- VII -

Le lycée n’avait pas accueilli trois élèves que déjà des cris énigmatiques s’élevaient. Que se passait-il ? Daphkarny et moi courûmes au portail afin de connaître les raisons de cette frayeur extrêmement matinale – cinq minutes avant le début des cours, soit à 7h55.

Paul Éluard, du haut de son socle, remuait les lèvres. Il n’était plus invisible et abasourdissait les élèves avec cette démonstration de vie de la part d’une statue. Ses yeux de rubis semblaient plus brûlants que jamais : des flammes s’élevaient occasionnellement des pupilles incandescentes.

J’admets que les moins courageux, et aussi les autres, soient terrifiés par ce genre d’apparition (moi-même, si ces choses ne constituaient pas mon quotidien, je n’en aurais pas mené large). Cependant, je compris en m’approchant que ses lycéens pétrifiés par la peur avaient une encore meilleure raison de crier que l’apparence de la statue.

Sa bouche de fer animé ne dispensait pas un propos normal. Il parlait une langue ancienne, mais dont les effets néfastes subsistaient ataviquement dans l’humain. Il parlait la langue du Diable. La malédiction qui entourait ce dialecte archaïque et rarissime, même chez les Démons, faisait que bien qu’on n’en comprenne pas le sens, on y restait difficilement de marbre.

Plusieurs secondes d’écoute désagréable se déroulèrent sans que je n’ose agir ; puis poussé par un élan de compassion envers ceux qui en souffraient vraiment, je l’interpellais afin qu’il s’arrête, au moins le temps de me répondre.

-- Ah, c’est toi ! Je me dois de te remercier. Je me sens incroyablement bien. Une véritable renaissance. Je vais pouvoir faire ce que je veux depuis si longtemps.

Ces salutations ne stoppèrent pas son discours précédent. En effet, à la manière des chanteurs traditionnels tibétains, il savait émettre deux sons simultanément. Des doutes m’envahirent alors. Pourquoi le poète conversait-il à la manière des génies les plus malfaisants de l’Histoire ?

Il ne fallait pas être bien fin pour que la vérité s’impose. Pour la quatrième fois lors de cette entreprise de nettoyage spirituel du lycée, mon ennemi me trompait. Je croyais difficilement que Paul Éluard ait planifié depuis le début son retour machiavélique au pouvoir avec mon concours ; tout portait cependant à croire en cette théorie.

-- Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Daphkarny.

-- Il se passe que je suis le pire exorciste du monde, me lamentai-je. Peu importe ! Je dois l’arrêter, c’est insupportable.

J’ordonnai :

-- Ferme-la ! Ou il t’en cuira !

Paul Éluard, cette fois, cessa de parler. Un évènement très étrange se produisit alors : du socle sur lequel était posée la tête de métal sombre, fabriquée de pierre beige, poussèrent deux bras et deux jambes. Ces excroissances ressemblaient à s’y méprendre à celle des humains, sauf pour leur taille très courte et leurs muscles ridiculement surdéveloppés. Le poète fantôme poussa sur ses jambes et déterra ainsi son socle.

Pour résumer, nous avions affaire à un être à la tête de plomb, au tronc en forme de pavé parfait de pierre, gravé de son nom, et aux membres trapus. Il ricana orgueilleusement :

-- Et crois-tu que tu pourras me menacer de douleur, après ces soixante années passées dans la souffrance ?

Ce sur quoi, il me frappa, en plein plexus, d’une main ouverte. Je fus obligé de reculer de quelques pas, et quand je me stabilisai, je restai penché, le souffle coupé.

Mme Acqua apparut, je ne sais d’où, sans doute attirée par l’agitation.

-- Je suis capable de l’affaiblir, mais ça me prendra un peu de temps. Vous vous sentez capable de l’occuper ?

-- Oui, affirma Daphkarny.

-- Je vais bien, rassurai-je. La surprise est passée.

S’ensuivit un long combat. Pour un poète, Paul Éluard, pour un poète, se battait indéniablement bien : il parvenait à esquiver mon poing et le sabre de Daphkarny. Elle remarqua que je me battais à mains nues :

-- Tu n’as pas dit que tu avais achevé le fantôme du bâtiment R avec un katana ? Pourquoi tu ne t’en sers pas ?

-- Parce qu’on est au lycée. Si je m’habitue à l’utiliser, ici, je n’ose pas imaginer dans quel état finira cet endroit.

-- Attention !

Elle me poussa ; je n’avais pas vu venir le coup du fantôme, qu’elle prit à ma place. Elle profita, malgré sa blessure, du fait qu’il soit tout près d’elle pour agripper son bras.

-- J’ai besoin de savoir quelque chose avant que tu ne disparaisses ! fit-elle très vite. Pourquoi agis-tu comme ça, toi qui étais l’un des plus intelligents de ton époque ?

-- Tu n’es jamais morte, jeune fille, alors tu ne peux pas comprendre.

-- Quoi ?! s’exclama-t-elle.

-- Je veux simplement quitter ce monde…

Elle leva la tête, déconcertée. Je n’avais malheureusement pas entendu cette information qui changeait tout, je pensais simplement qu’elle l’immobilisait afin de gagner précieuses secondes, et restai en retrait en attendant mon tour.

-- C’est bon, le sort est prêt ! annonça Mme Acqua.

Les muscles de la statue, auparavant solides comme l’acier, s’effritèrent sous la main de Daphkarny. La tête de Paul Éluard fut transpercée par mon poing.

Daphkarny ne put rien faire de plus que de recueillir, avec le plus grand soin, le corps fragile du poète. Il mourait.

-- Vous ne m’avez pas laissé partir en paix… expira-t-il. Je suis obligé de lever ma protection. J’espère que vous en prendrez la responsabilité…

Une larme coula de la joue de Daphkarny quand elle posa le poète sans vie. Elle m’expliqua mon erreur, en réponse à mon air incompréhensif.

-- Nous avons pris Paul Éluard pour un monstre, alors qu’il n’a fait que répondre à nos agressions. Il ne voulait pas que nous nous battions, il voulait juste… mourir normalement.

-- Oh… Je… Désolé.

-- Qui n’aurait pas agi ainsi ? réconforta Mme Acqua.

Il fallait vraiment que je réponde à mon téléphone ; il ne cessait de vibrer dans ma poche. Je ne pouvais plus continuer à m’efforcer de l’ignorer.

-- Allô ? Ah, Rusé ! Ça te dérange si je te rappelle ? Je suis au lycée… Comment ? Kyubi ? Oui mais… non, j’ai pas vu son mail. J’étais occupé, cette nuit. Bon, d’accord, j’y vais… On se voit plus tard… Allez… oui. Je suis en plein exorcisme d’un fantôme, je te raconte pas. Allez, je te laisse !

Je raccrochai. Cela m’embêtait de laisser la sorcière et l’exorciste, j’avais l’impression de fuir mes responsabilités après la mort d’Éluard, or d’un autre côté, une urgence insistante m’appelait… Tant pis, elles se débrouilleraient. Le destin de la Terre était peut-être en jeu pour que Kyubi accorde tant d’importance à cette mission.

-- J’ai quelque chose à faire, clamai-je, un peu coupable. À plus ! Bonne chance !

Et je partis.

-- Kyubi ? répéta Mme Acqua. Ce garçon est décidément plein de mystères.

-- Qui est-ce ? demanda Daphkarny.

Mme Acqua marqua une courte pause, ne sachant pas comment présenter les choses.

-- L’Empereur absolu des Démons. Ça veut dire qu’il est à ses ordres… et, en plus, il possède un sabre maudit… Qui est donc ce Gaël ?

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Miss O
Posté le 06/05/2021
Ce récit est complètement fou... Tu as une imagination débordante et un sens du grotesque assez surprenant. Cette idée d'une réincarnation d'Éluard sous la forme d'une statue-robot faite de bric et de broc, c'est très drôle !
Les interactions au sein de ton trio fonctionne très bien et donne l'envie de poursuivre la lecture. À bientôt pour la suite !
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