II . VI
Le jour se levait.
Luca dormait à présent. Anis l'avait soudain senti glisser de cheval, flasque et sans énergie comme si le mal l'avait épuisé de l'intérieur.
Elle n'aurait su dire quelle distance ils avaient parcourue. Ils avaient traversé nombre de villages et avaient vu les maisons défiler sur leur passage comme de grands blocs indistincts, happés par la civilisation qu'ils fuyaient à grand galop pour s'enfoncer dans une nature luxuriante, profonde et sans concessions.
Anis aurait apprécié chaque instant, goûté chaque seconde de cette folle envolée si les mains crispées de son nouveau compagnon de voyage ne l'avaient pas tant dérangée. Mais il fallait bien s'en accommoder. Le plus inconfortable, peut-être, était de toujours ressentir cette peur... elle l'avait véritablement cru contaminé. La pensée avait tranché dans sa chair et l'avait atteinte, perforée jusqu'à l'os. L'abandonner ? Sauver sa propre vie ?
La guide s'était forcée à faire le vide dans ses pensée, s'était enveloppée à l'intérieur d'une couverture énorme et suffocante, peuplée de néant. C'était une démarche contre-nature qu'elle aurait voulu combattre et rejeter d'instinct, qui remuait encore ses entrailles avec force. Car au fond, ce n'était plus de ses pensées ni de la réalité présente ou de la soi-disant contagion qu'elle s'était protégée. C'était tout son passé qui lui avait sauté à la gorge et qu'elle avait désespérément fui, une enfance et une adolescence emplies de légendes en demi-teinte, des années entières noyées dans une lumière de superstition qui rongeait les nerfs autant que l'esprit. Anis n'y avait jamais cru. Jamais.
Elle avait tout de suite refusé de croire que le monde lâche, visqueux, simpliste dans lequel le duc Visconti se complaisait et s'enchaînait volontairement soit soudainement devenu réalité. Ce n'étaient que de sombres histoires.
Seulement ses certitudes avaient ployé au contact du souffleur de verre. Anis avait tenu bon. Quoi qu'elle ait pu dire d'insensé à ce jeune homme, imaginer dans les recoins de sa cervelle, elle avait à présent cette fierté trouble et indécise d'avoir vaincu son désarroi et d'avoir continué sa route.
Elle avait entendu tant de choses au sujet de ces buveurs de sang. Une troupe de tueurs dissimulée sous le couvert des bois et dépêchée par un ennemi mortel de Milan, sans nom ni visage, pour punir le peuple. C'était une armée de démons qui contaminaient la chair et la dénaturait jusqu'à en faire une enveloppe monstrueuse, pour un esprit tout aussi détestable. Rongé et déformé. On racontait qu'une morsure de ces bêtes odieuses suffisait à vous faire regagner leurs rangs. Le sort réservé aux infortunés, s'ils étaient pris, faisait froid dans le dos : on leur glissait une pierre dans la bouche avant de les étrangler.
Parfois, on disait pire. Entrer en contact avec un peu de sang, ne serait-ce qu'une goutte tombée par mégarde sur votre peau, pouvait vous condamner aussi sûrement qu'une morsure et sceller votre destin. Anis avait inconsciemment attendu de ressentir les symptômes d'une contamination, quelle qu'elle soit. Réflexe stupide. Il n'y avait rien, elle avait été faible et idiote.
Luca dormait sans plus aucun tremblement. Elle l'avait installé contre un arbre et recouvert de sa cape de voyage, attentive à tout signe de nervosité démesurée. Mais ses muscles s'étaient détendus. Le mal semblait refluer. Le quittait-il, ou bien ne faisait-il que se cacher pour un temps ? Impossible à dire. Il faudrait attendre son réveil. Une chose était néanmoins certaine dans l'esprit d'Anis : elle n'avait pas été contaminée et s'en sentait terriblement soulagée... et devait tout de même reconnaître que cette histoire était étrange. La réaction du jeune homme à sa blessure n'avait rien d'habituel. Restait à savoir par quoi il avait été mordu... cela ne ressemblait à rien de naturel. Anis se sentit retomber dans des méandres peu souhaitables et coupa immédiatement court à toute réflexion sur le sujet.
La guide n'avait pas osé lui faire boire un peu d'eau, de peur de l'étrangler dans son sommeil. Elle était à présent assise et grignotait quelques miettes de provisions d'un air absent, les yeux fixés au loin. Elle avait bien sûr examiné la blessure une nouvelle fois. Sale malgré les soins qui lui avaient été donnés, mais il était beaucoup plus facile de faire face à une blessure physique, visible, une chose contre laquelle on pouvait espérer se battre.
Oui, c'était à présent presque certain : il n'y avait pas de contamination. Elle termina ses maigres provisions et attendit patiemment que Luca se réveille.
0 ~ * ~ 0
Venise
Le Grand Conseil avait tout naturellement voté la mort de Vito Galladun à l'écrasante majorité. Les temps n'étaient pas aux folies : on ne pouvait se permettre la magnanimité lorsqu'un soutien telle que Florence menaçait de se retirer.
La nuit s'effilochait très lentement sur une Venise encore enveloppée de sommeil. Aux abords du palais des Doges, des torches brûlaient tranquillement et éclairaient les murs en délivrant la bâtisse de la pénombre. Les fenêtres laissaient parfois voir la lueur d'une petite chandelle posée sur un bureau ; le gouvernement de la Sérénissime aimait à se lever tôt et commençait ses activités avant les heures du jour. C'était la période où on se sentait libre d'abattre les besognes les plus sombres, loin des regards soupçonneux.
Personne, en dehors des membres du Conseil et d'un ou deux nobles de confiance, n'était au courant de la mort imminente de Vito Galladun. Cette fois-ci, ce serait une exécution sommaire et secrète, presque honteuse. Les dernières minutes du directeur suivraient le même chemin sinistre et sans lumière que beaucoup d'ennemis politiques avaient connu avant lui. Lui-même n'était pas considéré comme un ennemi politique mais comme une arme qui, si jamais son sort venait à être ébruité dans la ville et le monde entier, pourrait très bien se retourner contre la gorge de Venise. Ce serait la preuve que la puissance de la cité déclinait.
On refuserait à Galladun les honneurs d'une agonie publique, on n'élèverait pas sa tête au rang de trophée à présenter vaillamment aux yeux de la foule. La cité consentait à se débarrasser de lui sans même lui offrir un véritable procès. De fait, elle n'avait plus usage de lui et savait d'expérience que cette entorse serait passée sous silence.
Livré aux mains des tortionnaires les plus réputés de l'Italie, il avait apporté au doge et au Conseil des indications plus qu'intéressantes sur le lieu de rendez-vous que les deux brigands avaient fixé avec un guide milanais. Deux mercenaires avaient été choisis par Quae et le doge Foscari pour se mettre en route une fois que l'exécution aurait pris fin.
Ce serait une affaire de minutes. Le bourreau aurait dû passer une nuit complète et c'était bien ce qui l'exaspérait le plus dans cette exécution. Programmée comme une véritable surprise un soir de Noël, sauf qu'il n'en avait ressenti aucun plaisir. Pas même de l'agacement sur le moment, pas devant les illustres personnes qui lui avaient confié sa mission.
Sa spécialité était la noyade, depuis fort longtemps. Oui.
Les exécutions par noyade se faisaient rares depuis quelques années ; enfin, il devait avouer qu'il y en avait un peu plus régulièrement à présent. Il sentait ces choses, avait appris à les palper d'instinct pour mieux les mettre à profit dans son travail : il y avait eu un tournant dans la situation de Venise. Était-ce dans la guerre qui l'opposait à Milan, ou bien par rapport à autre chose ? Une chose dont les petites gens comme lui ne sauraient jamais rien. Quoiqu'il en soit, les circonstances présentes exigeaient une noyade et cela aurait dû bien l'arranger, s'il n'avait pris l'habitude de finir ses nuits.
On lui avait ordonné de se lever et de se préparer avant l'aurore, de regagner le palais des Doges où un garde se tiendrait à sa disposition. Lorsqu'il arriva, il constata la présence du vigile, mais également d'un homme qui portait un gorgerin en cuir et une longue épée à son flanc, la poitrine recouverte d'un jaque matelassé. Il attendait en retrait, les mains jointes, et sa mâchoire présentait une hideuse estafilade. Le bourreau fronça les sourcils.
— Qui êtes-vous ?
— Je suis le général Ciannorumi, répondit l'autre. Envoyé de Florence, chargé de m'assurer que l'exécution a bien lieu.
— C'est qu'il doit être quelqu'un d'important, ce bougre de condamné. J'n'aime pas trop ça mais je suppose que c'est bon. Allez me le chercher, dit-il d'un air absent au garde.
L'homme s'empressa de disparaître par la porte discrète.
Il fallut quelques minutes avant son retour. Derrière lui se pressait maintenant un serviteur qui ne devait pas avoir plus de douze ans, blondinet au crâne rasé et au vêtement réglementaire. Voilà donc le témoin qu'envoyait Venise !
Le garde retenait la silhouette grande et mince, courbée, du prisonnier. Galladun, si c'était bien là son nom, paraissait assommé, incapable de dire quoi que ce soit ou même de se plaindre. Il n'avait guère plus que sa chemise en col de dentelle, lacérée par endroits, et ses hauts-de-chausse : toute trace d'éventuelles chausses, de couvre-chef ou d'accessoire avait disparu. Dans la lumière changeante des flambeaux et le visage baissé de la sorte, il ressemblait à un fantôme.
— Par ici, murmura le bourreau en montrant la direction.
Il fallait contourner le palais pour accéder au Canal des Orphelins, lieu illustre des exécutions secrètes. Il était entré dans la mémoire collective que l'endroit ne servait plus : balivernes. Il ne servait que moins souvent. L'étrange procession suivit une corniche de pierre, longeant l'eau froide du canal. À mesure qu'ils s'avançaient les torches se faisaient plus rares et l'obscurité finit par se refermer sur eux. Le palais avait disparu. Ne restaient plus que les façades de maisons inhabitées et cette humidité qui rampait sur la pierre, remontant du canal aux odeurs putrides et glacées.
— Bien, annonça le bourreau après un temps. Ça fera l'affaire.
La corniche s'était considérablement élargie et un flambeau solitaire émergeait inopinément de l'ombre, brillant au-dessus d'eux. Il sortit de la poche de son habit une paire de gants en cuir à la coupe étroite et les enfila sur ses deux mains en tirant pour bien y ajuster ses doigts.
— Comment cela se passe-t-il ? voulut savoir le général florentin, les yeux luisant d'un froid intérêt.
Le bourreau les observa, ces deux témoins cruellement dépareillés : un homme de combat aguerri, habitué au contact de la mort, et un garçon tout tremblant dépêché là par des maîtres qui ne voulaient pas s'encombrer des petites horreurs de ce monde.
— Le plus simplement possible, général. Et puis celui-là va sans doute pas trop se défendre.
Il fit un sourire affable qui ne remporta pas beaucoup de succès. Le guerrier resta de marbre et le serviteur eut une grimace de terreur, les lèvres scellées comme s'il se retenait de vomir son inconfort.
— Tenez-le moi, dit le bourreau au garde. À genoux.
Le garde força le prisonnier à s'agenouiller et le bourreau lui attrapa une pleine poigne de cheveux noirs. L'infortuné leva la tête, les yeux toujours clos, et poussa un soupir dans son demi-sommeil. Quel drôle de gaillard, ce Galladun. Que lui avait-on fait pour le rendre si flasque ? Il posa ses doigts contre sa gorge et y exerça une petite pression, puis une plus forte, collant ses paumes entières contre la pomme d'Adam. L'homme ouvrit alors les yeux avec un sursaut. Sorti de son hébétude, il fut néanmoins incapable de pousser le cri qui le remuait. Seul un maigre filet d'air se faufilait entre ses lèvres. Le bourreau entendait déjà ses revendications : Non, je ne mérite pas ça. Je vous ai dit tout ce que je savais.
Il raffermit sa prise autour du cou et serra de toutes ses forces, noyant le gargouillement étranglé de Galladun et l'exclamation horrifiée du gamin dans un grognement d'effort. Il relâcha ensuite la pression et, rapidement, fit basculer le haut de son corps d'un coup sec. Le visage puis le cou entier s'enfoncèrent dans l'eau glaciale.
0 ~ * ~ 0
Elide et Mira avaient reçu l'ordre frustrant d'attendre le fait accompli avant de se mettre en route. Ils étaient restés debout dans l'ombre des murs austères du palais des Doges. L'aube s'était maintenant levée et la lueur bleutée du matin s'inondait d'une lumière fraîche, annonçant la venue du jour. Mira avait, plus tôt, trépigné d'excitation en entendant le passage du condamné et les murmures de son bourreau – ils s'étaient rendus là où elle n'avait pas reçu l'autorisation d'aller, au bord du Canal des Orphelins. Elle avait patienté, l'oreille aux aguets pour espérer entendre ce qui se déroulait de l'autre côté du palais, encore plus loin dans les entrailles tortueuses de Venise. Sans succès.
Mira faisait maintenant rapidement passer sa dague au manche noir frappé d'un soleil entre ses deux mains, comme s'il s'était agi de métal chauffé à blanc. Au bout d'un certain temps, une petite silhouette apparut à toutes jambes au coin du palais et se précipita vers eux ; les joues du serviteur étaient encore blanches de ce qu'il venait de voir sur les rives du Canal. En les apercevant il ouvrit grand la bouche de surprise, comme s'il s'était attendu à un tout autre spectacle.
La tenue des mercenaires était entièrement noire, depuis les bottes jusqu'à la cape. Ils avaient le symbole du lion ailé de St Marc tracé dans le dos en fil d'argent. Une tunique lacée de cuir leur recouvrait le torse, ainsi qu'une plaque de cuivre gravée de minuscules soleils entrecroisés, de la même facture que l'astre décorant leurs armes. Chacun avait avec lui une épée plus longue et un carquois de flèches qu'il accrocherait bientôt à la selle de sa monture. Elide détendit son cou à la manière d'un félin endormi et pivota souplement à l'approche du garçon, un bras gracile tendu vers lui.
— Alors, mon garçon ? s'enquit-il.
Elide était l'un des mercenaires les plus vieux, à presque trente ans. Le Conseil préférait d’ordinaire remercier en temps et en heure les membres vieillissants ou brisés par trop de rencontres sournoises et de combats. Régulièrement, un enfant était recruté dans la rue, lorsqu'un seigneur assistait à une querelle des rues particulièrement violente, ou bien parce qu'un visage ou une détermination à subtiliser de la nourriture sans se faire repérer le frappait plus que d'autres. Les mercenaires étaient libres la plus grande partie de l'année de vaquer à leurs occupations, de flâner dans le vaste territoire de la Vénétie en servant leurs employeurs de la meilleure manière qui soit : en inspirant une crainte muette et empreinte de mystère. Ils ne frappaient jamais plus que nécessaire.
Les mauvaises langues disaient pourtant d'eux qu'ils étaient des brutes dénuées d'honnêteté et d'intelligence : si cette image s'était peu à peu brodée dans l'esprit vénitien, c'était précisément parce qu'ils savaient se montrer discrets lorsqu'une exécution exigeait le plus grand secret.
Mais leur rôle ne se résumait pas aux meurtres. Par leur simple présence et leur vie de voyageurs insatiables, toujours prêts à s'enquérir de l'état des terres de la Vénétie, ils dissuadaient nombre de remous populaires en dehors du cercle fermé de Venise-même. Le Conseil n'aimait pas faire appel à eux. Ils le savaient fort bien et considéraient cette fraîcheur et ce manque d'enthousiasme comme la preuve que leur attitude dissuasive suffisait amplement à servir les intérêts de la République. Toute la contradiction qui se dégageait du simple mot « mercenaire » pouvaient se lire dans l'attitude physique d'Elide : encore alerte, marqué de quelques cicatrices tout au plus, des cheveux bruns coupés ras et un visage délicat pour un corps souple. Au son presque onctueux de sa voix, le gamin eut un sursaut de terreur comique.
— Alors ? répéta Elide en hochant la tête vers lui.
— Crache le morceau ! feula Mira en balançant sa dague devant son menton.
— Le... le bourreau me charge de vous dire que... de vous informer de la mort de...
— Parfait ! s'exclama-t-elle sans le laisser terminer, ramassant ses affaires.
Mira était bien différente. Elle gardait ce côté sauvage d'une enfant des rues débrouillarde. La langue acérée et double comme celle d'une vipère, l'humeur versatile, elle débordait d'une énergie effrayante et presque impossible à canaliser. Les autres peinaient à la dompter et elle-même ne semblait pas pouvoir maîtriser ces vagues d'énervement qui prenaient parfois le pas sur son sens de l'ironie posée et coupante.
— Mira, un moment, ordonna Elide en saisissant son propre attirail.
Il avait convaincu Quae de la laisser l'accompagner. Elle aurait ainsi l'occasion de montrer toute l'étendue de son talent. Intelligente, douée pour le maniement des armes et l'art du discours dévastateur, mais pour le moins insupportable au quotidien. Elle n'écouta pas et partit à toute allure. Elide poussa un sifflement désapprobateur.
— Merci, dit-il d'un air désolé au garçon avant de s'engager dans les rues de Venise, soucieux de ne pas se laisser distancer.
Mira arriva la première près de la berge où une embarcation spéciale les attendait. Une fois sur le continent, deux autres serviteurs leur confièrent des chevaux qu'ils équipèrent, avant de bondir en selle.
— Tu as bien ce papier contenant les précisions ? voulut savoir Elide en tirant sur les rênes pour intimer le calme à sa monture.
— Bien sûr.
Mira défit la boucle d'une sacoche qu'elle portait à son flanc et en sortit un papier vélin qui se déroula contre sa cuisse. Il était taché. C'était donc ce papier que Galladun avait remis à ses tortionnaires ; pour ce morceau de peau travaillée qu'il avait passé des heures sous terre... Elle le décolla avec une grimace et étudia minutieusement les notes. L'écriture était petite et serpentine. Elle s'imagina, fascinée, la main qui les avait tracées - sans nul doute la main d'un des associés de Galladun, ces deux ravisseurs dont on ne savait rien. C'était donc eux, et non Galladun, qui avaient décidé de l'endroit de rendez-vous et lui avaient laissé ces notes, afin de lui expliquer le chemin qu'ils prendraient.
Les informations sur ce chemin, depuis Venise, étaient curieusement précises. Il semblait que les ravisseurs connaissaient depuis longtemps ce coin de la Vénétie. À croire qu'ils y avaient passé toute leur vie, à errer dans la nature...
— C'est très étrange, calcula-t-elle avec une moue perplexe.
Elide eut un petit sourire qu'il ravala immédiatement, certainement de peur qu'elle n'entre dans une colère noire. Elle l'avait pourtant vu mais n'y prêta pas attention.
— Quelle direction ? demanda-t-il alors.
Elle lui accorda un sourire nonchalant, rangea sa dague au fourreau de sa ceinture et pointa le doigt droit devant elle.
— À l'ouest.
— Va pour l'ouest.
Ils se mirent en route, engagés dans une lutte implicite où chacun tentait de prendre le dessus sur l'autre, sans vraiment y parvenir.
Après des heures passées à galoper à travers la campagne, suivant tantôt des chemins nettement tracés entre les herbes, tantôt de maigres sillons sauvages, les mercenaires arrivèrent à la lisière d'un bois épais et englobé d'une lumière verdâtre. Malgré leur habitude, ils s'étaient trompés quelquefois, et cela leur avait fait perdre du temps. L'après-midi s'avançait. À bout de souffle, ils arrêtèrent leurs chevaux dans un dérapage de sabots contre la terre brûlée. Elide décrocha sa gourde en peau pour se désaltérer ; Mira l'imita et scruta la forêt.
— C'est ici ?
— Tu as bien suivi les instructions ? s'assura Elide. Ou alors tu te serais trompée ?
— Je ne me suis pas trompée ! Les instructions sont assez étranges, d'ailleurs. Je me demande comment les complices de Galladun ont pu connaître le chemin avec autant de détails.
— Peut-être qu'ils ont vécu ici ? suggéra Elide.
— Tu crois vraiment ?
L'homme haussa les épaules. Mira se doutait qu'il comprenait son sentiment. Les mercenaires connaissaient presque sur le bout des doigts les recoins de la Vénétie. Lors de leur voyage, ils avaient reconnu nombre d'endroits et de passages ; mais à présent qu'ils étaient arrivés, perdus au beau milieu de la nature... en tout cas, la jeune femme était certaine de n'être jamais venue ici. Qui aurait pu connaître la Vénétie mieux encore qu'eux ? C'était absurde.
— Je ne sais pas, dit Elide, comme s'il avait saisi ses pensées. Je ne connais pas leur histoire.
Il se pencha pour inspecter les débuts de sentiers caillouteux qui perçaient la barrière de mauvaises herbes. L'ombre se déployait sous la cime des arbres et semblait ramper en profondeur, entre les troncs, suivant les motifs difficiles du minuscule chemin.
— L'endroit m'a l'air tortueux, commenta-t-il. La terre se creuse, prépare-toi à descendre de selle.
Mira poussa un grognement d'assentiment et le suivit dans la trouée de verdure que la tête élancée de son cheval avait ouverte. Elle se baissa et sentit les feuilles lui effleurer les cheveux et la nuque. Sous la couverture resserrée des arbres, le soleil ressemblait à un essaim de minuscules abeilles se promenant par groupes disséminés, points de brillance agglutinés entre les ramures. L'air était frais, rehaussé d'une brise tout juste soufflée contre leurs joues. Mira entendit bientôt la voix étouffée d'Elide, quelque part devant elle, émanant d'un réseau d'ombres estompées qu'elle sentait remuer dans la demi-teinte du jour.
— Tu es sûre que tu ne t'es pas trompée ?
Elle serra les dents pour s'empêcher de répondre. Était-ce une façon pour lui de la pousser hors de ses limites ? Il lui avait souvent dit prendre très à cœur la finition de son entraînement de mercenaire. Malgré son âge elle avait déjà trouvé le temps et les capacités pour effectuer un parcours remarquable, selon lui mais encore empreint de cette instabilité juvénile qui faisait d'elle un membre à part dans le groupe. Son aîné l'avait toujours mise à part et elle doutait qu'il puisse un jour la considérer autrement. La force de la routine avait son emprise sur lui, tout habile et adaptable qu'il soit.
Oui, s'il y avait bien une chose qui se montrait plus forte que la volonté tranquille et inébranlable d'Elide, c'était l'habitude. Le mercenaire avait pris l'habitude de mener cette vie si changeante, de tempérer son visage sous un masque de politesse lointaine et de jouer les entremetteurs pour les échelles les plus basses du peuple et celles du luxe à outrance. Il se fondait tel un acteur dans tous les environnements, prenait aisément place parmi les rangs des notables ou les revers plus obscurs de la population. Partout où il allait son attitude et ses suggestions à demi-mot atteignaient leur but et déteignaient sur les esprits de ceux qu'il côtoyait. Elide était un caméléon, et tenait à ce que Mira prenne un jour le même chemin.
Elle croyait pouvoir faire la différence entre l'homme de l'ombre et celui qu'il façonnait comme un jumeau de surface. Mais parfois, la pensée qu'Elide ne lui montrait rien qu'une autre facette de son talent et l'impression qu'il se perdait lui-même dans la palette de ses visages la dérangeaient.
Plus ils avançaient, plus le sentier se faisait pentu. La nature troquait son aspect luxuriant pour une apparence jaunie et repliée sur elle-même. Des bouquets de tiges asséchées dardaient leurs formes tranchantes dans l'obscurité. À leur gauche se trouvait une grande crevasse de pierre, pareille à une entaille sillonnant l'épiderme de la forêt. Elide fit bientôt signe à Mira qu'il était temps de regagner la terre ferme et de guider son cheval, pour lui éviter de faire rouler ses sabots sur le sol de cailloux. Ils continuèrent à marcher, rênes bien en main et épée à portée de poigne, jetant des regards intrigués sur le paysage atypique. Ils ne connaissaient pas cet endroit, comme surgi du néant par mégarde. On comprenait facilement qu'il soit le lieu de rendez-vous secrets.
Ils commençaient néanmoins, l'un comme l'autre, à douter de leur itinéraire lorsqu'une odeur particulière et une voix portée par l'air mouvant brisèrent le silence. Le temps de cligner les yeux et de redresser la tête, le tout avait déjà disparu.
— Rassure-moi, Mira. Tu as bien entendu quelque chose ? interrogea Elide.
— Une voix, affirma-t-elle. Il y a quelqu'un dans ces bois.
Les mercenaires croisèrent une carcasse de moulin. Mira voulut faire halte pour inspecter la bâtisse, mais la même odeur caractéristique de bois brûlé s'insinua dans leurs narines. Elide hocha négativement la tête, l'air grave, et elle se laissa entraîner plus avant par le parfum amer de la fumée.
Ils s'avancèrent dans un sous-bois toujours plus sombre et inextricable. Soudain la pente se tamisa, débouchant sur une surface plane recouverte de cailloux et de terre. Des arbres fins et clairsemés leur montraient le début d'un second chemin, noyé dans les volutes d'un feu de bois toujours plus proche.
Des toits se détachaient des arbres.
— Nous arrivons, dit Elide.
Au vu de la première partie de ce chapitre, mon angoisse concernant Luca s'est un peu tempérée. Au même titre qu'Anis d'ailleurs. Finalement, je me dis qu'elle a peut-être raison et que cette histoire de contamination n'est qu'une légende. Après tout, les tremblements pourraient très bien être provoqués par l'infection de la blessure, une bonne grosse fièvre tout simplement. Malgré tout, le baume d'Anis n'a pas l'air de faire grand effet et, même si Luca ne se transforme pas en monstre sanguinaire, ça n'annonce pas forcément de bonnes choses pour la suite.
Tiens tiens, les mercenaires. On en entendait déjà parler dans la précédente version n'est-ce pas ? Sauf qu'il s'agissait d'inconnus parfaitement anonymes. Le fait de leur créer une identité propre leur donne tout de suite plus de relief je trouve. Ca permet aussi de nous sentir plus attachés à eux (même si on ne les apprécie pas forcément). C'est plus facile de mettre un visage sur la menace qu'ils représentent. Bon choix donc ! ^^
Je ne suis pas certaine que Galladun mourrait de la même manière dans la première version mais ce n'est pas très important. Un moment glaçant à souhait en tous les cas : la mort par noyade doit être désagréable au possible !
Je suis contente d'avoir pu me replonger dans cette histoire et j'attends la suite avec impatience !
Tout d'abord la première partie était en effet destinée à éloigner l'angoisse autour de Luca. J'avais peur que ça finisse en n'importe-quoi, entre ce que les uns peuvent penser, ce que d'autres imaginent ce qu'il en est vraiment au bout du compte mais si ça passe c'est tant mieux. Donc à première vue Luca n'est pas en train de se transformer, Anis non plus d'ailleurs.
On entendait parler des mercenaires dans la première version et également dans la premère partie de cette version-là, en effet ! Mais on ne les voyait pas apparaître. Comme on est bien avancé dans l'histoire je redoutais un peu d'introduire si longuement deux nouveaux personnages, un peu "sortis de nulle-part", donc ce que tu dis à leur sujet me fait bien plaisir ! Contente que tu aies apprécié.
Galladun ne mourait pas comme ça dans la première version non. Une chose est sûre, la noyade ne doit pas être une partie de plaisir xD (remaque le bûcher non plus... hm)
Un énorme merci d'avoir pris le temps pour lire Slyth ! Comme toujours ! :)