II . VII
De la fumée par bourrasques s'élevait en pagaille depuis les arbres et bientôt, les yeux des mercenaires saisirent l'éclat jaune d'un toit de paille, dissimulé sous les feuilles qui tourbillonnaient dans la brise. Sans un mot, ils montèrent à dos de cheval et s’élancèrent. Mira dégaina sa longue épée incurvée et la laissa fendre l'air à son côté, lame à l'horizontale, sentant la maigre résistance de l'atmosphère se déchirer au contact de son tranchant et se scinder en deux couches de sifflements. Le cœur battant, elle fixait la silhouette d'Elide qui filait devant elle, ombre si fine qu'elle semblait se diluer dans les derniers filets de soleil.
Ils firent irruption dans la cour d'un minuscule village, apparitions cauchemardesques vêtues de noir. Il n'y avait qu'une vieille femme au centre de la cour déserte. Elle était couverte de breloques scintillantes qui rehaussaient ses poignets et son cou tendineux, et portait un châle. Mais le plus surprenant chez elle, c'étaient ses bras ; son habit s'arrêtait juste sous l'épaule et laissait voir des tatouages, assemblés en une série de motifs noirs qui, Mira s'en rendit compte en plissant les yeux, recouvraient aussi une partie de son cou et de ses joues.
Elle leva brusquement la tête à leur approche, marmonnant entre ses dents des paroles connues d'elle seule. Les deux mercenaires la surplombaient, juchés sur leur perchoir comme des princes confortablement assis sur leur trône, se redressant à demi pour poser sur elle un regard désapprobateur. La lame brandie de Mira imprima un mouvement de recul à la femme. A la fluidité de ses mouvements, ils comprirent vite qu'elle n'était en fait pas si vieille. L'inconnue arracha d'un geste nerveux le châle posé sur ses cheveux et dévoila une crinière blonde encadrant un visage tout juste ridé. La quarantaine.
— Nous sommes envoyés par la Sérénissime, déclara posément Elide, les yeux maintenant baissés sur ses mains couvertes de poussière qu'il essuya sur son flanc. Mais je doute que ce nom vous soit familier, ajouta-t-il avec un certain dédain.
Mira resta en retrait. Elide avait été bien clair : Quae avait consenti de justesse à la laisser venir avec lui. Selon eux, selon Venise dans son entier semblait-il, la mercenaire était encore trop jeune pour diriger des missions de cette importance. Elle pressentait qu'il valait mieux lui laisser prendre la tête des opérations, au moins pour un temps, et se contenta de l'observer en silence.
Le mercenaire releva deux yeux perçants et les fixa sur la femme. Une déconfiture tiraillée se peignait sur les traits de cette dernière. Elide hocha la tête et porta son attention sur un tas de branches dont s'échappaient les nuages de fumée.
— Qu'êtes-vous en train de faire ? interrogea-t-il.
Il n'attendit pas la réponse et se laissa glisser au sol, confiant les rênes à Mira. Avançant d'un pas mesuré, sans rien dire, il observait le long bâton en bois que la femme tenait, terminé par une lame pointue destinée à se planter dans la chair comme un couteau. Maintenant la droiture et l'acidité de son regard, il la détailla des pieds à la tête. La terre sur ses jambes indiquait qu'elle s'était trouvée à genoux peu de temps auparavant.
— Est-ce vous qui avez allumé ce feu ?
Il s'approcha, un bras levé devant son nez, du tas de bois enfumé. L'inconnue voulut profiter de cet instant d'inattention et se précipita vers lui en hurlant, lame brandie. Il se retourna aussitôt et contra l'attaque en la frappant au ventre. Elle se plia en deux.
— Éloignez-vous, articula-t-il avec lenteur. Par Saint Marc, je vous l'ordonne.
Mira n'en croyait pas ses yeux. Quelle imbécile ! S'opposer à Elide. L'idée lui vint alors que cette femme ne devait rien savoir, du moins pas grand-chose, à propos des mercenaires. Elle secoua la tête et scruta sans un mot le tas de bois qui continuait de crachoter dans un bouquet de crépitements, puis inspecta le reste du village et nota qu'il y avait un petit puits en pierre, quelques masures regroupées et d'autres disposées de façon libre. Ce village ne pouvait accueillir plus de quelques dizaines d'âmes. Or, une seule était présente devant eux. Où étaient passés les autres ? De quoi avaient-ils peur ? Faisant dériver son regard sur la gauche, Mira vit que la forêt reprenait sa course. Elle reconnut bientôt, effarée, l'arceau taché de sang d'une corde, suspendu à l'extrémité d'une branche haute et robuste. Non, pas une corde : deux. Un des nœuds était apparemment demeuré intact. L'autre semblait avoir servi. Le matériau éprouvé présentait un aspect distendu et visqueux. Piquée au vif, elle descendit de selle et attacha les rênes des deux montures à une branche basse. Elle s'avança à pas de loup vers la potence et s'accroupit à ses pieds. Elle discerna un tas de pierres, en éclats coupants mêlés à des cailloux plus clairs. Des rectangles de blancheur inégale. Des dents ? Le spectacle silencieux respirait la mort. Où se trouvait le corps à présent ? Elle tourna la tête en entendant les ronronnements furieux d'Elide :
— Qui est cet homme ?
Il avait contourné le feu et pointait son épée vers quelque chose. Mira s'approcha, incapable de réprimer sa curiosité. Il y avait là la dépouille d'un homme allongée au sol.
— C'est vous qui l'avez détaché ? demanda-t-elle.
— C'est moi, grogna la femme d'une voix étonnamment profonde. J'étais en train de faire le rituel.
— Mais quel rituel ?
— Un rituel de purification. Vous pouvez pas comprendre, vous, dit-elle soudain en attrapant la manche de Mira et en en tâtant la texture. Y a qu'à vous voir. Et puis votre dégaine ! Croyez-le ou pas, j'ai le pouvoir d'écarter le Malin. Et le Malin rôde.
Le bras de Mira fit une embardée sévère et sa main se referma autour du poignet de la femme.
— Ne me touchez pas.
Allons bon, une illuminée qui se croyait élue de Dieu, une mystique qui œuvrait parmi les cœurs faiblards pour faire valoir des pouvoirs d'exorcisme sans aucun doute inexistants. Sans lâcher sa proie, qui se débattait avec peu de conviction, elle se pencha vers le mort. La peau s'était nuancée de reflets violacés à certains endroits, au cœur du visage autrement pâle comme un linge et strié de deux magistrales coupures aux commissures des lèvres. Les joues avaient été déchirées. Une langue bleuie pendait sur le menton et laissait voir des gravats de pierre. L'homme était jeune et plutôt costaud. Son cou présentait des chairs profondément entamées, souvenirs de la corde. Son corps semblait intact à l'exception de sa bouche et de sa gorge.
— Pourquoi l'avoir tué ? demanda-t-elle tout bas.
— Fallait le faire.
— C'est vous qui l'avez fait ?
— Non, c'est pas moi. Mais fallait le faire.
Mira releva la tête et eut tout juste le temps de croiser le regard bleu d'Elide. Elle n'y lut aucun avertissement et sut qu'il lui laissait quartier libre.
— Mais pourquoi de cette manière ? ajouta t-elle, plus fort. C'est un travail de boucher. Tout à fait impropre.
— N'vous mettez pas en travers de l'histoire, souffla l'inconnue d'une voix rauque, la mine sombre. Ça n'vous regarde pas. Retournez d'où vous v'nez et laissez-moi faire mon travail, bon Dieu !
Mira voulait bien jouer quelques temps avec ses victimes, mais sa patience avait des limites et cette stupide femme venait tout juste de les franchir. Elle sentit la colère faire monter un sang vivace à ses joues et serra ses phalanges contre le petit soleil gravé sur le manche de son arme. La main ferme d'Elide se posa alors sur son épaule, incitation à la prudence.
— Le droit de vie ou de mort appartient aux seuls dirigeants de la Sérénissime, contra-t-il. Vous êtes dans l'illégalité la plus totale. Vous devrez en rendre compte au doge et au Grand Conseil.
— Non, non, vous n'comprenez pas.
La colère semblait avoir laissé place à une forme de lassitude diffuse sur le visage levé de la villageoise. Tous ces mots de grande seigneurie et de politique lointaine n'avaient visiblement pas atteint leur but. Elide releva le menton.
— Allons donc. Expliquez-vous, montrez-vous suffisamment convaincante et nous réviserons peut-être notre jugement.
— Cet homme était un démon.
— Un démon ! s'exclama Mira, avant d'éclater d'un rire jaune.
Elle s'employa à prendre de longues inspirations, les paupières closes, pour retrouver son calme. La stratégie porta ses fruits : les murmures de haine et d'impulsivité s'effacèrent peu à peu de ses pensées.
— Vous êtes pas au courant ?
La femme toussa en chassant ses cheveux clairs de devant son large front. Mira fut alors frappée par ses yeux aussi pâles que l'eau, son visage presque dénué de chair, marqué de ces tatouages délavés.
— Vous êtes pas au courant de la malédiction ? Cet homme là était un buveur de sang. Et il était pas seul.
— Où sont les autres, dans ce cas ? demanda Elide.
— Y en a qu'un autre. On n'a pas réussi à l'attraper. Il a tué deux des nôtres et puis il a disparu. Maintenant faut que je purifie le cadavre de celui-là, ou la malédiction va régner sur le village.
Mira, pour la première fois, ne savait comment réagir. Les mots lui firent d'abord défaut. Elide et elle-même étaient partis en quête de deux ravisseurs de bas étage, deux bandits sans grande envergure et de leur précieuse cargaison. Personne ne leur avait enjoint de se mettre en chasse pour dénicher de telles créatures. L'histoire avait un goût de surnaturel qui lui plaisait néanmoins. Elle hésitait entre se dire que la villageoise les prenait pour des imbéciles et cherchait à brouiller les pistes, pour une raison ou une autre, et laisser libre cours à l'enthousiasme que le récit avait éveillé en elle. Elle ne croyait pas à ces balivernes mais leur reconnaissait un véritable charme. Et puis, s'il s'avérait que la bête carnivore qui avait tué deux villageois était un loup, par exemple, elle se ferait une joie de l'abattre. Pour le simple plaisir de vaincre.
— Elide, commença-t-elle. Nous ne pouvons laisser ces braves gens à la merci d'une telle menace. Peut-être ferions-nous bien d'inspecter les environs pour nous assurer que le deuxième démon est bel et bien parti. Une simple ronde, ajouta-t-elle devant l'expression d'Elide.
Il avait entrouvert la bouche de surprise, les yeux ronds. Une ride de mécontentement avait lézardé sur son front mais un masque impassible était bien vite retombé sur son visage.
Le mystère entourant ce potentiel deuxième homme, ou démon, valait bien d'en avoir le cœur net. Et puis... Venise était loin. Ce n'était pas dans leurs habitudes, mais il valait mieux pour l'heure laisser passer l'affront que les villageois avaient commis en prenant la vie d'un homme. Mira vit Elide secouer la tête et sut qu'il ressentait la même chose qu'elle, cette impression de ne plus vraiment se trouver dans le monde réel. S'agissait-il bien toujours de la Vénétie ? Ils connaissaient la région mieux que quiconque et pourtant l'endroit leur était inconnu, ce village également ; c'était comme parcourir un vague cauchemar éveillé, découvrir des coins de luxuriance et de désolation mêlées au cœur de ce sous-bois nacré d'ombres et de soleil. Tout était trop impressionnant, trop décalé et étrange pour être vrai. Un terrain de légendes inouïes et de superstition s'ouvrait à eux. Était-ce un jeu ? Mira le prenait en tout cas comme tel.
— Très bien, dit Elide. Pour votre tranquillité, nous nous mettrons en quête de cet affreux démon.
La femme laissa échapper un soupir de soulagement. Aux mots « affreux démon », joueur, le mercenaire s'était retourné vers Mira et lui avait adressé un demi-sourire empli de sarcasme.
Lui aussi semblait considérer cette histoire comme une farce.
Ils avaient laissé la pauvre mystique effectuer ses rituels afin de chasser le Mal ; ils n'avaient pas attendu de voir exactement en quoi ces rituels consistaient mais s'étaient empressés de s'éloigner à dos de cheval, saisis d'un instinct commun. Les bêtes étaient sensibles au climat de mort qui s'était dégagé du village, et n'auraient sans doute pas supporté de rester en présence de la femme plus longtemps.
L'odeur de bois brûlé les poursuivit un moment, tenace. Mira jeta un dernier regard aux silhouettes tordues des maisons qu'elle distinguait encore entre les arbres et aperçut la villageoise debout, les bras ballants dans la fumée, silhouette solitaire et auréolée de morbidité.
— Espérons que ses manigances réussiront et que le Malin s'en ira bien, ironisa-t-elle en se détournant.
— Tu es bien mauvaise, jugea son coéquipier. Laisse-la donc. Je crois qu'elle sait tout de même ce qu'elle fait.
— Quoi, grinça-t-elle. Ne me dis pas que tu as cru à son histoire de buveurs de sang ?
— Exorciser le « démon » leur fera du bien à tous, assurément, éluda-t-il. Cela les apaisera.
Il adressa un sourire énigmatique au vide devant lui. Sa tête était baignée de lumière rougeoyante ; une trouée s'était déchirée dans le ciel de ramures, qui étirait sa texture de feuilles comme une protection contre les ardeurs du soleil couchant. L'éclat sanguin de cette fin de jour déferla sur lui sans retenue. L'espace d'un instant, Mira lui trouva un air magistral. Il donnait l'impression d'avoir engagé une partie de chasse dont il connaissait la glorieuse issue par avance.
Pensait-il comme elle ? S'attendait-il, si tant est qu'il y ait effectivement une bête sauvage dans les parages, à surprendre un loup en pleine digestion et à l'abattre d'une flèche ?
Sans doute. La question était de savoir qui aurait le privilège de tendre son arc en premier et d'atteindre sa cible ; qui remporterait les honneurs.
Mais y avait-il tout de même autre chose ? Mira secoua la tête. Tout ce qui comptait, à présent, c'était d'avancer.
Ils dirigèrent leur monture prudemment, à l'affût.
Après plusieurs accès nerveux dus aux bruits naturels et à la fuite de petits animaux sur leur passage, après de multiples fouilles de fourrés et de recoins inextricables sans le moindre résultat, l'arc des deux mercenaires pendait contre leur dos et leur lame avait retrouvé leur ceinture. Elide et Mira avaient perdu tout intérêt. Ils s'échangèrent quelques plaisanteries, à mi-voix d'abord, puis avec plus de force et de conviction à mesure que les minutes passaient. Leur promenade revêtait des airs de morosité et d'ennui qui n'aurait pas dû les surprendre. Il n'y avait rien d'anormal dans ces bois.
Au bout d'un temps Elide retomba dans le silence, la mine fermée. Ses sourcils se rejoignaient en une ligne presque soucieuse. Il semblait rêver à d'autres choses. Mira ne s'étonna pas de le voir ainsi changé alors que rien n'avait pu venir troubler son humeur ; rien de tangible en tout cas. Il lui arrivait souvent de sombrer dans l'isolement le plus total. Même engagé dans une conversation passionnante ou amicale, même au beau milieu d'une foule, il pouvait créer un globe de néant autour de lui-même pour s'y lover, quelques minutes ou des heures entières. Il réfléchissait. À quoi ? Lui seul le savait. Mira se doutait, en revanche, qu'il valait mieux ne pas le déranger. Elle bailla à s'en décrocher la mâchoire et détourna le regard, se sentant curieusement rassasiée. Pas tout à fait comme au sortir d'un copieux repas – elle n'avait rien mangé depuis des heures – mais parce que l'excursion s'était muée en promenade de santé, un moment volé à leur existence de voyages et de quêtes perpétuels. Ils avaient pu se détendre, avaient ri ensemble.
Mira était sur le point de tirer Elide de sa rêverie, à ses risques et périls, lorsqu'un un détail attira son attention. Elle arrêta son cheval en tirant brusquement sur les rênes, insensible à la plainte de douleur que l'animal laissa entendre. Là. Par terre, une longue traînée de sang frais colorait l'herbe.
Elide avait immédiatement repris ses esprits, au moment où Mira avait saisi les rênes dans l'intention de faire halte. Il jeta lui aussi un regard acéré sur le sol.
— Du sang, constata-t-il inutilement. Un animal blessé ?
— Curieux, objecta la jeune femme. Nous l'aurions entendu.
Il était rare qu'un animal mortellement atteint sache garder le silence. Une seule possibilité : la créature avait succombé à ses blessures. Le liquide était encore frais, Mira n'avait pas besoin de mettre pied à terre et d'y plonger ses doigts pour s'en assurer. L'odeur ne laissait aucun doute.
— C'est très récent, calcula-t-elle. Vraiment très récent. En cherchant les environs nous devrions trouver un cadavre.
Ils n'eurent pas le temps de se remettre en marche qu'un gargouillement s'immisça dans le silence. Ils se retournèrent. La main de Mira fila vers sa botte d'où elle décrocha un couteau, prête à frapper. L'arc ne lui semblait plus l'arme idéale. C'était différent. L'ambiance n'était plus à la chasse victorieuse et paradant fièrement au grand jour. Ici, pris dans une cage de fraîcheur boisée sous l'obscurité grandissante de la nuit, les oreilles bourdonnant de cette mélodie animale qui défiait l'imagination, ils comprenaient que le combat se ferait au corps à corps. S'il devait avoir lieu.
Les grognements s'arrêtèrent sur un moment de calme irréel, trop entier, trop pesant pour apaiser les sens en alerte des mercenaires. Comme pour donner raison à leur prudence légendaire, un hurlement de rage pure leur vrilla bientôt les tympans. Mira continua d'avancer vers l'endroit d'où il provenait, sentant encore les bribes de son écho sans couleur se glisser dans l'air, s'effilocher lentement vers un silence de mort. Elide eut toutes les peines du monde à maîtriser son cheval qui renâclait, la bave aux lèvres, les yeux fous. Mira sentait sa propre monture trembler et se demanda sil elle pourrait la contrôler, fiévreuse. Elide, dans une exclamation, glissa de sa selle. Semblable à un pantin, il buta contre un tronc d'arbre avec une plainte de douleur et son pied quitta l'étrier. Il s'affala tandis que l'animal faisait demi-tour dans un hennissement de mauvais augure et disparaissait au galop, trébuchant sur le sol inégal. Mira était incapable de réagir. Elide venait de perdre le contrôle. Elide. Perdre le contrôle.
— Tu vas bien ? dit-elle enfin, retenant fermement des poignées de crinière entre ses mains aux jointures blanchies, de peur que la même chose ne lui arrive.
— Ça va. Je doute qu'on puisse le rattraper, fichu canasson.
— Je... je ne sais pas si je tiendrai longtemps, avoua Mira, les muscles bandés pour pallier les embardées de plus en plus significatives de sa monture. Je...
— On ne peut pas perdre un deuxième cheval, trancha Elide. Reste là. Je vais m'approcher seul.
Il reprit son souffle, visiblement plus ébranlé qu'il ne voulait l'admettre, et continua sa route sur la pointe des pieds. Mira avait la gorge nouée. Une sueur glacée lui transperçait la peau. Elle intima deux pas en arrière à son cheval, flattant son encolure afin de le calmer, les yeux toujours fixés devant elle.
Il y avait un grand creux en contrebas, dilué dans une ombre presque totale. Un unique rayon se frayait un passage parmi les branches de la forêt et venait y terminer sa course, englouti, annihilé par la noirceur. Disparu dans les profondeurs comme un mauvais souvenir. La végétation ancestrale dégageait des bouffées de senteurs aux relents de moisissure qui atteignaient Mira aussi clairement que si elle s'était trouvée à deux pas. Elle devina que de vieilles toiles d'araignée étiraient là leurs longs fils, réseau d'éclats poussiéreux.
Au sol, la traînée de sang avait forci et zigzaguait désespérément jusqu'au fourré. L'animal s'y était réfugié et grondait à présent de plus belle, laissait des traces de son corps gigotant à la surface du fouillis de verdure, empreintes éphémères. Et cette voix... cette voix ne ressemblait à rien de connu. Les grognements râpaient, raclaient la chair et mettaient chaque nerf du corps à vif. C'était insensé, rauque, désagréable, et les mots méconnaissables étaient entrecoupés de crachements. Mira croyait voir Elide hésiter, à mi-chemin, la main serrée sur le manche de son arme. Il semblait à la jeune femme qu'elle percevait le son étouffé de sa respiration courte et irrégulière. Une respiration d'urgence, réaction d'animal traqué. Elle ferma les yeux et songea vaguement à le rappeler. Après tout, il leur suffirait de partir, et de prétendre qu'ils n'avaient trouvé personne sur leur route.
Cette pensée à peine formulée, Mira fut assommée de sa propre faiblesse. D'ordinaire elle n'avait jamais peur de rien. Elle ouvrit la bouche mais les cris acérés de la bête s'insinuèrent entre ses lèvres comme de longues limace alors elle la referma aussitôt pour ne pas vomir. Ce n'était pas de l'angoisse. C'était du dégoût à l'état pur qui tambourinait dans ses poumons et la bestiole continuait, persévérait, marmonnait ses élucubrations sauvages.
Un bruit d'épée tranchant les feuilles y mit un terme.
— Montrez-vous ! cria Elide. Au nom de la Sérénissime !
Mira en aurait presque ri. Pensait-il sérieusement que cette monstruosité saurait faire preuve de raison ou qu'il suffisait d'invoquer Venise pour l'impressionner ? Elle l'entendit répéter ses coups et fouiller à mains nues, cette fois-ci.
— Non... ne me faites pas de mal, retentit alors une voix étrangère.
C'était une voix humaine et rocailleuse, de jeune homme, accompagnée d'une énorme inspiration pareille à ces sursauts d'horreur accompagnant les réveils mouvementés. Comme si l'inconnu sortait d'un cauchemar. Mira, effarée, ouvrit les yeux et se redressa de toute sa hauteur.
Un homme ?
— Mira, appela Elide au bout d'un temps.
— Elide ? Elide, qu'est-ce qu'il y a ?
Silence. Mira se demanda s'il l'avait seulement entendue. Elle voulut répéter sa question mais :
— J'ai trouvé. Levez-vous ! intima-t-il à quelqu'un. Vous allez nous suivre.
Mira, relâcha lentement la crinière et laissa ses brins lui glisser entre les doigts, dans l'expectative. La monture semblait maintenant apaisée. Elide la rejoignit. La tache pâle de son visage nageait, onirique, dans la noirceur ambiante. Ses yeux étaient creusés. Il s'arrêta et elle vit qu'il tenait quelqu'un par le bras. La jeune femme décela avec peine l'habit rouge de l'inconnu, sa joue marquée d'une cicatrice et son visage, barbouillé de ce qui semblait être du sang.
Je ne me souvenais pas qu'il avait été blessé après son altercation avec Luca (ou peut-être est-ce arrivé dans le village ?) mais, du coup, c'est assez difficile à situer. Je m'explique : il s'est quand même passé un certain temps depuis que Luca a quitté les lieux en compagnie d'Anis et, pourtant, la blessure de Leo semble récente. Cela signifie-t-il que les événements se déroulent à peu près au même moment finalement ?
Les vieilles superstitions au sujet des buveurs de sang semblent avoir la vie dure dis donc ! C'est un passage que j'ai vraiment apprécié en tout cas : j'ai ressenti beaucoup de tension et de peur dans l'atmosphère comme chez les personnages (dans tout le chapitre en fait) et c'était franchement bien dosé, bravo !
J'ai hâte de connaître la suite et, en attendant, je te souhaite une excellente continuation ! ;)
En fait ce sont les "soucis" de chronologie que j'évoquais parfois sur mon JdB. Pour cette deuxième partie l'écart qu'il peut y avoir entre tel ou tel événement se joue souvent sur une histoire de jour(s). J'ai essayé de confectionner un début de truc sur un papier que j'ai ensuite... perdu -_- pour te donner une idée, je plaçe l'arrestation de Galladun environ un jour avant l'attaque de Leo sur Luca. L'exécution a lieu un jour après l'attaque, donc au moment où les mercenaires retrouvent Leo, presque deux jours se sont écoulés depuis l'attaque (en effet c'est un peu beaucoup pour que des blessures non profondes saignent toujours : Luca l'avait battu, mais pas à ce point).
Et j'espère ne pas m'être gourée toute seule en te disant ça, une chronologie plus propre et précise ne serait peut-être pas une mauvaise idée ! Je mettrai ça sur mon JdB si ça peut te servir ^.^
Merci beaucoup pour ton avis sur cette partie légende/préjugés, je suis vraiment contente si ça t'a plu <3 C'est bête à dire mais la deuxième partie est celle que j'aime le moins écrire. Peut-être parce qu'elle ressasse plusieurs fois les mêmes choses, c'est un peu au ralenti par rapport aux chapitres précédents. Donc merci ^^'
Puis merci beaucoup beaucoup pour ta lecture et d'être toujours là Slyth !