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I . VII
Les branches les plus basses leur entamaient la peau des joues. Les blessures superficielles, ajoutées à leur course, leur donnaient l'impression d'un vent piquant alors que l'air était tout à fait immobile.
Ils n'entendaient rien de suspect derrière eux. Leur appréhension retomba toute entière et ils s'arrêtèrent pour reprendre leur respiration. La brume était épaisse comme une purée de pois et semblait vouloir les étrangler.
Ils avaient eu l'impression d'être épiés, suivis, par quelqu'un ou du moins quelque-chose ; mais cette sensation s'était plus ou moins estompée. En tout cas, ils ne pouvaient se fier à leurs yeux et ils le savaient ; les ombres qu'ils voyaient passer de temps en temps dans cette marée fumeuse ne ressemblaient à rien. Oiseau, animal, homme ou femme, ou bien même spectres sans substance ni réalité. Le silence retomba en même temps que leur respiration et ils furent bientôt certains qu'aucune présence humaine ne se trouvait dans la forêt. Les villageois ne s'étaient pas réveillés, ne les avaient pas suivis. Demain ils se mettraient certainement à élaborer des pièges et autres subterfuges pour dissuader les intrus de revenir fouiner chez eux, les plus hardis organiseraient même peut-être des battues pour tenter d'en capturer un, et faire justice eux-mêmes ; mais avant cela, Leo et Achille savaient qu'ils disposaient d'un peu de temps.
Encore un peu. Leo tenait dans ses mains une pile de galettes plates et friables qui se répandaient déjà en miettes sur ses habits. Achille finissait de mastiquer une viande crue qu'il arrachait consciencieusement d'un petit os de lièvre. Lorsqu'il fallait l'avaler, il ne pouvait réprimer une grimace de mécontentement. Il n'appréciait pas vraiment la viande crue mais n'avait de toute façon pas le loisir de la faire cuire ; allumer un feu équivaudrait à lancer un appel à travers la forêt pour attirer l'attention sur eux.
Leo recouvrait une contenance régulière. Ses joues s'étaient empourprées sous l'effort et ses cheveux lui masquaient presque complètement la vue.
— Dis donc, ce que tu manges salement, fit alors remarquer Achille.
Leo poussa un cri de surprise, porta un doigt à ses lèvres puis se baissa pour arracher quelques touffes d'herbes sèches au sol. Il se frotta la bouche et remarqua que ses mains étaient encore humides et tachées elles aussi. Il les plongea profondément au sol pour les frotter plusieurs fois dans la terre.
— C'est bon ?
— Maintenant elles sont pleines de terre, s'esclaffa Achille, mais c'est bon.
Ils remontèrent la crevasse rocheuse sans plus parler, concentrés sur leur trajet. La nuit avait chassé la plupart des moustiques et étouffait les bruits naturels de la forêt, presque inaudibles dans la profondeur. Leo sentait son cœur battre lentement dans sa poitrine et chaque coup supplémentaire se propageait dans tout son corps, rythmait ses mouvements, imprimait une cadence régulière à ses muscles. Il y veillait, à ce rythme ; il l'écoutait d'une oreille attentive, attendait fébrilement chaque nouvelle contraction de son cœur. L'idée que celui-ci puisse faiblir, ralentir, s'arrêter dansait impunément dans son esprit, comme les restes d'une vieille blessure jamais vraiment guérie. Il n'avait pas encore trouvé le moyen de la faire taire. Alors il l'assourdissait au maximum et préférait se concentrer uniquement sur le bruit rassurant du sang propulsé dans ses membres, tant qu'il était bien là.
Les deux compagnons arrivèrent devant le moulin.
— Attends avant d'entrer, murmura Leo en s'approchant de la porte.
Il tendit un bras pour inciter Achille à rester en retrait puis colla son oreille au bois. Il n'entendit que sa propre respiration. Il esquissa un petit sourire, vérifia une dernière fois qu'il n'avait plus rien sur les mains ou sur le menton et ouvrit la porte. Achille le suivit et referma derrière lui. L'obscurité se replia sur eux ; Leo dut attendre un peu avant de retrouver ses repères. Il se dirigea vers le tas de paille où se trouvait toujours Luca roulé en boule, contre le mur, et s'accroupit précautionneusement à ses côtés. Il voulut poser une main sur son dos, ressentir la chaleur rassurante de son corps, palper sa gorge pour s'assurer qu'il était toujours bien en vie mais se retint au dernier moment. Mieux valait ne pas le toucher. Le garçon chercha des yeux un dernier détail dans le lit de paille : un éclat métallique. Il ne mit pas longtemps à le déceler, la chaîne tenait toujours. Satisfait, il se redressa et jaugea encore un moment son prisonnier.
— Eh bien, dit-il tout bas. J'ai dû mettre une dose plus importante que prévu.
Il échangea un sourire avec Achille et hocha la tête pour lui-même. Il espérait que Luca serait en bonne forme à son réveil, le directeur leur avait ordonné de bien le soigner jusqu'à la transaction.
Il disposa la nourriture près du jeune prisonnier endormi et alla s'asseoir en tailleur à l'extrémité de la pièce, près d'Achille qui avait posé ses mains contre ses genoux et fermé les yeux. Leo l'observa, amusé, alors qu'il inspirait profondément et se massait les tempes. C'était un rituel qu'Achille avait gardé de sa jeunesse ; il disait que cela l'apaisait et l'aidait à garder la force nécessaire pour affronter le lendemain.
Parfois, Achille se faisait terriblement grave dans ses paroles. Leo en ressentait toujours une tristesse et une fascination particulières, mais ne relevait jamais. Il préférait laisser le sujet s'évanouir de lui-même.
Il croisa ses bras contre sa poitrine et enfouit son menton dans le nœud de sa cape. Il n'était pas dans un bon jour et se sentait, à l'intérieur, comme une branche morte. Il s'étira avec une grimace perplexe et poussa un bâillement digne d'un rugissement muet.
— Et maintenant, on doit faire quoi ? demanda Achille d'une voix enrouée
Il avait subitement ouvert deux yeux brillants dans la nuit.
— On en a déjà parlé.
Leo se frottant le poignet droit sans y penser. La blessure circulaire imprimée par la paire de fers qui l'avaient maintenu prisonnier plus d'un an sur Murano lui irritait la peau. Lorsqu'il en dessina le contour du bout des doigts, il constata que ses mains étaient glacées. Son estomac lui faisait un peu mal et drainait des vagues entières d'énergie à travers tout son corps, laissant ses doigts, ses jambes et sa tête envahis d'une froideur dérangeante.
— Notre guide devrait arriver demain, murmura-t-il. Si j'en crois ce que le directeur m'a dit.
Achille grogna en signe d'assentiment machinal. Il semblait fourmiller d'impatience, une impatience possiblement déjà engagée dans les chemins tortueux de leur futur voyage.
— C'est quoi l'endroit ? dit-il soudain, comme butant devant un tronc d'arbre effondré sur sa route.
— Milan.
— Connais pas.
Non, évidemment que non. Et c'est pourquoi on leur avait déniché un guide, milanais, pour ne rien gâcher. Ils ne savaient pas encore s'ils devaient s'inquiéter de ce qui les attendait. Serait-ce court, agréable, une petite promenade de santé pour les deux vagabonds assidus qu'ils étaient, ou au contraire harassant et même dangereux ? Mais quelle que soit véritablement la difficulté, ils ne rechigneraient pas. Ne serait-ce que pour la généreuse somme d'argent qu'ils avaient reçue, versée par le directeur en personne et maintenant bien en sécurité dans la sacoche en cuir qu'Achille emmenait partout avec lui.
— On doit en faire quoi, de lui ? dit ce dernier.
Il n'eut pas besoin de montrer Luca du doigt ou de clairement le nommer. Le ton même suffisait à le désigner, dans son indifférence.
— Je te l'ai dit. Le livrer au prince.
— Au… prince ?
— Ou… ou au duc. Enfin quelque-chose comme ça, ne m'embête pas.
Leo se frotta le visage avec humeur et se détourna. Il n'aimait pas se retrouver confronté à son ignorance du monde qui les entourait. C'était un monde dont il ne faisait plus partie. Il n'aimait pas se sentir impuissant face aux nœuds d'intrigues politiques et autres absurdités qui se dessinaient devant eux. Roi, prince, duc, aucun de ces mots ne renvoyait à une réalité concrète pour lui.
— À Milan ? demanda encore Achille après un temps de silence
— C'est ça ! râla Leo.
— C'est ça, répéta une voix étouffée.
Il leva la tête, prêt à bondir. Luca s'était assis et les fixait sans ciller. Son visage avait pris une teinte cramoisie qui luisait dans l'obscurité et il gardait une main levée, comme pour mieux leur présenter le fer qui enserrait son poignet et les accuser de leur traitement inhumain.
— C'est ça que vous voulez faire de moi ? Qu'est-ce que le directeur vous a promis en échange ? lâcha-t-il d'une traite. Je vous ai entendu parler.
— Parler ? Mais parler de quoi ? riposta Leo avec innocence.
Il les avait entendus parler. Depuis combien de temps ? Impossible à dire. Leo se leva et s'avança de quelques pas incertains vers lui, s'accroupit pour se retrouver à sa hauteur et le scruta attentivement.
Il ne se l'expliquait pas. Il ne pouvait pas. En le regardant il éprouva tout à coup la même crainte, la même angoisse si grinçante et familière. Il dut détourner les yeux un moment pour les fixer sur la teinte violacée de ses mains.
— Je parie que tu as faim, dit-il après un temps. Je t'avais dit qu'on ne mangerait peut-être pas avant plusieurs jours, tu vois, tu devrais t'estimer heureux. Regarde ce qu'on a rapporté.
Luca sembla réfléchir un moment ou essayer de mettre de l'ordre dans ses pensées. Puis il ramassa une des galettes et en cassa un morceau qu'il fit rouler dans sa paume, d'un air toujours indécis.
— Vas-y, n'hésite pas, insista Leo. J'ai déjà mangé.
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Venise
Danila Deontan observait un banc d'oiseaux prendre son envol. Ils frôlèrent la fenêtre, s'élevèrent et se teintèrent des reflets de la grande fontaine de la cour, puis finirent par disparaître dans le ciel jonché de petits nuages. Elle eut pour elle-même un petit sourire satisfait, quoique légèrement nuancé d'impatience.
Le couloir dans lequel elle se trouvait était spacieux, lumineux, luxueux. Ces trois mots lui venaient systématiquement à l'esprit à chacun de ses passages au palais. Le plafond était haut, une voûte étroite qui rappelait habilement certains ponts de Venise défiant les eaux et enjambant le Grand Canal. Une multitude de lustres argentés bruissait un petit air ténu et indéchiffrable, mais qu'elle jugeait reposant. Derrière elle, un des gardes stupides qui lui servait de convoi fit soudain tomber son casque. L'objet heurta le sol dans un bruit de métal cabossé, brisant instantanément l'incantation de cristal. Danila poussa un profond soupir et retourna s'asseoir.
Les rangées de miroirs aux murs lui renvoyaient son reflet démultiplié. Malgré les apparences, elle n'était pas du genre à se plonger dans la contemplation oisive de son propre visage et préférait observer minutieusement les cadres aux moulures dorées, s'émerveillant comme à chaque fois d'une telle richesse ; et s'agaçant toujours plus d'une telle lenteur.
Danila était la dernière née d'une des familles les plus riches et influentes de Murano. Les Deontan. Les gens n'avaient presque que ce nom là à la bouche, sur Murano du moins. Ici, à Venise, c'était bien différent, évidemment. Cela avoisinait pour elle un véritable saut dans le vide. Elle passait de tout à rien en l'espace de quelques pas, ces pas qui la faisaient sortir de Murano et qui l'amenaient ici, au palais des Dix. Quae, l'un des seigneurs, l'y faisait régulièrement conduire, quand lui-même le souhaitait ou lorsque Danila le demandait et qu'elle arrivait à se montrer suffisamment convaincante. Il était bien rare qu'il refuse car elle représentait l'un de ses seuls contacts avec Murano. Certes, il devait y avoir sa garde à qui il arrivait d'effectuer une ou deux patrouilles, mais Danila était indispensable et précieuse : elle était née, vivait, mourrait certainement à Murano.
Elle secoua la tête et rectifia : elle y était née et y vivait, mais espérait bien ne pas y finir ses jours. Tout dépendait des Dix et du doge. Ils avaient sans aucun doute le pouvoir de les libérer, elle et le restant de sa famille. Cela ne leur demanderait que de lever le petit doigt. C'est pourquoi elle se montrait sous son plus beau jour, aujourd'hui comme les fois précédentes. Elle avait tiré ses cheveux blonds et fins vers l'arrière. Elle portait sa robe blanche très serrée en dentelles autour du cou et à l'extrémité des manches, mais simple d'apparence, et ses boucles d'oreille d'un vert de jade.
Soudain à sa droite, une petite porte presque invisible dans la boiserie du mur s'ouvrit sur un homme. Elle crut d'abord à un serviteur mais vit avec surprise qu'il s'agissait d'un seigneur. Elle le scruta longuement sans desserrer les lèvres. Lui paraissait gêné et fâché, aussi, de l'attention impolie et sans retenue qu'elle lui portait. Elle le reconnut bientôt comme étant Sanfari ; il se frottait les mains, les sourcils froncés.
Elle le regarda s'éloigner. Que pouvait-il bien fabriquer dans le couloir de service, celui-là ? Un temps elle se tritura les méninges à ce sujet, mais finalement la curiosité qu'il avait provoquée retomba en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire. Elle se retrouva de nouveau livrée à son ennui, attendant désespérément que Quae l'appelle et l'invite à avoir une discussion privée avec lui. À chaque fois qu'elle venait elle était soumise à une attente interminable, presque corrosive. Elle commençait à se demander si ce n'était pas une sorte de stratagème, une vengeance, un moyen de lui faire comprendre que le pouvoir du Conseil excéderait toujours le sien. Une façon de la mettre à l'épreuve. Et cela se tenait. Quae avait bien tort de ne pas rompre ses habitudes, cependant. Ce qu'elle avait à lui communiquer cette fois-ci l’intéresserait beaucoup, elle n'en doutait pas une seconde. Et cela serait profitable à toute la famille Deontan, pour ne rien gâcher. Elle était sur le point de dénoncer leurs ennemis jurés, leurs concurrents de toujours sur Murano. Les Galladun. Le fils, plus particulièrement. Le plus teigneux.
Elle avait croisé Sanfari depuis une demi-heure peut-être, lorsqu'elle entendit enfin :
— Deontan !
— Allez-debout, aboya le garde qui se tenait juste à côté d'elle contre le mur.
Il lui empoigna le coude et la tira à lui. Elle se libéra avec humeur.
— Ça va, pauvre crétin, je vais y arriver toute seule.
L'homme la lâcha vivement, comme si elle était venimeuse. Elle se leva avec une grâce très exagérée et prit tout son temps pour se diriger vers la porte. Le serviteur qui l'avait entrouverte s'effaça devant elle, et la referma lorsqu'elle fut entrée et qu'il eut lui-même regagné le couloir, silencieux comme une ombre. Danila s'autorisa un nouveau soupir. C'était un véritable soulagement de ne plus avoir la tête de ces abrutis de gardes sous le nez.
— Votre tempérament est toujours aussi fougueux à ce que j'entends, retentit une voix caverneuse.
— Oh, vous me connaissez, monseigneur, minauda-t-elle.
Quae grogna pour toute réponse. Il était assis devant son bureau qui n'était en fait qu'une table. Ce détail avait son importance. Danila avait appris à déchiffrer les habitudes de l'homme au fil des visites et elle savait qu'il nourrissait, envers et contre tout, un goût certain pour la sobriété.
— Vous aviez quelque chose à me dire, je crois ?
— De toute urgence, monseigneur. Et je ne me serais pas permis de vous déranger si la République n'était pas menacée.
Invoquer la République et sous-entendre qu'elle était en danger, non pas en grand danger mais suffisamment pour que l'on s'en inquiète immédiatement, produisait toujours l'effet escompté.
Quae était un homme qui ne laissait rien paraître. Jamais. Ses joues étaient une planche de bois sur laquelle on aurait volontiers piqueté quelques échardes, tant le personnage donnait une impression froide et renfermée. Ses traits, également, étaient d'une banalité étonnante. Les deux seules choses que l'on remarquait vraiment chez lui et qui trahissaient un tant soit peu sa vie intérieure étaient ses gros yeux noirs. Des toiles de sang se déployaient autour des iris, sur le blanc, lui donnant un air lugubre en tout temps.
Il était difficile de croire qu'un être d'une telle transparence puisse occuper une fonction flamboyante comme la sienne. Ce fut sur cette pensée, silencieusement formulée pour la énième fois, que Danila vit l'éclat vaguement éveillé dans ses prunelles de charbon : signe ultime qu'elle avait piqué sa curiosité et son inquiétude.
— Il s'agit de Galladun, monseigneur.
— Galladun… Vito Galladun ? Le directeur de l'atelier des souffleurs ?
— Lui-même.
— Et qu'a-t-il fait ?
Danila inspira longuement. C'était le moment de se montrer habile. Quae savait que les Deontan et les Galladun se livraient une guerre incessante et elle se devait d'être crédible dans ses accusations, sinon tout passerait pour une affaire de règlements de comptes personnels. Mais elle ne se faisait pas trop de souci : elle avait les preuves qu'il fallait.
Elle décida de lui montrer, plus que de lui dire, suivant son instinct. Elle avait gardé roulé dans sa main un parchemin jauni, maintenu par un ruban bordeaux noué avec une élégance qui laissait voir qu'elle l'avait détaché pour lire et remis elle-même. La jeune femme déposa le tout sur le bureau. Quae l'attrapa d'une main et le déroula. Le parchemin dégagea subitement une odeur d'humidité et de froid. Il était maculé de brun, de terre et de pluie desséchée par endroits. Le seigneur marqua un temps d'arrêt. Ses globes oculaires bondissaient de gauche à droite dans leur orbite. Finalement il déglutit et reposa le parchemin étalé devant lui, l'air toujours impassible mais le regard fuyant.
— C'est écrit avec du sang ? demanda-t-il alors.
— Je… je ne sais pas… montrez…
Danila se pencha avec intérêt. Au moment de lire elle n'avait pas prêté attention à cette couleur brune qu'avait l'écriture.
— Mon Dieu, je ne m'en étais pas rendu compte, rit-elle en portant une main délicate à sa bouche.
Elle se sentait très gênée. Et si ce petit détail fichait tout en l'air ?
— Que signifie tout ceci, Deontan ?
Elle s'éclaircit la gorge.
— Vous avez lu ?
— Parfaitement. Et je crois comprendre qui a rédigé ce torchon, ou du moins de quel groupe le ou les auteurs sont issus. Vous avez fait sortir un de vos espions de Murano. Sans permission.
— Mais je…
— Ou bien étaient-ce plusieurs ?
Il y avait toujours un moment où l'impassibilité de Quae devenait presque insurmontable. Aujourd'hui, ce moment était arrivé. Danila ne se laissa néanmoins pas impressionner ; que le Conseil n'approuve pas ses initiatives, elle s'y était attendue. Mais bien qu'elle sache pertinemment comment Quae s'y prenait pour déstabiliser ses interlocuteurs, avec cette facilité déconcertante qui était la sienne, elle ne parvenait jamais totalement à s'y faire.
— Deux seulement, monseigneur, dit-elle enfin.
Elle baissa les yeux au sol en signe de contrition. C'était exact. Deux jours plus tôt, en pleine nuit, elle avait réussi à faire sortir deux de ses pairs – c'était par ce terme qu'elle aimait à désigner son réseau d'espions dans le ghetto. Et ça n'avait pas été si compliqué. Elle s'était préparée depuis bien longtemps à cette éventualité : enfreindre l'une des lois les plus strictes qui était de ne jamais sortir ou entrer à Murano sans aval des autorités vénitiennes. Lorsqu'on était à la tête d'une fortune comme celle des Deontan, c'était un jeu d'enfant de soudoyer, un peu ici, un peu là. D'ordinaire elle ne le faisait pas pour rester dans les bonnes grâces du Conseil mais cette fois-ci, non… elle n'avait pas pu s'en empêcher.
— Je ne tiens pas à savoir exactement comment vous vous y êtes prise, reprit Quae après s'être raclé la gorge. En revanche, le pourquoi m'intéresse. Ce message, je suis bien désolé de vous l'apprendre, n'était pas clair du tout.
— Dernièrement, j'ai eu quelques soupçons sur les agissements de Vito Galladun. J'avais chargé deux de mes pairs de surveiller ses allées et venues...
— Je comprends que vous brûliez d'évincer votre concurrent le plus sérieux mais...
— Non, il ne s'agit pas de ça. Et puis, avouez-le, j'avais raison en le soupçonnant. Et plus que je ne le croyais.
Quae n'approuva pas, mais ne nia pas non plus. Il demeura silencieux. Sa main gauche errait à la surface du parchemin comme pour en aspirer l'essence et mieux comprendre son contenu.
— Il est fait mention de deux individus étrangers, dit-il lentement.
— Deux escrocs sans grand intérêt, à mon avis. Je l'avoue, je ne sais pas d'où ils sortent ; ils sont tout bonnement apparus, comme par magie, dans l'entourage de Galladun. Et je commençais à avoir des doutes sur ce dernier. Je le voyais régulièrement se rendre dans ses geôles privées. Soit dit en passant, je ne crois pas me souvenir que sa famille ait reçu l'autorisation du Conseil pour se permettre de posséder des geôles pri...
Quae baissa les yeux à ces mots et Danila sentit qu'une petite bribe de la flamme venait de s'éteindre. Elle suspendit immédiatement sa phrase et ajusta ses cheveux pour la énième fois, essoufflée, comme engagée dans une longue course sans jamais voir la fin approcher. Voilà qu'elle recommençait à attaquer ses ennemis sur un terrain plus personnel qu'autre-chose, et tout à fait inintéressant du point de vue des Dix. Ça n'était pas bon du tout.
— Excusez-moi... je n'ai pas le droit de...
— Poursuivez.
Quae n'avait évidemment pas laissé transparaître d'énervement ou de lassitude, pourtant Danila le connaissait maintenant suffisamment pour comprendre que son comportement et ses bafouillages malhabiles auraient bientôt raison de sa patience.
— Il... se reprit-elle. Galladun se rendait tous les jours dans ses geôles, pour y faire je ne sais quoi. Ses visites se sont brutalement interrompues il y a quelques jours à peine. En fait, juste au moment où les deux inconnus sont apparus. Étaient-ils ses prisonniers personnels ? Peut-être… et dans ce cas il les a libérés, pour une raison que j'ignore. Ensuite eux et lui se sont plusieurs fois donné rendez-vous dans l'église de Murano. Mes pairs les ont vu faire.
— Et que faisaient-ils ?
— Ils parlaient, tout simplement. Je ne sais pas de quoi. Il y a deux jours, les choses se sont accélérées. Vous avez sans doute entendu parler du massacre insoutenable dont Murano a été témoin…
Quae acquiesça, le menton posé dans le creux ouvert de sa main. Tout le monde était au courant du carnage qui avait occupé la place principale de l'île, sans le comprendre, et sans savoir qui étaient les meurtriers. D'ordinaire, Venise ne faisait pas montre d'un zèle exemplaire lorsqu'il était question de la criminalité de Murano. Mais cette fois-là, le phénomène avait pris bien trop d'ampleur et animait des discussions passionnées entre membres de la haute société.
— Je dois vous dire, reprit Danila après avoir laissé planer suffisamment de silence et de mystère, que les deux étrangers ont visiblement profité du grabuge pour brutaliser et enlever un jeune homme.
— Et ?
— Eh bien… pour commencer, il apparaît clairement qu'ils ont agi sous les ordres de Vito Galladun.
Le seigneur relut le mot avec attention. Dehors la pluie se mit à frapper les carreaux, d'abord doucement, puis avec un peu plus de vigueur. Le ciel gris était encore descendu d'un cran et semblait uniquement soutenu et préservé de s'écraser au sol par les plus hauts toits de Venise.
— Mais où sont-ils, à présent, ces deux inconnus et ce brave innocent ?
C'était la toute première fois que Danila percevait une nuance dans le ton de Quae. Elle en sursauta intérieurement, reconnaissant à grand peine une dose d'ironie incrédule, parmi ce fouillis de froideur et d'indifférence.
— Je l'ignore moi-même. Bien évidemment, voyant que l'otage était conduit hors de Murano, mes espions ont suivi. Discrètement. J'ai reçu ce message tout juste ce matin. Apparemment les ravisseurs se sont établis. Quelque-part en pleine forêt, il semblerait. J'attends plus d'informations dans les prochains jours.
— Excusez-moi si je me répète : l'affaire est certes fâcheuse et Galladun s'est visiblement octroyé quelques libertés de trop, mais je ne vois pas en quoi l'enlèvement de cet homme menace directement l'intérêt de la République. Vous comprenez, nous sommes en guerre. Les choses ne sont plus les mêmes. Nous avons déjà beaucoup à faire avec les Hongrois et...
— Suis-je bête ! s'exclama la jeune femme en se frappant le front et levant les yeux au ciel. Mais bien sûr. Je ne vous l'ai pas dit : l'otage est un souffleur de verre. En le faisant sortir Galladun a enfreint le Code, monseigneur.
Le seigneur Quae n'avait plus posé de question et n'avait plus hésité. Il aurait certainement pu croire à un mensonge éhonté, une mascarade montée de toute pièce, s'il n'avait déjà eu par le passé un certain nombre de preuves de la redoutable efficacité de Deontan ainsi que de son honnêteté à l'égard des Dix. Car tous ses renseignement concernant les agissements des uns et des autres sur Murano s'avéraient exacts, sans exception. C'était une aide précieuse à ces heures où l'activité et les initiatives de l'île devenaient dérangeantes pour les autorités.
Les Dix étaient habituellement d'une efficacité effrayante quoique pacifique ; la sécurité, autant que le secret, étaient leurs spécialités et leur devoir envers Venise. Ils faisaient respecter le bon ordre à l'intérieur de la Cité, dans le microcosme qu'elle constituait. Le monde extérieur avait beau se révéler traître et cupide, sur place les choses se maintenaient à peu près bien.
Cette fois-ci était un cas de force majeure. Rompant ses habitudes, le Conseil avait fait appel à son bras armé. Il s'agissait de mercenaires qu'ils avaient fini par rémunérer à temps plein, à qui ils faisaient appel le moins souvent possible. Mais aux grands maux les grands moyens.
Oui oui, je reviens parce que j'aime bien l'ambiance de ton histoire. Elle mêle l'opulence et le sordide avec une telle subtilité que c'est fascinant. Là, dans ce chapitre, c'est vraiment très présent. La description du palais, autant que la pauvre masure investie par Léo et Achille, je trouve ça génial. Tu arrives à te fondre aussi facilement dans l'univers du clinquant autant que dans les haillons. J'aime beaucoup.
J'ai honte. Que t'avais-je dit sur Ballarin pour que tu aies changé son nom ? C'était un nom historique, non ? un truc dans ce genre... Maintenant, c'est Deontan. Pourquoi pas. C'est bien. Quoi qu'il en soit, cette fois, les liens familiaux et les rivalités sont claires. Tu l'écris très bien. L'attente impatiente de Danila au palais permet de s'étendre sur les tenants et aboutissants entre Murano, Venise et leurs familles dominantes. J'ai beaucoup apprécié. J'aime aussi beaucoup la description de l'attitude de Quae que tu distilles au fil de la conversation avec Danila. L'homme a tout d'une autorité inébranlable jusqu'au fond des yeux où il est si difficile d'y déceler sa personnalité intime. Très bon, ça ! C'est un excellent personnage. Autant, il ne m'avait pas tellement marqué à ma première lecture, autant ici, il a un charisme extraordinaire.
Et puis à la fin du chapitre, l'information est lâchée et tout se ligue pour ça. Excellent ! C'est très réussi. Dès que je peux, je continue ma lecture. Bravo, tu as réussi à m'accrocher de nouveau.
Biz Vef'
Bon ho ça va pas hein, ton commentaire est adorable T-T ... c'est vrai, il y a une très forte contradiction entre les deux parties de ce chapitre. Pour le coup ce sont deux environnements totalement opposés oui, et je suis contente que tu aies apprécié ça! C'est vrai aussi qu'avec cette histoire, l'alternance entre le clinquant et le miséreux est toujours un peu présente.
Honte? O.O surtout pas, tu m'avais sauvée d'une possible apocalypse concernant ce nom de Ballarin. Tu m'avais gentiment indiqué qu'il s'agissait d'une véritable famille historique de Murano et que si je voulais employer leur nom, bah il faudrait faire un minimum de recherches à leur sujet. J'ai préféré ne pas trop m'engager là-dedans, et ça a changé comme tu vois. Avec ça, j'ai décidément perdu l'habitude de foncer tête baissée dans des domaines où je n'avais aucune connaissance xD après, c'est vrai que Deontan ne ressemble pas vraiment mais, en cherchant, ça a été dificile de trouver un nom qui me conviendrait pour ce personnage-là (quand ça bloque... -_-). Et oui l'attente interminable a été mise à profit pour éclaircir un peu ce fouillis de rivalités. Merci de m'avoir donné ton impression là-dessus <3 concernant Quae, il a beaucoup changé d'apparence, de caractère, de comportement. En fait ce n'est vraiment plus le même homme pour ainsi dire (et je comprends pourquoi l'ancien ne t'avait pas exactement laissé une forte impression xD). Je suis vraiment contente que ce "nouveau lui" te plaise.
Merci merci à toi d'être venue lire! Merci d'avoir pris le temps de me donner tes impressions, merci beaucoup =D
Juste un petit commentaire pour te dire que j'ai lu le chapitre. C'est à chaque fois un plaisir de retrouver tes personnages et ton style très agréable !
Léo et Achille semblent un peu en mauvaise posture face à Luca qui a surpris leur conversation... comment vont-ils s'en tirer ? Luca va-t-il continuer à se montrer aussi docile ?
C'est gentil d'être passée Slyth, et de continuer à lire! Quant à Luca j'ai bien l'intention de le faire se rebeller un peu. Ca manquait ^^
Merci beaucoup <3