[Jeudi 3 octobre 2019]
Comme prévu, l’appréhension est si intense que tu peines à sortir du lit. Un mal de crâne lancinant te cueille au réveil tandis que tu restes assise dans ton lit, un long moment, la tête en tes mains. Ce désagrément te gêne une bonne partie de la matinée, alors que tes angoisses vont et viennent comme autant de vagues qui s’écraseraient sans pitié contre des falaises.
Tu ne retrouves la pleine maîtrise de toi-même qu’une fois loin de ton appartement. Dvora s’attache à te coiffer. Elle s’occupe de tes longs cheveux, s’attache à redompter tes boucles parfois fatiguées. Tu tripotes nerveusement la lanière de ta combinaison bleue marine qui ceint ta taille. Le léger maquillage met en valeur tes yeux en amande et le liseré vert qui se démarque dans tes yeux bruns donnent l’impression de ressortir un peu plus.
— Bon sang ! On te donnerait le bon Dieu sans confession !
L’exclamation de ton amie te fait sourire. Enfin, ton sourire finit par se crisper très vite quand tu notes l’inquiétude dans les pupilles de ton amie. En plus de ça, elle tortille ses doigts.
— T’es sûre que ça va aller ? Tu veux pas que je vienne avec toi, au cas où ? J’attends devant le Cloître même si ça doit durer une plombe !
Tu caches ton chapelet sous ta tenue – ce Viktor n’a pas besoin de connaître ta confession – mais tu secoues la tête. Tu es plus rassurée, sur ce coup. Enfin, tu as surtout rationalisé ; le cloître est un lieu de passage, et il n’y a aucune raison pour que tu risques quoi que ce soit, d’autant que ce peintre t’a bien signifié que tu devais le demander. Or, cela prouve la présence d’au moins une autre personne. Tu t’approches de ton amie et la prends dans tes bras.
— T’en fais pas ! J’ai aussi prévenu Damien. Si vous n’avez pas de nouvelles rapidement, vous appelez les flics. Ca se passera bien, je ne sors pas sans rien !
Et pour cause ! Tu ne te promènes jamais dans Metz sans ta bombe au poivre et ton taser. Ce sont les seuls folies que tu te sois autorisé quand tu es arrivée en ville. La société a énormément changée, et sûrement pas en bien. Le nombre d’agressions de toute nature a explosé et les gens évitent parfois de sortir le soir. Pour autant, Metz est loin d’être une ville morte et l’activité du centre-ville accueille toujours les soirées étudiantes les plus dépravées. En fin de compte, ce sont des quartiers comme Devant-Les-Ponts et le Saulcy qui sont totalement désertés.
Dvora te rend ton étreinte et pose sa tête sur ta poitrine. Elle a toujours veillé à écouter ton cœur quand elle ne t’accompagnait pas quelque part, comme si le simple fait de l’entendre battre normalement, sans le moindre signe de stress, lui permettait de se rassurer.
— Je ne serai rassurée que quand tu m’appelleras ! J’te souhaite bonne chance !
Tu lui offres ton sourire le plus radieux, la serres un peu plus contre toi, avant de quitter son appartement.
À l’extérieur, le temps est encore clément et une petite étole beige couvre tes épaules. Si le décolleté de la combinaison est léger, tu ramènes malgré tout un pan du châle sur ta poitrine, embarrassée que tu es par un telle tenue. Elle n’a rien de vulgaire, pourtant. Même tes chaussures à talons sont à peine dévoilées à chacun de tes pas.
Tu jettes un regard à ta montre de temps à autre, pour vérifier l’heure. Marcher en talons sur les rues pavées n’a jamais été très simple. Il n’est encore que dix-huit heures et tu as rendez-vous dans une demi-heure. Tu esquisses un léger sourire ; ta manie de toujours chercher à arriver un peu en avance te permettra au moins d’éviter de te fatiguer et de transpirer. Surtout lorsque tu t’arrêtes au pied de la petite pente qui mène au Cloître des Récollets. Tu ne l’as jamais aimée, celle-là. Elle est insidieuse et fourbe ! On dirait qu’elle est simple à gravir, mais à chaque fois que tu prends ce chemin, tu as l’impression que tes jambes vont s’écrouler sous ton poids. Et cette fois, tu es en talons !
Ton cœur bat à tout rompre contre tes côtes, mais le soulagement file quand les grilles en fer forgé se dressent finalement devant toi. Tu marques un temps d’arrêt, prends le temps de vérifier l’heure sur ta vieille montre – ce qui ne manque pas de dénoter avec l’ensemble élégant que tu portes – et quand enfin tu rentres dans le domaine, la Cathédrale Saint-Etienne sonne la demie.
Ton regard volète, çà et là. Tu analyses les moindres détails de l’architecture séculaire du lieu. Tu te souviens de son histoire riche. Tout d’abord couvent, il deviendra le chef-lieu de l’armée du Rhin en 1791 avant de devenir un orphelinat. Tu souris, quand tes yeux se posent au hasard sur un gisant de chevalier. Maintenant, le Cloître est devenu le repère d’un peintre en plus d’être là où se trouvent les archives municipales de Metz. « Intéressant ! »
Tu n’oublies cependant pas que tu es à la recherche de quelqu’un qui pourra t’indiquer où se trouve ce Reinhardt quand une voix grave, profonde s’élève et t’interpelle :
— Victoria Courvoisier ?
Toujours terriblement souriante, consciente de l’image quasi-angélique que tu peux porter sur ton visage alors que tu étais clairement en train de fureter, ton esprit étrangement détourné de ton objectif premier, tu hoches la tête :
— Oui, c’est moi. Je cherche monsieur Reinhardt.
Tu inspires profondément et bombes fièrement la poitrine quand un sourire étire les lèvres de l’inconnu. Ce dernier glisse ses doigts sur son bouc, non sans te dévisager sans honte. Et toi, tu redresse le menton, adoptant d’ores et déjà sur ton visage l’assurance que ta voix avait pu avoir au téléphone. Tu soutiens son regard, sans forcément le défier, mais plus pour le comprendre. L’homme, pour autant, ne te manifeste aucun autre intérêt qu’une légère forme de curiosité. Son attitude précédente, pour autant, dénote avec la sensation première que tu avais eu : qu’il te reluquait. Il te signe ensuite de le suivre et les minutes qui passent encore souffrent de la monotonie du silence, seulement interrompue parfois par le claquement de tes talons sur la dalle marbrée.
Une fois devant l’atelier, l’homme te laisse là, silencieux. Tu inspires profondément, replaces une mèche de cheveux derrière ton épaule. Tu frôles tes multiples piercings à ton oreille gauche, frappe…
— Entrez !
… Et entres dans l’atelier. Tu subis le contrecoup de la différence de température entre l’intérieur et l’extérieur. Le contraste n’est pas si intense, mais suffisant pour être remarqué. Comme à ton habitude, tu ne t’empêches pas d’analyser les moindres recoins de cette pièce dans laquelle, qui sait, tu finiras par passer un peu de temps ?
Les fenêtres, hautes, sont hermétiquement fermées par des volets qui coûtent sûrement bien plus cher que ton loyer annuel. Cà et là, divers tableaux sont exposés ; peintures mortes, scénettes et autres portraits dissimulent habilement quelques nus. Tu es rassurée, cependant, tu n’y vois rien d’obscène.
Au centre de la pièce, enfin, se trouve une estrade sur laquelle attend un petit divan ainsi qu’un tabouret. L’endroit est éclairé de multiples spots directionnels qui habillent la pièce d’une lumière claire et révélatrice de tous les détails. Tu y vois une petite fissure discrète sur la dalle, une araignée patiente sur sa toile, mais révèle la sanité de la pièce.
Le lieu respire le professionnalisme, même si tu ne manques pas de terminer ton observation sur le lit et la table basse cachés par un paravent. Un sourcil aussi, tu te rappelles mentalement qu’il s’agit d’un peintre, qu’il doit sûrement passer beaucoup de temps à travailler et parfois être trop fatigué pour rentrer. Oui, tu préfères te dire ça, que de penser à autre chose.
Un léger bruissement attire ton attention, lorsqu’une silhouette massive se redresse. Tu te figes dans ton mouvement et fais face à celui que tu penses légitimement être Viktor Reinhardt. Bien plus grand que toi, les épaules massives, son polo dissimule très mal la ligne ferme de ses muscles. Mais si le regard du peintre glisse sur tes propres courbes, tu restes stoïque. Après tout, il ne t’embauche pas pour la finesse de ton esprit mais bien plutôt pour ce que tu lui inspireras. Tu ne te prives donc pas pour l’observer à ton tour, la vague impression de l’avoir déjà rencontrée te tiraillant. Oui, d’accord, mais où ? Tu t’arrêtes bien peu de temps sur cette interrogation – Viktor Reinhardt est un inconnu pour ta mémoire trop parfaite – et reprends tranquillement ton observation.
Sa barbe blanche bien taillée et ses longs cheveux lui donnent un âge indéfinissable, même si tu estimes qu’il pourrait avoir la quarantaine. Une quarantaine très charmante. Ou la cinquantaine, qui sait ? Ah ! Tu as bien du mal à déterminer de l’âge des gens. D’ailleurs, il pourrait avoir celui de ton père !
— Vous êtes danseuse ?
Tu hausses un sourcil. « Bonsoir, comment allez-vous ? J’espère que le trajet n’a pas été trop difficile. Installez-vous sur cette chaise, je vous en prie. » À croire que la politesse l'étouffe parfois. Tu étires tes lèvres en un sourire affable. « Ma foi. C'est un peintre. L'excentricité, tout ça. »
— Soit vous êtes fin observateur, soit quelques uns de vos modèles ont été des danseurs.
Tu n’infirmes, ni ne confirmes. En réalité, tu t’en fiches bien un peu, tu as juste envie d’avancer cette discussion pour autre chose que des banalités sans nom. Alors, assurée, tu t’approches de lui, la main tendue.
— Victoria Courvoisier, mais vous le savez déjà. J’espère ne pas être trop en retard.
Ca, par contre, tu sais que c’est totalement faux. À nouveau, tu préfères montrer une fausse humilité et adopter une posture légèrement inférieure à la sienne ; tu seras sûrement sa subordonnée, et si ton corps manifeste une redoutable assurance, ton visage de poupée exprime plutôt la délicate innocence qu’on accorde facilement aux enfants de chœur. Et tu tiens à lui laisser croire que tu ne mèneras pas l’entretien. Du moins, pas trop. Car, tu sais ce que tu vaux et, même si pour cette fois, ce ne sont pas tes compétences intellectuelles que tu dois mettre en avant, tu ne tiens pas à être un pauvre agneau pitoyable non plus. Tu ne te démontes pas non plus quand il rit.
— Votre maintien et votre posture vous trahissent. Je n’ai guère trop besoin de vous observer. Viktor Reinhardt, riche rentier et artiste-peintre par plaisir.
Il te domine, par sa présence, par l’étrange ton qu’il adopte et le rire dans sa voix, mais n’envahit par totalement ton espace vitale. La manœuvre suivante, cependant, te prend de court. Voilà qu’il se saisit délicatement de tes doigts et retourna ta main, afin d’en effleurer le dos de ses lèvres. Les poils de ton dos se redresse quand un frisson parcourt ton échine. Malgré toi, tu laisses passer un souffle un peu plus lourd que d’ordinaire. « Allons, Vicky, la chaleur de la pièce, rien de plus ! »
Tu te dois de t’adapter, et très vite. Impossible de savoir s’il cherche à te dérouter et tu ne comptes surtout pas te laisser faire, même si tes réactions physiques refusent de s’accorder avec la maîtrise de ton esprit. Ton regard glisse malgré toi en direction du lit et, pour la première fois depuis que tu es rentrée dans la pièce, une alarme se met en route dans ta tête. Quelque chose te hurle de fuir…
Ou alors est-ce autre chose qui crie à ses oreilles, tu ne sais pas trop. Tu inspires profondément. « Ce lit ne lui sert que quand il est fatigué. Il faut arrêté avec le cliché du peintre qui se tape sa modèle ! De toute façon… » Ce n’est clairement pas avec toi que ça arrivera. Malgré les failles dans ton couple, tu restes bien trop fidèle à Damien et tes valeurs pour les rompre aussi vulgairement. Après quelques secondes qui te paraissent trop longue pour une réponse convenable, tu te pares d’un délicat sourire et croise tes mains dans ton dos :
— Chacun occupe son temps comme il peut et veut, répond-elle avec délicatesse.
Après tout, pour toi, c’est la danse. Ton inscription au conservatoire te coûte un rein, mais cela t’importe peu. La danse est bien l’une des rares choses pour lesquelles tu te ruinerais facilement, plus que tu ne l’es déjà en tout cas. Viktor t’observes, encore un peu. Et toi de même.
Tu enregistres tout ; les intonations dans sa voix, ses attitudes, sa manière de bouger. Tu le graves dans ton esprit et l’envie de te renseigner sur lui te titille. Ah ça, tu n’y manqueras pas non plus, histoire de savoir à qui tu as à faire. Il te tourne le dos, pour s’approcher de ton agenda, et sa voix profonde vibre de nouveau, te tirant de tes pensées :
— Vous travailleriez avec moi tous les jeudis, de dix-huit heures à vingt-et-une heures, pour cinq cents euros. Vous seriez payée en liquide. Cela vous convient-il ?
Si ça… te convient ? Tu es décontenancée, qu’on se le dise, et ta bouche est bien pâteuse. C’est beaucoup plus que ce que tu ne pourras jamais gagner avec ton petit travail au Starbucks. Tu pourrais même le quitter ! Toi qui voulais changer la serrure grincheuse de ta porte d’entrée, ça ne sera plus une difficulté. Tu pourras même faire changer les fenêtres et les volets, à ce rythme ! Alors, quand bien même l’entretien n’ait pas été conforme à ce que tu as déjà pu vivre, est-ce si grave ? Il avait juste besoin de savoir si tu lui plairais suffisamment pour avoir envie de te peindre. C’est gratifiant, d’un côté. Quant au salaire, ça, il te faudra un moment pour t’en remettre.
— Je dois admettre que je suis un peu surprise par votre proposition, sourit-elle, mais celle-ci me convient. Quand voulez-vous commencer ?
C’est peut-être du travail au noir, ça flirte avec l'illégalité mais vu ta situation financière, tu serais bien impolie de faire la fine bouche. Tes doigts se perdent dans ta longue chevelure bouclée, que tu ramènes d’un côté de l’épaule, dévoilant un peu ta nuque et ta gorge. Tu observes les peintures, revient sur Viktor, mais un soupir aux creux de ton oreille te faire te raidir. Voilà que la tension revient s’abattre sur tes paupières. Tu espères, en fin de compte, qu’il te demande de revenir un autre jeudi. Tu feras une soirée pâtes avec Dvora, au téléphone avec elle, à discuter de ce mystérieux entretien.
Mais là, il te regarde, dans un silence qui t’aurait bien mise mal à l’aise en temps normal si tu ne t’étais pas déjà rentrée dans le crâne l’idée qu’un peintre, rentier en plus de ça, est forcément excentrique. Il ne te réponds pas, pas encore. Non, il se contente de détourner son attention de toi. Tu n’arrives pas à déchiffrer son expression lumineuse, à comprendre l’intérêt de l’éclat dans son regard alors qu’il pianote tu-ne-sais-quoi sur son téléphone portable.
Tu contractes la mâchoire. Il te fait tourner en bourrique ? Tu ne sais pas trop et alors que tu ouvrais la bouche, pour lui assurer que tu comprendrais qu’il ne veuille pas travailler maintenant, il daigne enfin t’apporter une réponse :
— Maintenant ! claironne-t-il enfin d'une voix suave. Nous commençons maintenant.
Pour la soirée pâtes au téléphone avec Dvora, c’est définitivement loupé.
Voilà c'est tout ce que j'ai à dire.
Tu as constaté à quel point mes commentaires devenaient de moins en moins constructif avec le temps ?
Bon : je suis toujours aussi fan de ton histoire, l'écriture à la seconde personne ne me dérange plus du tout du tout, au contraire elle m'imprègne d'autant plus : et ca en donne des frissons même si je ne me représente pas du tout dans le caractère de Victoria, j'arrive a etre deux fois plus empathique avec elle : et j'ai peur de ce qu'il va lui arriver.
Au départ j'avais lu cinq euro, je m'étais indigné, puis j'ai vu cinq cent et je me suis dit que c'était bien plus cohérent mdrr
En tout cas j'adore Victoria même si bordel quitte Damien c'est un con enfin T-T
J'ai très très peur de la suite mais en même temps très hâte de la connaître
Et rip la soirée pâte au téléphone avec Dvora T-T <3
Et non elle est pas payé 5e mdrrr l'arnaque sinon !
La suite promet d'être riche en émotion !