Mon père me fusillait du regard, et me demanda comment s’était passé la première journée dans le nouveau lycée. Je répondait que ça s’était bien passé, malgré que j’ai encore le goût du sang dans la bouche. Ses yeux noirs me fixaient mais je rompais le contact, et je baissais les yeux car j’étais faible. Regarder dans les yeux des gens c’est les affronter d’une certaine manière, j’avais pas le cran pour ça. Il était très gentil avec moi quand j’étais petit, mais distant, jusqu’à mes douze ou treize j’avais une relation très pudique avec lui. On ne se parlait quasiment pas en dehors des banalités du quotidien, on ne se disait pas « je t’aime », pas de contact physique. Rien. Juste le minimum nécessaire d’un semblant de relation père-fils que nous jouions comme des comédiens, chacun était à sa place et sortir de ce rôle semblerait sortir de l’ordinaire et de l’acceptable. Quand j’ai passé la barre des quatorze ans et que ma schizophrénie a commencé à apparaître, il est devenu violent. Ne comprenant pas ce qu’il m’arrivait, et surtout en ne voulant pas comprendre, il me frappait. Ça a commencé avec des gifles, puis des gifles il était passé à me prendre par le col et me cogner contre les murs.
Avec ma mère c’est différent. C’était une relation familiale beaucoup plus ouverte, on ne disait pas « je t’aime » non plus, mais de temps à autre, assez rarement en fait, on se parlait, pour de vrai. Surtout quand elle m’a surpris avec mon premier petit copain, c’était gênant mais au moins on a eu une vraie discussion. Ça m’a évité bien des choses, et à ce moment là, mon père n’était pas là. C’est parce que ma mère lui a raconté la surprise qu’elle a eu et la discussion qui a suivi qu’il ne s’est pas défoulé sur moi. C’est comme si il était pas si dérangé que ça, il devait penser que je faisais ma crise d’ado et que je voulais me rebeller d’une manière ou d’une autre. Néanmoins ça l’avait conforté dans son attitude par la suite. Maintenant on se parlait carrément plus à part les choses essentielles pour avoir un semblant de relation père-fils. « Bonjour », « merci », « comment ça va ? ». Pour lui j’étais faible, et il avait raison, j’étais qu’un « pédé », comme il aime le dire dans ses excès de colère. Ceci dit il me frappait beaucoup moins. Sauf une fois, où j’avais décidé que c’était fini les insultes et l’humiliation. Il avait insulté mon ancien petit copain, a m’avait foutu en rage. On a commencé à s’engueuler, puis j’ai du aller trop loin et il a décidé de jeter mes dessins, mes crayons, et certains de mes vêtements qui faisait trop « homo » à son goût. J’avais beaucoup pleuré, ma mère aussi. Depuis je n’ai plus jamais essayé de – vraiment – me rebeller, j’avais compris où était ma place.
Ce jour-là où je suis rentré de mon premier jour au nouveau lycée, ce qui l’a énervé c’est mes vêtements tachés de sang et de terre à cause de l’agression que j’avais subi. Il ne m’a pas frappé, mais il a dit que la prochaine fois il me louperait pas. Alors j’ai pleuré. Comme une fillette. Ma mère n’avait rien dit comme à son habitude, elle se taisait devant mon père, elle osait pas essayer de me défendre ou de calmer mon père. On était tous les deux sous l’emprise de son autorité et de sa haine qu’il a développé envers moi. Puis il a fait des grands gestes de protestation, il était en rogne pour si peu. Il était prêt à me balancer de la vaisselle à la figure, et il aurait été capable de le faire sous les yeux de ma mère, qui se tenait à l’écart pour ne pas avoir à subir sa fureur. Moi je baissais les yeux en pleurant encore une fois, toujours avec ce goût de sang dans la bouche, et du sang sur mes vêtements.
De toute façon c’est pas comme si je pouvais me défendre moi-même, avec mon physique de traître et ma tendance à pleurer à la moindre secousse. J’avais toujours été très sensible, je ressentais des choses que ne ressentait pas les autres, et je ne parle seulement de ma maladie, la schizophrénie, mais je ressentais fortement les émotions des autres et les miennes. C’est peut-être pour ça qu’on me dit souvent que je paraissait « homo » dans la famille, même si je ne le disais pas. Visiblement c’est une qualité que l’on donne à ces gens dont je fait partie, les « homos ». Il y a que ma mère et mon père qui sont au courant de mon homosexualité, de toute façon j’ai personne d’autre à qui en parler. Je serais bien désespéré de devoir faire un blog sur ma vie, à part mes malheurs j’aurais rien à raconter à personne. Quoique un blog d’un schizophrène suicidaire ça pourrait attirer la curiosité morbide de pas mal de gens.
Concernant ma maladie, ça avait bloqué avec mes parents. Le psychiatre avait bien essayé de leur expliquer, mais ils arrivaient pas à comprendre le concept de cette maladie. Que j’avais pas à être interné selon le psychiatre. Si seulement il voyait les cicatrices que j’avais sur le corps, je me ferais interné illico presto dans un hôpital psychiatrique. Heureusement j’en avait jamais parlé, ça me faisait peur d’y aller, j’avais peur de me retrouver qu’avec des mecs complètement hors-sol, qui hurlent, se battent avec les infirmiers, c’était pas un endroit pour moi, j’étais mieux là où j’étais. Et ma schizophrénie n’était pas si forte que ça donc « ça allait », je savais à peu près me gérer seul. J’arrivais à vivre une vie à peu près normale maintenant que j’étais stabilisé et sain d’esprit. Je n’avais plus ces hallucinations où ces délires de persécution contre des gens qui ne me voulaient pas de mal, pour les rares gens qui ne m’en veulent pas. Car à force d’être vraiment persécuté, je pensais que tout le monde m’en voulait, même les passants dans la rue. Une fois dans le bus, j’ai cru voir un agent du FBI qui me suivait partout. Évidemment c’est ridicule, et j’ai honte de ces hallucinations, j’assumais difficilement ce que j’avais pu vivre de similaire.
J’allais alors dans la salle de bain pour me changer, et mettre au lavage les vêtements souillés, et pris une douche. Seul dans ma chambre je repensais à cette fille du lycée qui s’était interposé. Pourquoi elle avait fait ça ? Ces mecs étaient bien plus forts qu’elle, ils ont du avoir la frousse de son style gothique, un peu punk sur les bords. Je les avais vu, Ambre et son groupe, de loin devant le lycée en rentrant, j’avais baissé les yeux devant eux alors je n’avais pas vraiment regardé qui ils étaient et combien. Moi aussi j’avais la trouille d’eux. Et comme j’étais tout seul, j’ai pas osé m’approcher d’eux ou même de croiser le regard. Mais quand j’ai vu ce regard d’eau, personne ne m’avait regardé avec autant de douceur, personne ne s’était jamais préoccupé de moi avant ça. Elle était partie comme elle était venu, sans rien me demander de plus que si ça allait bien. Quand j’ai croisé ses yeux d’eau, c’est comme si un monde nouveau s’ouvrait à moi. Un monde plus heureux, un monde moins malveillant. J’aurais du lui dire quelque chose de plus mais je n’ai rien dit et on s’était regardé, elle ne m’effrayait plus d’un seul coup.
Ce soir là je me suis couché un peu plus serein en sachant que cette fille existait. En plus, comme mes plaies s’étaient rouvertes j’ai pu goûté mon sang, ce goût ferreux. Je regardais ma cuisse et on voyait les cicatrices du mot « suicide » que j’avais écrit à la lame de rasoir.
La première fois que Ambre a vu mes plaies elle s’est tout de suite inquiétée pour moi, comme personne ne l’avait fait avant. Elle m’a caressé la tempe et m’a demandé pourquoi je faisais ça. Ça me fait du bien, j’ai dit. J’avais pas d’autre explication, faire sortir mon sang est la seule chose qui me faisait décompresser du reste. Ce trop plein qui sort, c’est divin comme sensation. Mais Ambre, ça lui plaisait pas. Elle avait peur pour moi, elle m’a dit. Alors que moi je n’y voyais aucun mal, je n’avais que ça pour me faire tenir le quotidien. Elle m’a dit qu’elle était là pour moi, qu’elle ne me laisserait jamais seul. Le soir même où elle a vu mes cicatrices et mes plaies, on a discuté toute la soirée au téléphone. À un moment on a parlé de mon ancien petit copain, elle m’a demandé si j’aimais vraiment que les garçons. Je sais pas, j’ai répondu. En réalité je savais que si, mais à partir de là elle m’a vu différemment.