Victoria • « À l'autre bout du fil »

La mine de ton crayon à papier rebondit à un rythme régulier. La voix douce de Lily James, qui reprend Adante, Adante de ABBA, s'élève de ta vieille enceinte. Par moments, ton regard se perd sur l'annonce que tu as embarquée. Les recommandations de Dvora sont gravées dans ton esprit ; c'est peut-être un pervers sexuel, oui, mais de toute façon, si jamais tu sens que c'est dangereux, tu es prête à prendre tes jambes à ton cou et à fuir à toute vitesse. Et Dieu sait que tu cours vite ! Pas autant que Dvora, véritable sprinteuse, mais tu t'en tires bien.

La pointe du crayon sautille un peu plus rapidement. Tu suis cette fois le rythme de My Demons de Starset, et tes yeux se perdent sur l'annonce. Tu connais désormais le numéro de téléphone par cœur ; en réalité, et comme à ton habitude, tu n'as eu à le lire qu'une fois pour le mémoriser. Si tu as pris le petit morceau de papier, c'est par pur égoïsme. Tu tenais, avant toute chose, à t'assurer d'être potentiellement la seule à joindre l'inconnu pour le poste – même si d'autres auraient tout simplement pu enregistrer le numéro. Mais, on ne sait jamais.

Un sourire léger illumine ton visage lorsque ta montre affiche enfin dix-huit heures. Tu n'appelleras cependant pas tout de suite ; il existe tout un pan stratégique pour ne pas montrer ton empressement. Appeler immédiatement serait vu comme de la précipitation, presque comme une absence de réflexion. Le faire trop tard serait perçu comme du désintérêt pour le poste.

Tu lèves un peu le nez et tu songes à la suite des événements. Passer un coup de téléphone entre vingt et vingt-et-une heures te semble être plutôt bienvenu. Ton éventuel futur employeur ne te verrait pas comme à disposition, ou corvéable à volonté. Tu ne serais pas non plus perçue comme une couche-tard à composer ce numéro à des heures indues. Alors, pour t'occuper, tu attrapes un de ces bouquins que tu as empruntés et tu commences à lire, avec attention. Tu te perds dans tes notes, engranges déjà des connaissances théoriques qui te seront utiles.

Un soufflé glacé court sur ta nuque et tu sursautes. Ton regard parcourt ta pièce. « J'ai oublié de fermer la fenêtre ? » Tu constates que non et que, comme d'habitude, il n'y a personne. Tu es seule. Tu inspires profondément, tournes ton poignet pour vérifier l'heure à ta montre et pinces ta lèvre inférieure. Il est près de vingt heures, tu dois aussi prendre tes cachets. Tu te lèves précipitamment pour les attraper. Ton pot à crayon tombe et le contenu se déverse sur le sol. Immobile, tu soupires :

— C'est pas vrai, je suis maladroite !

Sauf que tu ne l'es pas. Tu es loin de l'être, mais c'est plus facile de te dire ça, que tu as bousculé ton pot plutôt que de tenter de chercher une autre explication. Ton cachet coincé entre tes dents, tu ramasses tes crayons, le téléphone maintenu contre ton oreille grâce à ton épaule. Tu baisses la musique, afin de celle-ci ne devienne qu'un fond sonore agréable.

La sonnerie retentit plusieurs fois. S'il n'a pas programmé de répondeur, tu peux patienter longtemps. Encore trois bips et tu raccroches. Tu pourras toujours essayer plus tard. Mais à peine y as-tu pensé que le déclic si particulier d'une communication acceptée retentit.

— Viktor Reinhardt.

Tu t'attendais à tout, mais clairement pas à une voix aussi agréable. Ton interlocuteur a quelques spécificités de l'accent messin, comme des sonorités plus dures, un penchant peut-être un peu autoritaire. Ton cœur bat à toute allure ; il est rare que tu te sentes ainsi. Si le timbre de ton responsable de master, Arnaud Mercier, a parfois tendance à te tirer quelques rêves songeurs, celle-ci a quelque chose de différent, de presque envoûtant. Tu te ressaisis très vite ! « Pas le temps de flâner ! » Tu es une communicante, tu as appris à te présenter, à te vendre.

Ah ! Si tu avais été en face de lui, tu aurais dû réprimer ce sourire amusé, presque carnassier, qui fleurit sur ton visage.

— Bonsoir ! Victoria Courvoisier à l'appareil. Excusez-moi de l'heure tardive. Mais, je vous appelle concernant la petite annonce accrochée dans la salle des machines à café de la bibliothèque universitaire.

Quelques secondes filent, le temps nécessaire pour permettre à ce Viktor d'appréhender ton identité. Un long frisson glacé dévale ta nuque, ton sourire se fige, tes doigts tremblent soudainement sans raison apparente. Ta voix doit être maîtrisée, ton attitude irréprochable. Tu mets ça sur le compte de l'appel téléphonique. Si ça avait été un entretien physique, ça aurait été plus simple.

— J'aimerais savoir si l'annonce est toujours d'actualité et, si oui, peut-être convenir d'une entrevue afin de déterminer si je corresponds à vos attentes en matière de modèle de peinture.

L'homme répète ton prénom, une première fois, l'épelant avec un accent allemand présent, mais ce n'est pas ce qui t'interpelle ; il t'a semblé qu'il l'a susurré. Tu prends une profonde inspiration pour retrouver ta contenance et tes doigts attrapent un post-it bleu et un crayon à papier. Un mécanisme inutile au vu de ta mémoire, mais ça te permet de te concentrer.

— Enchanté de faire votre connaissance, mademoiselle Courvoisier. Vous avez de la chance ! Mon annonce est toujours valable.

Quand bien même l'espace d'un instant, tu te sens soulagée, une tension vrille ta nuque quand ton pot à crayon tombe une nouvelle fois. Tu remues la tête, pour chasser la pression sur tes muscles, pour chasser la torpeur qui t'envahit. Par chance, la voix de Viktor s'élève au bon moment :

— Que diriez-vous nous rencontrer ce jeudi ? À quelle heure finissez-vous les cours ?

Du pied, tu rassembles tes stylos à terre, tandis que ta main libre cherche ton agenda dans ton sac. À nouveau, voilà un réflexe inutile. Mais, si ton interlocuteur n'entend aucune activité dans son microphone, il pourrait croire que tu te contrefiches de ce qu'il te dit. D'autant que tu n'éprouves aucune joie à l'idée d'avoir un entretien, et que tu te contentes de lever les yeux vers ton plafond. Si tu es prise, ce travail te permettra plus facilement d'acheter un pot de peinture, qui sait ? En tout cas, ça devrait t'aider à te sentir un peu plus chez toi dans ce studio minable.

— Ce jeudi ? répètes-tu.

Quelques secondes filent alors que tu demeures silencieuse. Tu regardes ton agenda, plus par réflexe que par réelle nécessité. Ta mémoire est quasi-absolue et tu es capable de te représenter mentalement ton planning. Malheureusement, l'immobilisme ne te sied guère et bouger t'offre la possibilité de te sentir plus naturelle. Tu réfléchis vite ; les cours magistraux sont le matin jusqu'à douze heures trente. Tu n'as qu'un seul TD en début d'après-midi qui se termine à quinze heures. Le temps des courses, d'une douche rapide et de t'apprêter un minimum, tu estimes être libre plutôt en fin de journée.

— Je ne serai disponible qu'à partir de dix-huit heures, monsieur Reinhardt. Est-ce que cela vous convient ?

Une grimace crispe ton visage : il n'y a aucune raison pour que ça ne lui sied pas, n'est-ce pas ? Après tout, s'il a demandé à n'être contacté qu'à partir de dix-huit heures, cela signifie sûrement qu'il travaille le reste de la journée et n'est tout simplement pas disponible. Ton crayon à papier roule entre tes doigts, tu attends une réponse qui ne tarde pas à arriver.

— Mettons dix-huit heures trente, j'aurais quelques petites choses à préparer. Avez-vous de quoi noter ?

Tes lèvres s'ourlent dans un rictus moqueur ; tu as bien envie de rétorquer que ta mémoire ne te trahira pas, mais ça serait paraît trop prétentieuse.

— Oui, bien sûr, un instant !

Tu es pourtant déjà bien prête, mais tu préfères ne pas trop te montrer aux aguets. La communication, les conversations téléphoniques, les interactions sociales, tout ceci n'est qu'un jeu de manipulations diverses et variées. TU veux ce travail à tout prix et tu comptes bien tout mettre en œuvre pour l'obtenir – toujours dans les limites de ton code moral, évidemment.

— J'ai de quoi noter.

— Mon atelier se trouve au 1 rue des Récollets. Demandez Monsieur Reinhardt en arrivant, on vous mènera jusqu'à moi. Bonne soirée !

Il raccroche si vite que tu n'as même pas le temps de rajouter le moindre mot. Un sourcil haussé, tu te retrouves entre deux états d'esprit. Et le premier qui prime est celui de l'indignation.

— Mais... quel connard !

L'offuscation laisse place au rire. Tu t'attendais à quoi, honnêtement, de la part d'un artiste-peintre ? Aussi surprenant que cela paraisse, tu aurais dû te douter que son comportement ne serait pas en adéquation avec les normes sociales. Ta mission est loin d'être terminée. Tu dois prévenir Damien de ton éventuel nouveau poste et amener le sujet de manière à éviter une énième guerre conjugale. Cependant, c'est un tout autre numéro que tu composes. Contrairement à Viktor, Dvora met trois fois moins de temps pour décrocher. Sa voix, enthousiaste, retentit avec vivacité dans le combiné :

— Alors ? Alors ? Tu l'as appelé ce mystérieux artiste peintre ?

— Mais, jure, tu étais scotchée à ton téléphone ou quoi ?

Elle éclate de rire, et tu souris.

— Écoute, c'est pas tous les jours que ça arrive, ok ? Alors ? Dis-moi tout !

— J'ai un entretien jeudi à dix-huit heures trente.

— Oh wôw ! Mais c'est génial !

— Ouais, enfin... génial, faut le dire très vite...

C'est là que le bât blesse. Un entretien, en physique. Si tu ne renies pas ta beauté – tu n'es pas une de ces héroïnes de roman qui se dénigre inutilement – tu n'as rien pour vraiment te mettre en valeur. Tu passes ta langue sur tes dents, joues un instant avec la pointe de ta canine, et soupires :

— Dvora, j'ai besoin de ton aide.

— Laisse-moi deviner ; journée shopping demain pour changer tes tenues, hein ? Pas de soucis, on se dit à dix heures devant la Brioche Dorée de la rue Serpenoise.

Cette fois, c'est toi qui éclates de rire. C'est tout ce que tu adores chez ton amie : sa spontanéité et sa vivacité – en sus de sa fourberie latente, mais c'est un secret. Vous n'auriez jamais pu aussi bien vous accorder avec quelqu'un d'autre. La conversation passe sur beaucoup de sujets, mais revient souvent sur la nouveauté. La journée de demain va être longue.

Mais, Dvora est un ange, un génie, une déesse de la mode tombée du ciel. Si tu ne te débrouilles pas trop mal en la matière, ta meilleure amie est clairement à un niveau au-dessus du tien. Alors, certes, vous avez fait chou blanc pendant la journée du mardi, mercredi et ses arrivages ont été salvateurs ! Vous en avez même profité pour faire un premier essai coiffure et maquillage.

Ah ! Tu t'abandonnerais totalement sous les doigts de fée de ta comparse qui te sent d'ailleurs étrangement détendue. L'une comme l'autre, cependant, vous êtes consciente que le stress grimpera en flèche plus tard. Toi, tu angoisseras pour ton entretien, Dvora priera pour qu'il ne t'arrive rien de grave.

Et tu n'es pas sereine, pas tout à fait. Parce que ça ne va pas se jouer sur tes capacités mentales, tes connaissances ou encore ton art de la communication, non ! Ça ne se portera que sur ton physique.

— Splendide ! s'exclame Dvora.

Oui, il n'y a aucune raison pour que tu n'aies pas ce job !

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Teresa Povmolav
Posté le 15/09/2020
Helloo ~

C'est la première fois que je lis une histoire avec ce point de vue, si c'est perturbant dans les premières lignes ça nous met vite dans l'ambiance ! Écrit comme ça, je me sens plus proche du personnage, de ce qui lui arrive, et c'est top 0.0

Je redécouvre le Saulcy sous les yeux d'une autre personne aussi, c'est un peu bizarre mais c'est hyper cool de pouvoir réellement situer où elle va, de voir ce qu'elle voit ^^

J'aime déjà beaucoup les personnages (enfin certains moins -Damienhum- x) ) et j'ai vraiment très envie de voir ce que la suite leur réserve :3
AislinnTLawson
Posté le 22/09/2020
Tu connais le Saulcy ? :O Oh trop bien la coïncidence ! Du coup tu vas pouvoir découvrir une ville de Metz un peu plus sombre et les lieux te parleront sûrement un peu plus qu'à d'autre !

(Qui aime Damien en même temps ?)

J'espère que la suite te plaira ♥
drawmeamoon
Posté le 15/09/2020
Mais c'est normal qu'il ne soit disponible qu'à partir de 18H : C'est un vampire ! (J'en sais rien et je pars en théorie wtf dans mon cerveau, mais mais mais, vu sa façon d'être, moi je dis… et surtout vu comment vous les aimez les vampires… :eyes:)

J'ai adoré ce chapitre ! Je suis vraiment à fond dans votre histoire ! <3
Dvora est juste formidable, mon personnage préférée pour l'instant !
Et bon sang j'espère que Damien la soulera pas, ou alors assez pour qu'elle le quitte une bonne fois pour toute bruh ;;

La rencontre avec Viktor est cool (enfin... demi rencontre mouahaha, hâte de le voir jeudi, 18H30 "le temps qu'il prépare des trucs") — En vrai peut-être qu'il a été long juste car il était entrain de peindre, le téléphone a sonné il a du vite fait se laver les mains avant de décrocher T-T (Ça m'arrive tellement souvent)
Mais on va partir sur la théorie de Victoria : C'est un artiste donc il est excentrique, j'aime bien aussi xDD
Je sens que je l'aime déjà :eyes:

Et que dire de plus ? Encore un chapitre incroyable qui donne envie de lire la suite, avec un style fluide et agréable, et tellement bien ! Merci <3 Bisous !
AislinnTLawson
Posté le 22/09/2020
Ca y est j'ai pu me connecter et prendre un peu le temps de répondre aux commentaires omg et j'en ai quelques uns en retard haha !

Je ne dirais rien sur les raisons de l'heure et je suis contente que tu trouves Dvora formidable, parce qu'elle l'est !

En tout cas, je suis vraiment très très contente que ça t'ait plus et j'espère que la suite te plaira tout autant ♥

Des bisous ♥
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