèrent à genoux dans un tapis de feuilles et de terre, hérissé de brindilles et de bois mort creusé d'insectes. La luminosité faiblit brutalement et ils durent attendre un certain temps avant de se mettre en route, laissant leurs yeux s'habituer à l'obscurité.
Ils avancèrent encore un peu. Ici une crevasse rocheuse s'enfonçait dans la terre ; le lit d'une ancienne rivière qui, autrefois, dévalait la campagne jusqu'à cette ultime glissade vers le vide. Elle était tarie depuis longtemps à présent. Les moucherons s'y promenaient par essaims ; il y en avait des milliers pour venir se coller à leur visage.
Après quelques minutes ils débouchèrent sur un sentier caillouteux, beaucoup plus praticable et baigné de lumière sanguine. Il les mena tranquillement jusqu'au moulin. A côté de l'édifice, un arbre s'était écroulé et son tronc tombé en travers de la terre formait une rampe appréciable entre le sentier et la crevasse.
Ils étaient essoufflés et courbaturés, l'air froid de la nuit se refermait sur eux telle une serre de prédateur et glaçait la transpiration de leur front. Leurs vêtements étaient lourds et collaient à leurs membres. Pour couronner le tout la vision triste et délabrée de la bâtisse donna une impression déchirante à Leo : celle de n'être arrivé nulle-part. Tout ce trajet, tout ce remue-ménage pour rien. Pour une ruine oublié de tous. Il n'était pourtant pas surpris, il avait toujours su ce qui l'attendait.
La porte en bois était déjà entrouverte, le spectre du niveau supérieur de la bâtisse se détachait à peine de sous les arbres. Par là, on arrivait au grenier : Leo balaya ses états d'âme et tint la porte grande ouverte pour laisser entrer Achille. Au même moment un souffle de vent s'engouffra à l'intérieur et arqua le bois, faisant gronder et rugir tout l'intérieur poussiéreux comme si le moulin lui-même se montrait réticent à leur intrusion. Tout se calma en quelques secondes. Leo repoussa le battant sans plus de difficulté et s'avança de quelques pas.
— Rien n'a changé, s'exclama-t-il d'un ton faussement enjoué.
Le vieux parquet arborait deux ou trois trous sombres et béants ouverts sur les entrailles du moulin. À droite, une lucarne donnait sur une branche d'arbre à l'allure revêche et piquetée de quelques feuilles. Leur verdure altérait le peu de lumière qui parvenait péniblement jusqu'ici. Aux quatre coins de la petite pièce on trouvait des tas de paille brunie qui sentaient l'acidité et l'amertume. Le toit était bas et des araignées mortes ou disparues depuis bien longtemps avaient tissé leurs réseaux de toile opaque entre les poutres de la charpente, laissant leur labeur inachevé, imbibé de poussière, lacéré et pendant mollement dans le vide comme des lames. Achille posa son fardeau dans un lit de paille dure.
— Vivement qu'il se réveille, lui, grogna-t-il. Plus lourd qu'il n'en a l'air. Dis, Leo...
— Attends-moi là, éluda celui-ci avant de le bousculer sans ménagement.
Il traversa rapidement la pièce jusqu'à une seconde porte et disparut dans les profondeurs. L'escalier était étroit et très pentu. Il fit attention de ne pas glisser sur les marches, maintenant tachées de moisissure et d'humidité irrémédiable. Il se demandait d'où celles-ci provenaient d'ailleurs. Il avait peut-être plu ces derniers temps. Dans l'ombre de la maison des bruits, des craquements de bois et de petits roulis résonnaient d'une paroi à l'autre, puis suivaient le chemin inverse. Le silence des alentours ne faisait que les renforcer. Quelques failles dans les murs laissaient transparaître un ou deux fils de crépuscule. Il sauta à l'étage inférieur et descendit encore une volée. Ici le sol était de pierre et sa teinte rouge somnolait sous couvert de l'obscurité. Loin d'être paisible cependant, elle semblait crépiter.
Leo resta un moment debout et immobile, à l'écoute des douleurs diffuses qui s'agitaient dans son corps. Bientôt, une violente crampe d'estomac le força à se recroqueviller, une main recourbée contre son ventre. Il bloqua le cri qui montait dans sa gorge et serra les mâchoires ; puis il se traîna difficilement jusqu'à un angle et s'y terra, les genoux remontés contre sa poitrine.
Il soupira et laissa sa tête basculer sur le mur. Il avait froid, il allait attendre un peu. Il avait besoin d'être seul.
0 ~ * ~ 0
Luca était resté inconscient toute une journée.
Mais lorsqu'il se réveilla, il eut l'impression de s'être endormi l'espace de quelques instants seulement : la nuit était aussi noire que lorsqu'il était tombé évanoui.
Tout était semblable, et pourtant tout avait changé. Il avait gardé le visage face contre terre, le nez et la bouche enfouis dans un matelas de pics durs qui lui avaient éraflé les joues. Il tendit une paume pour frôler cette matière étrange. Il voulut se lever et constata que de petits bouts de ces choses pointues s'étaient immiscés dans ses cheveux et ses vêtements. À genoux, il se secoua et un puissant vertige le prit, l'obligeant à se rallonger. Il avait une furieuse envie de vomir. Mais rien ne vint ; son estomac était trop vide. Il se souvenait avoir mangé…
Oui, il avait mangé quelque chose. Mais quand était-ce, au juste ? Il avait l'impression que cela faisait une éternité. Il avait perdu le fil des jours et cela le chagrinait à un point qu'il n'aurait pas cru possible ; il avait l'impression d'avoir laissé tomber son seul repère, de s'être définitivement égaré sans espoir de retour.
Son tournis avait fini par s'évaporer alors il s'assit en tailleur, attentif aux sursauts de son estomac. Il crut qu'une personne l'observait, cachée dans un angle. Une nuée de sueur froide fondit depuis le sommet de son crâne jusqu'au creux de sa poitrine. Puis, comme il se reculait contre le mur le plus proche, ce qu'il avait pris pour les contours d'un visage se déforma graduellement et il comprit que ce n'était qu'un jeu d'ombre ; il n'y avait jamais eu personne.
— Misère, se souffla-t-il à lui-même.
Il se tranquillisa et inspecta les lieux. La pièce était basse de plafond et sentait le renfermé, tant et si bien qu'il aurait pu se croire de retour dans sa mansarde de Murano. Mais il savait bien que ce n'était pas le cas, les étranges végétaux accrochés partout à ses vêtements le lui hurlaient sans cesse. Il y avait une minuscule fenêtre devant lui. Il voulut se lever pour avancer près d'elle mais une force invisible partant de son poignet se tendit soudain ; il effectua un bond ridicule et fut emporté en arrière dans un tourbillon de cliquetis et de métal entrechoqué. Son corps heurta le mur et il s'affala, soulevant un nuage de saleté et de poussière qui lui irrita la gorge. Il toussa, chercha d'abord à tâtons et retourna fébrilement la paille à la recherche d'un contact différent. Qu'est-ce qui avait bien pu le couper dans son élan ainsi ? Il n'était tout de même pas... on n'avait pas pu... un ovale plus froid se dessina bientôt sous la pulpe de ses doigts. Un maillon ? Ses pupilles se dilatèrent pour s'ajuster à l'obscurité. Il le souleva à hauteur de ses yeux et toute une chaîne s'extirpa de la paille jusqu'à rejoindre le mur où un anneau métallique était solidement ancré. Il était bien enchaîné. Choqué, il lâcha l'ouvrage de fer qui s'enroula sur ses genoux et se frotta le poignet en pestant.
Qu'avait-il pu bien faire pour se retrouver dans une telle situation ? Son esprit était vide de tout souvenir. Vide... engourdi. Il se força à se concentrer, focalisa toute son attention sur le processus même de la pensée. Mais plus il tentait de solliciter sa cervelle plus celle-ci semblait se rétracter et se replier piteusement, dans un coin où personne ne pouvait plus venir la déloger. Il poussa un soupir et laissa son regard errer jusqu'à la lucarne. Il aperçut la nuit mais rien d'autre : une branche obstruait le paysage.
Le vent transperçait les murs en bois et se refermait sur lui. Il serra les bras contre sa poitrine en grelottant, et ce fut à cet instant qu'il se souvint d'une chose capitale. Ou plutôt de deux choses. Leo et Achille.
Leurs traits flottèrent un moment derrière ses paupières et marquèrent le début d'une avalanche de souvenirs, brumeux et décousus, qui valsèrent à tour de rôle et s'écrasèrent paresseusement dans son crâne. Chacun lui apportait son petit soupçon d'incompréhension, de colère, d'impuissance. Il revit les masques inexpressifs, la cicatrice en forme de nuage sur une joue de Leo ; ses grands yeux qui brillaient d'un éclat effrayé avant de s'éteindre subitement et de reprendre leur habituelle nonchalance. Un écho d'odeur saline dansa au creux de ses narines et il se retrouva assis au fond d'une barque imbibée, serré entre les mains d'Achille. Il aperçut ensuite le visage timoré de Rachel et entendit un écho de sa voix ; elle lui répétait qu'elle ne savait rien et ne voulait rien savoir.
C'en était trop d'un coup. Luca déglutit, le menton appuyé contre sa poitrine. Il pressentait qu'il ne servirait à rien de vouloir démêler tous ces souvenirs. Mieux valait les laisser se nouer, se contredire, se perdre à nouveau dans les limbes de son cerveau ensommeillé. Ce n'était pas le bon moment pour faire sens d'une telle absurdité.
Un ululement grotesque fendit le silence. Luca releva la tête. L'absence d'Achille et Leo lui apparaissait à présent sous un jour nouveau : certes, ils n'étaient pas directement visibles, mais cela ne signifiait pas pour autant qu'ils étaient absents. Ils pouvaient se trouver ailleurs dans la bâtisse. À l'observer, peut-être, à statuer sur son sort.
Ils pouvaient également... ils l'avaient peut-être abandonné ici, ou bien comptaient revenir. Dans ce cas où pouvaient-ils bien être ? Le sommeil qui l'avait pris aussi soudainement lui paraissait de plus en plus étrange. L'avaient-ils drogué pour mieux faire ce que bon leur semblerait de lui ? La seule possibilité lui glaçait le sang.
Il eut bientôt mal au ventre et se replia en position quasi-fœtale, la tête entre les genoux, ses bras entrecroisés contre le front comme s'il espérait ainsi se fondre dans le moins d'espace possible, se créer un globe d'immunité. Il attendit, les joues et les lèvres brûlantes, la gorge en feu sous l'emprise d'une soif tout à coup dévorante. Le contrecoup. Plus il y pensait, plus cette certitude se faisait pesante et inébranlable : il avait bel et bien été drogué. L'odeur mortifère qui se dégageait du bois pourri tout autour de lui n'arrangeait pas sa confusion, ni sa colère, et grignotait son odorat avec une voracité insupportable. Il éternua deux fois, empli d'une tristesse remuante qui lui piqua les yeux. De petites larmes affleurèrent à la limite de ses paupières mais il les ravala immédiatement, le poing serré.
Il n'entendait rien mis à part ce vent et les ululements qui revenaient sporadiquement. Il s'en inquiétait. Il tenta d'imaginer l'apparence des animaux à qui appartenait ces cris volatiles, ou bien qu'ils sortaient de gosiers humains, peut-être. Des êtres humains d'une sorte et d'une contrée inconnues. Il ne savait plus quoi faire. Il ne savait pas où il était, ce qu'on prévoyait de faire de lui. Le monde aurait aussi bien pu se désagréger dans sa totalité, tomber en morceaux ou se distordre en une réalité cauchemardesque – une myriade de réalités parallèles.
Tout à coup des pas mêlés de murmures retentirent au dehors. Luca eut un sursaut et se roula aussitôt en boule. Quelqu'un s'approcha de la porte et l'ouvrit, libérant la lueur nocturne en un flot brutal qui vint se déverser sur le plancher, jusqu'à sa tête. Il avait gardé les yeux entrouverts. La luminosité pourtant faible le brûla mais il garda les paupières résolument écartées, même s'il ne voyait pas grand-chose à travers le fin ballet de ses cils.
Deux ombres s'étalèrent progressivement sur le plancher. Les hommes s'avancèrent, refermèrent la porte et engloutirent la vision de leurs silhouettes dépareillées plantées côte à côte.
Luca ferma les yeux et feignit un sommeil profond.
Mais avec cette réécriture, c'est différent n'est-ce pas ? Tu nous présentes les points de vue des autres personnages, qui prennent la relève quand Luca n'est plus en mesure de raconter ce qu'il se passe. Et ça, en tant que lectrice, je peux te dire que c'est infiniment plus confortable. On a accès a beaucoup plus d'éléments et ça, c'est un véritable cadeau : ça augmente d'autant plus notre compréhension de l'histoire et donc, de ton univers ! Attention, ça n'enlève absolument rien au mystère de ton texte puisqu'on est loin de découvrir des véritables scoops mais, en revanche, on pénètre avec beaucoup plus de facilité dans ton univers et ça, franchement, j'adore !!
Je m'arrête surtout là-dessus et je m'en excuse mais c'est la principale pensée qui m'a guidée durant ma lecture. Enfin, du coup, j'ai grandement apprécié ce chapitre : je me suis sentie très privilégiée de pouvoir suivre le parcours de Leo et d'Achille durant l'inconscience de Luca, ça m'a beaucoup plu !
Je m'en rends mieux compte aujourd'hui et j'en suis désormais sûre : ce travail de réécriture a toute sa raison d'être et il en vaut vraiment, vraiment la peine ! Je te dis donc un énorme bravo pour tout ce que tu as déjà fait et aussi un grand merci : c'est vraiment génial de pouvoir redécouvrir tout ça sous ce nouvel angle ! ;)
Tes souvenirs sont bons. Auparavant tout gravitait autour de Luca et presque uniquement Luca, il y avait toujours cette impression d'étouffement assez insupportable à la longue. Ce n'était absolument pas la bonne technique pour construire un véritable univers justement (d'autant plus que Luca est très certainement celui qu'on laisse le plus dans l'ignorance ...). Plusieurs points de vue, plusieurs angles d'attaque, c'est une graaande partie du travail de réécriture. Je ne suis pas sûre d'avoir manié ça avec brio et dextérité mais pour ce que tu en dis, wouh ... merci *.*
En parlant du mystère, il va rester au nombre des personnages (hem si je puis dire), mais j'espère qu'il ne prend pas trop de place. Moins que dans la version précédente ... ^^'
Contente que tu l'aies appréciée, cette petite randonnée de Leo et Achille. Et que dire ... c'est vraiment à moi de te remercier. Merci, de me redonner un peu confiance (c'est enfantin de ma part, bigre --' ), et surtout d'avoir pris le temps de lire et de me donner tes impressions. *câlin*
C'est la grande aventure, didon ! C'est carrément un nouvel itinéraire qu'ils empruntent, là. Je ne me souvenais pas de ça dans la version précédente. Un vieux moulin perdu dans une vallée encaissée et une ancienne rivière qui ne coule plus. J'avoue que l'endroit est à la fois inquiétant et fascinant. Alors c'est ici qu'ils ont rendez-vous ?
Il y a des festivités à Venise. Est-ce le défilé masqué si réputé ou autre chose ? Enfin, mes références sur le sujet étant très succeintes, c'est pas sûr que ça serve à quelque chose, ce que je raconte. Un inconnu faisant partie du stratagème les appelle les Lions. Ça aussi c'est nouveau ! Je ne suis pas sûre de comprendre. Luca est un Lion, mais Léo et Achille, aussi ? Je crois qu'il y a un truc qui m'a échappé. Et un truc important, en plus. Je suis inquiète, là. Je m'en veux.
Par contre, si je me souviens bien, dans la version précédente, c'était dans une chariote que Lucas avait retrouvé sa sauvageonne de soeur, non ? Là, pas de frangine, pas de nouveau personnage sorti des bas-fonds. Enfin pas encore. Ils poursuivent leur chemin cahotique pour ralier un mystérieux point de rendez-vous, sans croiser grand monde, finalement. Ce qui ajoute de l'intrigue à la situation.
Tout ça est très bien fait, mine de rien. Ne fait pas trop cas de mes égarements, je crois que mon attention n'est pas bien fiable. J'aime toujours autant tes descriptions. Et puis le peu de dialogue colle parfaitement aux personnages, peu prolixes et taciturnes qu'ils sont. C'est très bien.
Allez, à la prochaine, j'espère dans pas longtemps.
Biz Vef'
Oui, nouvel itinéraire. Je suis tombée sur ce moulin en personne au cours d'une promenade (vachement plus périlleuse qu'il n'y paraissait de prime abord O.o ) et coup de foudre. C'est ici qu'ils ont rendez-vous avec une certaine personne oui, mais ce n'est pas encore la fin du voyage.
Ah non, c'est point le défilé masqué ^^ c'est un défilé complètement fictif censé précéder les mises à mort (oui, joyeux)
Hmm, pour tes interrogations, j'aurais un peu peur de tout griller pour d'autres lecteurs en expliquant ici mais si tu veux je peux t'envoyer un petit mp ou le mettre en spoiler sur mon JdB. En espérant que ça éclaircira tout ça, au sujet des Lions et autre :)
bah je suis désolée, je sais que j'ai cette tendance au compliqué. Si le style te plaît toujours, vraiment j'en suis contente. C'était une des raisons pour lesquelles j'ai tout repris aussi :)
Merci beaucoup pour ta lecture, vef!
Mais on sens qu'il se passe quelque chose autour de Luca.
En tout cas je suis impatiente d'en lire plus.
à bientôt.