La magie était si dense que Landon peinait à respirer. Il s’adossa contre le mur de la pièce annexe bourrée d’étagères jusqu’au plafond, agencées comme un vrai labyrinthe format poche. Kavi le contemplait de son air blasé, le mégot toujours au coin de la bouche.
Landon avait peu d’expérience concrète avec la magie, elle était courante tout en étant inaccessible. Lio l’offrait à ses prêtres les plus fidèles. Et pourtant, l’air qu’il respirait pesait si lourd ! À lui donner une migraine et lui retourner l’estomac. Il n’avait pas de doute que l’antiquaire avait protégé son magasin avec un sort, et Kavi était aussi éloignée d’un prêtre sorin que Landon d’une personne en bonne santé.
Tu le sais bien que la magie existait avant le sorinisme et s’étend au-delà. Pourquoi si surpris ?
Parce que savoir était une chose, en avoir les coeur net une autre.
Logique sans faille, savoir que le chemin de retour te sera impossible est une chose, le vivre pour en avoir le coeur net tout à l’heure une autre. Ca se tient.
Le problème avec la voix dans la tête ? Difficile de la faire taire !
Kavi l’avait guidé à travers un bon nombre de pièces diverses à l’apparence anodine, mais au contenu dangereux, avant de déboucher sur celle qui contenait les convoitises de Landon. L’historien avait aperçu des armes, une pièce toute entière consacrée à des concoctions diverses, cachées dans des meubles de pharmacie anciens qui avaient plus d’un tour dans leurs tiroirs. Kavi avait aussi une magnifique tapisserie que Landon aurait emporté de suite si seulement elle s’empochait facilement… et si accessoirement elle ne coûterait pas cinq cent mille talas. Elle datait facilement d’il y a cinq cent ans ! La grande tour centrale d’Oséamune sur l’image n’avait pas encore la sculpture de soleil géant, symbole ultime du dieu Lio.
Landon tenta de se redresser, fut prit de vertige, et prit à nouveau recours à l’étagère pour ne pas tomber. La magie qui régnait dans ces lieux illégaux l’amena au bord de la nausée.
– C’est la magie qui rend votre boutique si sûre ?
Un sourire énigmatique se dessina sur les lèvres de l’antiquaire.
– Tir, faites attention à vos mots, ne dites pas n’importe quoi, à n’importe qui. Mais pour vous répondre, oui. Entre autre. C’est bien la première fois qu’elle rend si mal un de mes clients.
Gabi lui avait dit la même chose. Ne pas dire n’importe quoi à n’importe qui, n’importe où.
Ecouter les gens, tu sais, cela sert à quelque chose : s’éviter des ennuis. Si si, effet garanti. Surtout pour la voix dans la tête.
Qui se vexait comme un poux pour le moindre mot.
– J’ai l’air d’être sensible, répondit Landon à l’antiquaire.
– Être sensible à la magie est une mauvaise chose, nota-t-elle d’une voix indifférente comme si elle constata la météo du jour.
Elle lui tendit une pair de gants quand Landon n’avait plus envie de rendre son repas de midi et arrivait à se tenir debout avec sa béquille.
– Les livres sont conservés avec de la magie, mais on ne peut pas être trop prudent. Tout livre que vous voulez acquérir perdra son sort dès qu’il quitte ces lieux.
– Rassurez-moi, il tombera pas en poussière ?
– Non, mais il se comportera comme n’importe quel livres au papier de l’époque. Ce sont des choses délicates. Imaginez-vous que la magie a arrêté le temps pour les ouvrages tant qu’ils sont ici.
– Quels sont leur prix ?
Kavi pointa vers une étagère à sa gauche.
– Les livres sur le sorinisme commencent vers cinquante mille et vont vers plusieurs centaines de mille talas. Payé en liquide, ou en chèque.
Rien que ça. Il allait finir pauvre pour de vrai.
– Et le chat que vous avez pris est trois cents talas.
– Merci.
– Une chaise ?
– Ça ira, merci.
On en reparle, de ta fierté mal placée que tu as soit-disant ravalée ?
Chut.
Landon s’approcha de l’étagère garnie d’épais livres en reluire de cuir et d’autres, plus anodins, à la reliure plus bon marché. Landon les reconnut comme des livres qui dataient de la Dépression, quand les ressources et l’argent se faisaient rares et de bonnes reliures donc secondaires. Il glissa un doigt osseux sur le dos des livres, déchiffrant la vieille écriture aux lettres et symboles difformes comparés à l’écriture actuelle. Les Veilleurs., le Mensonge des sorins, les deux Immortels, Registres des taikas 2675 AC, Les Sept Créateurs.
D’un geste machinal, Landon prit le registre et le feuilleta. Une liste de noms interminable sur une soixantaines de page, en taille minuscules, au stylo plume à l’encre noire effacée. Maks – mort. Ryayah – mort. Mary – district 5,57, rue de le Paix. Selenis – Telsi, groupe Tellerosso. La vertige de Landon s’intensifia à nouveau. Il prit appui sur l’étagère en bois massif. Cette petite pièces annexe était encombrée d’un savoir qui menait tout droit vers la peine de mort.
Landon avait envie de tous les prendre
Aucun instinct de survie.
Il remit sagement le registre à sa place.
– Que contiennent les autres étagères ?
– Des livres d’Histoires. Des fictions interdites, des essaies controversés, des livres scolaires. Des rapports scientifiques. Des livres de guérisons et de médecine. Tout ce qu’Oséamune veut oublier.
– Où sont les livres d’histoire ? Et scolaires ?
– Au fond à gauche.
Kavi se remit en mouvement après avoir écrasé son mégot sur son tablier. Landon la suivit d’un pas lourd dans le labyrinthe d’étagères qui soupiraient sous le poids du savoir interdit et qui mangeaient le bruit lourd de sa béquille comme des affamées. Il tanguait un peu, la magie le rendait ivre. Comme s’il ne galérait pas assez en tant normal !
– C’est le fond de la boutique ? constata Landon en ne voyant aucune autre entrée.
– Le fond du fond. Le savoir est plus dangereux que des armes à feu. Le petit Gabi vous fait bien confiance.
– Entre historiens assidus, on se comprend.
Kavi lui lança un regard peu convaincu, un sourcil arqué.
– Soit. Ici.
Elle pointa l’étagère au fond.
– Histoire tout en haut, scolaire tout en bas.
Mais Landon n’avait pas d’yeux pour les livres. Son regard s’était posé sur la silhouette tassée au fond, enroulée en boule dans le coin vierge d’étagères et que Kavi ignora comme s’il était des plus commun d’avoir un humain bâillonné et ligoté dans le coin lecture de sa boutique. Le plus terrifiant dans cette histoire ? Landon reconnut le tas de misère au premier coup d’oeil.
– Vieno.
Il n’en croyait pas ses yeux.
– Vieno, répéta Landon abasourdi avant de se tourner vers la patronne du magasin, un nombre incalculable de questions sur le bout des lèvres.
– Je ne fais pas dans le marchandage de domestique, retourna Kavi tranquillement. Je ne le stock que temporairement, sous demande.
Jamais, Landon n’avait cru qu’on pouvait ressentir une terreur aussi glacée.
– Pardon ?
– À moins, évidemment, que vous désirez l’acheter. Une denrée rare. Je pourrais faire une exception, si vous y mettez le prix.
Landon n’en revenait pas. Il ramena le regard sur l’être qui avait bougé à peine à l’appel de son nom. Cela devait bien faire deux ans qu’il n’avait pas revu Vieno, mais il reconnut entre mille les grands yeux vert qui le fixaient avec le même abasourdissement qui devait se lire sur son propre visage, ainsi que ses cheveux si blond qu’ils en paraissaient illuminés. Ils avaient toujours été la fierté de Vieno, si bien que sa coupe trop courte n’avait pas pu être un choix volontaire.
Il se lassa tomber à terre à coté de lui pour lui enlever le bâillon.
– Comment t’es-tu mis dans un pétrin pareil, bon sang, murmura-t-il en posant une main bienveillante sur sa joue.
– Milice, articula Vieno avec peine. Soupçons. Rébellion.
La détresse dans sa voix fondit le coeur d’historien.
– La milice ?
– Revendue… en tant… domestique.
– Chut. Tu m’expliqueras ça après.
Landon releva le regard vers Kavi qui observa la scène avec un calme surprenant, comme s’il n’y avait rien de plus normal.
– Combien ?
– Quatre millions.
Bon dieu Lio, misère de sort de nom de bleu de combien ?!
– Un million.
Un nouveau sourire se dessina sur les lèvres de l’antiquaire.
– Tir Héley, vous ne vous rendez pas compte de votre situation. Vous n’êtes pas en mesure de marchander – elle désigna Vieno d’un signe de tête – on n’en trouve plus, des comme ça.
Landon, si elle ne le stock que temporairement, ça veut dire…
…qu’il était déjà vendu, ou réservé. Oui. Probablement que quelqu’un était supposé venir le chercher.
Il avait beau avoir entendu du marché illégal de domestiques, le voir était une toute autre histoire. Surtout quand le domestique au question n’était personne d’autre que son meilleur ami.
– Quatre millions, concéda-t-il.
– Quatre chèques d’un million.
– Très bien.
Tu es ruiné.
L’argent se retrouvait.
En tant que malade chronique qui jubile à la victoire quand il arrive à gravir deux étages ?
Il ne pouvait pas laisser Vieno ici, non ? Evidemment que non. Comment pouvait-il repartir, la conscience tranquille, sans le libérer ?
– La figurine, Vieno, et le livre sur les sept Créateurs.
– Quatre millions cent mille trois cents talas.
Le chiffre le rendait encore plus malade. Il s’adossa contre une étagère et chercha à calmer son estomac, alors que Kavi s’approcha pour s’accroupir et libérer Vieno de ses attaches. Quatre millions. L’être misérable qu’il avait ramassé un jour de pluie dans la rue du cheval noir valait quatre millions de talas. Une somme assez grande pour prétendre au titre de var, la nouvelle noblesse.
– Le service de l’entrée du SARP est fourni avec.
– Bien.
Landon n’avait aucune idée ce que cela signifiait, mais il avait une soudaine envie furieuse de fuir cet endroit.
– De l’aide ?
– Ca ira.
Tout son être refusait d’accepter la main tendue d’une personne qui marchandait un être humain comme un commode de décoration. Il peina à se mettre debout et ce fut Vieno qui lui venait en aide en le soutenant les poignets marqués de l’emprunte des cordes. Il évita soigneusement son regard, toujours aussi maigre que dans les souvenirs de Landon.
– Ca va aller ? demanda ce dernier doucement.
Vieno acquiesça d’un hochement de tête. Une fois debout, une main sur la béquille, l’autre autour des épaules de Vieno, il suivait Kavi vers une chaise où il s’affala. Il sortit son chéquier pendant que la patronne alla emballer ses deux achats qu’elle lui échangeait contre l’argent.
– Autre chose ? demanda Landon en jetant un oeil sur le fin dossier qu’elle avait glissé dans ses achats.
– Les papier du domestiques, nota Kavi. Non. Vous pouvez vous reposer ici si vous souhaitez, mais je vous conseille de ne pas trop vous attarder.
Evidemment, elle vient de vendre la marchandise destiné à quelqu’un d’autre, probablement au quadruple du prix de base.
Vieno se tenait debout à côté de lui tel un chiot perdu. Il portait toujours la cape bleue que Landon lui avait offert il y avait plus de deux ans. Landon lui attrapa doucement le poignet.
– Tu vas rentrer dans l’ordre, Vieno. Je te promets.
Vieno lui lança un regard désabusé.
– Non Landon, articula-t-il de sa voix malmené. Rien. Rien ne rentrera plus jamais dans l’ordre.
Ses mots étaient soulignés par une fatalité qui glaçait le sang de l’historien.