-- Alors, ce fantôme ?
Nous marchions dans la rue, éclairée d’orange par le soir venant. Nous avions convenu que je ne la suivrais pas chez elle, ce qui n’était pas du tout mon projet. Je crois que ça l’aurait embêtée aussi. Enfin… Je n’en étais pas si sûr, mais cela ne m’importait pas. Par conséquent, nous avions pris un détour pour nous deux : je m’éloignais de chez moi, et elle s’éloignait de chez elle.
-- Tu vois les toilettes du bâtiment R ? J’y suis allée hier, et quand je me lavais les mains, j’ai clairement ressenti une présence. Rendez-vous à minuit ?
-- On fait comme ça. Juste une question : la présence était-elle tangible ou intangible ?
-- Intangible. Elle n’était que dans le miroir. C’est un souvenir très désagréable, mais si ça peut t’aider, je veux bien te décrire l’apparition.
« J’avais un peu mal à la tête, alors je crus halluciner au début. Je regardais d’abord mes mains, en fait, puis j’ai levé les yeux et j’ai sursauté en voyant ce qui se reflétait, tout près de moi apparemment – mais évidemment, quand je me retournais, il n’y avait rien. J’ai des haut-le-cœur rien que d’y repenser… Une fille qui saignait de tous ses orifices. Ses yeux, son nez, sa bouche… et le bas aussi. Mais le pire, c’était les yeux. C’est comme si elle vomissait des pleurs de sang… Ça coulait à flot. »
-- Stop, suppliai-je. Tu vas me faire perdre toute envie de la rencontrer…
-- À tout à l’heure, alors.
Si cette apparition ne pouvait pas être touchée et ne se montrait qu’au travers d’un miroir (tout comme une autre damnée que j’avais rencontrée un mois plus tôt), elle nécessitait quelques rituels. Chez moi, je possédais tout le matériel nécessaire à ce genre de choses : bougies, encens, ainsi qu’un crâne d’animal réservé aux incantations, donné par une divinité de la montagne dans les Pyrénées. Je ne trouvai pas de peinture mais une peinture rouge un peu passée ferait largement l’affaire.
Je faillis passer le dîner, afin d’éviter de le rendre un peu plus tard. Une faim me tirailla cependant, et, finalement, je ne changeai rien à mes habitudes. Ma règle de vie, depuis mon contact avec les mondes non-physiques, tentait d’empêcher toute modification sur ma personne. Une règle peu aisée à respecter. Néanmoins, j’aspirais à une vie sociale plus normale et y arrivais presque.
Le lycée nocturne, toujours aussi vide, toujours aussi vide. Seulement, une aide m’attendait aujourd’hui. Nous cheminâmes jusqu’au bâtiment R en parlant musique, un sujet qui me tient à cœur.
-- J’adore la k-pop, dit-elle.
-- Oh, dommage. On a pas les mêmes goûts.
-- Attends, arrêta-t-elle.
-- Quoi ? J’ai le droit de préférer…
-- Je ne parle pas de ça, coupa l’exorciste. Tu sens cette aura ?
Je ne la sentais pas, ce qui me faisait un peu honte – je n’avais jamais été capable de percevoir les ondes émises par les créatures surnaturelles. Mon air contrit à l’évocation de ce problème constitua apparemment une réponse suffisante pour mon amie.
-- Elle est extrêmement oppressante, plus qu’avant. Quand je parlais d’équilibre…
-- Ah oui, tu ne m’as jamais expliqué ça.
-- En fait, un lieu hanté marche un peu comme une balance : chacun pèse sur l’autre pour l’empêcher de devenir trop puissant. C’est comme si tu avais retiré trois poids en les exorcisant. Forcément, ceux qui restent pèseront plus lourd.
-- C’est donc ma faut ? Mince.
-- La semaine dernière, je t’ai vu briser cette règle, qui est la seule que j’aie appris en cours d’exorcisme. Mais la semaine dernière, je ne me serais pas du tout sentie assez forte pour faire face à un fantôme non plus… Tu m’as montré que je l’étais complètement. À nous deux, nous n’en ferons qu’une bouchée !
J’approuvais cette mentalité ; cependant, quand nous attînmes le bâtiment R, cela n’empêcha pas les deux échines de frissonner.
Le bâtiment R se détachait du reste du lycée. En effet, là où les autres dataient des années soixante, lui conservait la grâce d’une construction plus récente, autour de l’an deux mille. Il comprenait, en son sein moderne, le réfectoire (ce grand espace en prenait la majorité, lui avait même donné son nom : R pour « restauration »), quelques salles de classe dont les murs en baie vitrée donnaient vue sur une forêt, et enfin, les seules toilettes convenables du lycée.
-- Avec ton gros sac à dos, j’imagine que tu as un plan ? demanda Daphkarny dans l’escalier éclairé faiblement par sa lampe torche.
-- Oui, assurai-je, en haut des marches.
Je sortis les fournitures une par une.
-- L’un de nous entrera en transe et se fera posséder par le fantôme. Je pense que c’est le seul moyen pour entrer en contact avec lui.
-- Par l’un de nous, tiqua-t-elle, à qui tu penses ?
-- Si tu n’as pas envie de le faire, je me dévouerai. Je m’y étais préparé, à vrai dire.
-- Je suis désolée, mais effectivement, ça ne me tente pas du tout.
Elle alluma les bougies, tandis que moi je traçais un pentacle. La senteur de l’encens s’éleva. Je m’assis au centre du symbole, pris le crâne (lien symbolique avec le monde des morts) au creux de mes paumes, et fermai les yeux, forçant mes pensées à s’arrêter doucement. Avant que ma communion avec le fantôme ne soit totale, j’ordonnai à Daphkarny :
-- Tiens-toi prête à la rencontrer. Demande-toi ce qu’elle veut quand elle te dira pourquoi elle a péri.
Elle opina. J’avais confiance en elle : que pouvait-il se passer qui me causerait préjudice ? Avec Daphkarny, j’optimisais ma sécurité. Le problème viendrait en fait d’autre chose…
Il se passa un temps que je ne saurais évaluer avant que je ne sorte de ma transe. Je m’attendais plutôt à ce que ce soit Daphkarny qui m’en réveille ; cependant, un froid inhabituel s’en chargea. Je rouvris les yeux, désarçonné par la situation. Je pressentais en fait que la température malsaaine annonçait autre chose… quelque chose de mauvais…
-- Écarte-toi, avertis-je faiblement.
-- Quoi ?
Je sentis, du fond de ma gorge, remonter une substance ferreuse. Au même moment, j’eus très mal à la tête. Compréhensible, puisque des hémoglobines coulèrent de mon cerveau, et s’échappèrent par là où elles pouvaient, c’est-à-dire sous les paupières. À cet instant, je me sentais comme un sac de liquide, percé partout. Quant au bas… oh, comment font les filles pour subir ça ? Je ne le décrirai pas, c’est déjà assez horrible. Croyez-moi, vomir et pleurer en même temps du sang à profusion n’est pas une expérience agréable.
De plus, je constatai que pour la troisième fois, un fantôme me dupait. Je lui offrais pacifiquement mon corps, espérant une conversation tranquille. Quelle hantise un tant soit peu vicieuse n’aurait pas profité de l’occasion ?
Je restai lucide, ce qui importait peu, puisque la puissance de la semi-possession me clouait au sol. Au prix d’un ultime effort, je réussis à me lever. À faire un pas. À toucher, à force de tâtons, la main de Daphkarny, totalement aveuglé par le rouge qui recouvrait mes yeux.
L’horreur se lisait dans la tension des muscles de ses doigts. Je ne voulais qu’un peu d’aide. Malheureusement, pour elle, je n’étais qu’un fantôme dans le corps de son ami : elle ne pouvait donc rien faire, de peur de me blesser. Je n’arrivais pas à parler, chaque son se transformant en gargouillis avant que je ne l’articule.
De toute manière, comme mon sang me quittait, mes forces suivaient. Je ne tins plus debout et rampai, désespéré, Daphkarny se trouvant de plus en plus incapable d’agir.
C’est alors que je me sentis soudainement beaucoup mieux ; jamais mon corps ne me sembla si léger, il n’y avait cependant pas matière à s’en réjouir. Cela ne signifiait qu’une chose…
-- Je suis mort ? murmurai-je, incrédule.
-- Pas encore, répondit une voix dans mon dos. Je t’ai expulsé de ton corps avant que tu ne meures. Tu n’en as cependant plus pour très longtemps… il n’appartient qu’à toi de changer ça.
Aucun doute sur cette personne. Je reconnaissais son timbre, à force de l’écouter quatre heures par semaine.
-- Mme Acqua ? m’étonnai-je.
Elle fit un pas ; une bougie jeta une lueur tamisée sur la moitié de son visage, l’autre restant dans l’ombre. Je ne me trompais pas. La professeure de littérature, celle-là même qui démentait cette nature une demi-journée plus tôt, se révélait liée à la magie, au point d’être capable de séparer l’âme du corps, ce qui n’est pas à la portée de tout le monde.
-- Qu’est-ce que je peux faire ? m’inquiétai-je, remettant à plus tard la foule d’autres questions qui m’assaillaient.
-- À ton avis ? répliqua ma sauveuse, le doigt pointé sur le fond de la salle.
On n’y voyait goutte, les ténèbres nocturnes continuaient d’envahir la pièce. C’est seulement après m’être un peu concentré que je distinguai un halo rouge sombre entourant une tache noire, encore plus obscure que la nuit qui l’entourait. Un visage tout blanc, pâle comme un cadavre, surmontait l’anomalie.
Je tentai de rassurer Daphkarny, à genoux devant ma carcasse ensanglantée, mais c’était inutile. En tant qu’âme, je n’interagissais qu’avec les âmes. C’est pourquoi je pouvais voir ce fantôme qui nous donnait tant de mal : je me devais donc de régler ce problème tant que j’en avais la possibilité. Je récupérerais mon corps ensuite.
-- Toi ! vociférai-je. C’est quoi, ton but, au juste ? Comment es-tu morte ?
-- Je veux semer le chaos, apprit le fantôme jovialement. Quant à ma mort… Je me suis tuée. J’ai essayé le suicide rituel avec un couteau dans la gorge. C’était marrant…
Mes yeux s’habituaient au déficit lumineux. Je cernai le personnage, de prime abord complexe, à ses habits : un t-shirt gris décoré du logo d’Anthrax, une jupe noire très courte et un collant filet complété d’un porte-jarretelle en cuir enserrant sa cuisse gauche. La jeune morte était donc apparemment gothique. La construction du bâtiment coïncidait sans doute avec les années d’activité de Marilyn Manson, et les autres choses qui auraient pu influencer une culture florissante, et le penchant détraqué, de cette dernière, déjà, par définition, malsaine - c’est cette insanité psychologique qui la rend si intéressante. Si, comme elle le disait, elle s’était suicidée par occupation, pas par désespoir, je ne pourrais pas la sauver. À dire vrai, cela me soulageait. Pour m’avoir tué, je la détestais vraiment, et je ne me serais pas senti capable de faire comme avec le poltergeist.
Il était grand temps de passer aux choses sérieuses.
-- Je voulais éviter de m’en servir ici… soupirai-je. Mais tu ne me laisses pas le choix.
Mme Acqua recula ; même Daphkarny, par réflexe, se protégea de quelque danger insaisissable. Dans ma main était apparu la garde d’un sabre rouge. Je souris, la retrouvaille avec cette puissance incroyable se révélant délicieuse.
-- Incroyable… Demu Oniya, le sabre maudit… Mais qui est donc ce garçon ? s’interrogea Mme Acqua.
Mes veines palpitaient. Dans un élan extrêmement rapide, je transperçai le fantôme. Il disparut en mourant. Ne resta qu’une flaque de sang.
Je repris un morceau de pain, obéissant au conseil de ma professeure. Daphkarny, une fois que l’eus avalé, confessa :
-- Je n’ai rien compris.
J’haussai les épaules en déchirant la mie d’un autre morceau. Je bénissais le fait que mon hémorragie se soit déroulée dans le lieu du lycée ou la nourriture faisait le moins défaut. Cela dépassait Daphkarny, qui haussa le ton :
-- Pourquoi est-ce que ton cœur s’est arrêté puis est reparti ? Tu es vraiment vivant ? D’où est sortie Mme Acqua ? Comment le fantôme a-t-il disparu ?
Je lui expliquai brièvement ce que j’avais compris, puis nos regards se tournèrent vers celle qui nous échappait. Mme Acqua leva les mains, la tête baissée et coupable.
-- D’accord, je vous dois des excuses. Quand vous parliez de professeurs surnaturels, j’ai cru que vous effleuriez des secrets qui ne vous concernaient pas, et que vous sortiez de vos places d’élèves normaux. Je me rends compte que vous êtes… anormaux. Vous avez le droit d’en savoir plus que vos camarades.
-- Vous voulez dire que beaucoup de professeurs sont… comme vous ?
-- Pas que je sache, mais je n’ai pas cherché. Je n’ai pas envie qu’en fouillant, j’attire l’attention, et que démarre des soupçons.
-- Ne vous inquiétez pas, motus et bouche cousue sera notre mot d’ordre, rassurai-je.
Personne ne comprenait quand je continuais par « je dirais même plus… », aussi retins-je ce clin d’œil. À la place, je satisfis une curiosité :
-- Pourquoi n’assumez-vous pas votre nature ?
-- Vous me rappelez moi, plus jeune. Je n’avais peur de rien, et ma détermination frisait l’insolence envers la mort. Ce temps est désormais bien révolu. Je ne voulais plus être mêlée à la magie. Elle me rappelle des souvenirs trop douloureux… Mais vous deux, je sens que… vous avez besoin d’aide. Et peut-être que vous me ferez oublier le passé.
Je la déçus avant qu’elle ne s’enthousiasme trop :
-- Nous avons, normalement, exorcisé tous les fantômes du lycée. Désolé.
-- Ah bon. Dommage.
Je jetai un coup d’œil à ma montre.
-- C’est l’heure des cours, déjà ? devina Daphkarny.
-- Oui, confirmai-je.
-- Faites-moi signe, si vous remarquez quoi que ce soit d’étrange ! enjoignit Mme Acqua.
Nous acceptâmes, bien plus détendus que le soir d’avant. Si nous savions ce qui nous attendait…
En tout cas, super histoire de fantômes et de combats, je viens de m'inscrire et de la découvrir et j'ai déjà presque parcouru tous les chapitres en ligne. Hâte d'avoir la suite !
Je rigole, bien sûr. Je ne sais pas si par la suite, tu désignes le chapitre d'après (déjà posté) ou un nouvel arc ? Si c'est le cas, il va falloir patienter un peu !
Merci en tout cas pour ces compliments !
J'adore ce mélange de gore et d'humour. Ton texte est très riche en termes de références culturelles, de tonalités, etc.
J'ai vu une coquille : "il n’appartient qu’à toi ce changer ça." -> "il n’appartient qu’à toi de changer ça."
Je te relève quelques phrases qui pourraient être améliorées (mais ce n'est qu'un avis très subjectif) :
"Pourquoi est-ce que ton cœur s’est arrêté et que tu es de nouveau vivant actuellement ?"
Je pense que la reprise "et que" est un peu lourde. Est-ce qu'il ne faudrait pas couper la phrase en deux et enchaîner deux questions ?
"j’ai cru que vous effleuriez des secrets qui ne vous concernent pas, et que vous sortiez de vos places d’élèves normaux. "
Je mettrais le verbe "concernent" au passé par souci de concordance.