VIII

Par Jamreo

 VIII

 

Cela faisait deux jours qu'Onée était arrivé sur les terres de Penthos. Une fois la Porte de la muraille ouverte, guidé par le Destructeur qui semblait connaître la cité sur le bout des doigts, il s'était immédiatement rendu au château. L'édifice se tenait en équilibre précaire au sommet de la falaise, les narguant avec mépris et suffisance. Le quartier situé à l'extrême-sud de Penthos était une chose sans fantaisie et très peu amicale. A ce que l'on racontait, partout ailleurs dans l'enceinte, le roc dur et noir typique de la région avait bon gré, mal gré laissé sa place à la ville de Theb, et plus tard à sa jumelle reconstruite, mais il semblait ici proliférer avec détermination, peut-être par vengeance de la place qui lui avait été prise ailleurs. Les châtelains avaient fait preuve de prudence en y installant leur demeure. Certes, le paysage était désespérément austère sous toute saison mais la stratégie, elle, était parfaite et rendait le château inaccessible, perché près du ciel. Onée sentit l'air quitter ses poumons, admiratif malgré lui. La demeure des châtelains brillait de mille fenêtres, joyau paré de pointes. On y accédait par un escalier fantasmagorique creusé dans le roc. Le premier instinct du jeune roi fut de faire demi-tour. Mais la présence de Dionysos derrière lui, et autour de lui, partout, qui infectait son atmosphère, le contraignait à continuer.

— C'est tellement sombre, murmura-t-il. Je ne vois pas bien les marches. Vous n'aurez pas de souci, ô Destructeur, mais nous...

Onée se retourna pour le scruter. Avec un gloussement amusé, le demi-dieu fit un geste de la main et une lumière pourpre se diffusa depuis le creux de sa paume, jetant des ombres étirées sur son visage.

— Cela vous suffit-il ?

Sans attendre de réponse, il passa sa main derrière son dos et posa un doigt sur ses lèvres, invitant ses compagnons à ne rien dire. La lueur n'en était pas moins efficace d'avoir été cachée. Au contraire, elle sembla se fondre dans la nuit et remplacer son encre par une clarté appréciable. Onée hocha la tête et contourna les flaques qui affleuraient, nombreuses, sur le sol de rochers, pour s'engager ensuite dans l'escalier. Celui-ci était non seulement pentu mais irrégulier, ce qui rendait l'ascension périlleuse. Les hautes parois de cette brèche les enfermaient dans un cocon glacial. Le roi entendait sa nièce et son valet peiner et déraper de temps à autres mais ne se retournait pas, de peur de croiser le regard de Dionysos.

Après dix minutes d'efforts, la respiration du souverain s'était faite laborieuse et source de douleurs dans la poitrine, couplées à l'air frais qui n'arrangeait rien. Onée épongea son front et continua. Une arche en pierre couronnait la dernière marche, seule, surmontée d'une sinistre sculpture de corbeau. Il y avait du mouvement là-haut. La garde, sans doute.

— Qui va là ? demanda-t-on bientôt dans la langue penthéenne.

Onée bascula vers l'avant, se reprit de justesse, marcha sur sa cape et manqua tomber en arrière ; les mains de Fonan le soutinrent et l'aidèrent à retrouver son équilibre.

— Je suis Onée, s'empressa-t-il de dire, dans un penthéen presque parfait. J'arrive avec ma nièce et... j'arrive avec ma nièce du lointain royaume d'Onias. Veuillez pardonner mon retard...

— Onée ? C'est bien vous ?

Une femme petite et ronde, la moitié du visage cachée par une étoffe, se pencha, les mains serrées sur le manche d'une arme – la fameuse sarise de Penthos. Onée, maladroit, s'arrêta et se soumit à son regard, les yeux baissés lui-même. La transpiration ruisselait dans ses sourcils, dans son cou et sur ses lèvres, ses bottines étaient crottées, humides, mais il soutint dignement l'attention qu'on lui portait.

— Je pense que c'est bien lui, murmura la femme aux autres gardes. Nous ne nous attendions pas à une arrivée aussi discrète. Veuillez nous excuser. Je m'en vais avertir le Hege.

— Merci.

Il gravit les dernières marches, rejoint par Fonan, le valet, puis Dionysos sur le maigre plateau où se tenaient une poignée des forces armées du château. Le dieu avait étouffé sa lueur pourpre et prenait à présent l'apparence neutre et anonyme d'un voyageur au service de son roi.

Deux flambeaux avaient été plantés là, et sous la teinte du feu on ne se priva pas de regarder les nouveaux venus avec froideur. On jaugea la blondeur de Dionysos, les mèches châtain d'Onée lui-même et les reflets roux de sa nièce ; mais Onée était un invité de marque et le refus des étrangers ne pouvait s'appliquer librement.

— D'ici, on voit tout de ce qui se passe en bas, dit un homme en souriant. Ça fait un moment qu'on vous a à l’œil.

Il se tapota la tempe du doigt, fier de son intervention.

Bien sûr qu'ils les avaient à l’œil. La perspective était telle qu'on devait distinguer, en plein jour, la moindre aspérité de la falaise lorsqu'on se tenait si haut. La nuit en revanche, l'exercice était plus incertain ; mais nul doute qu'un convoi humain, même discret, faisait suffisamment de bruit et de gestes pour se faire remarquer.

Juste au-dessus du garde se trouvait une de ces créatures ailées qu'Onée avait amenées depuis Onias ; elle flottait silencieusement, inconsciemment, et personne ne s'était rendu compte de sa présence. Ses congénères ailés étaient là aussi et les encerclaient, statiques dans la nuit. Peut-être ce garde aurait-il perdu son sourire satisfait s'il avait su. Mais ces êtres, en tous points contrôlés par Dionysos, étaient pour l'heure invisibles aux mortels.

— Au fait, qui c'est celui-là ?

Onée fronça les sourcils et jeta un coup d’œil au demi-dieu.

— C'est un de mes valets, garde. Je vous prie de ne plus vous montrer si familier avec moi. N'oubliez tout de même pas qui je suis.

Avec un certain malaise, il vit un spasme parcourir les traits de Dionysos, un éclat pressant briller au fond de ses iris. La sensation de puissance liée au mensonge devait l'enchanter, lui qui aimait jouer les souffreteux et les anonymes inoffensifs.

Au bout d'un temps, al femme revint. Le seigneur châtelain lui-même, Mikalis, appelé Hege par ceux lui voulaient lui témoigner un grand respect – Onée se fit la note mentale d'user et d'abuser de ce petit mot - la suivait. Il les accueillit avec son visage barbu et fermé, vêtu d'une toge écarlate et portant des bracelets de fer sans fioritures, dans l'ancienne tradition de Theb. Il avait cependant pour masquer sa tenue une fourrure brun-orangé attachée autour de ses épaules par une broche en argent qui représentait un corbeau, emblème de Penthos. Ses cheveux amples et gras frisaient sur ses tempes. Son teint était sombre et sa peau tachée d'imperfections. Il ne dit pas un mot mais porta un poing à sa poitrine pour saluer Onée et Fonan, sans adresser la moindre attention au vieux valet et à Dionysos.

— Suivez-moi.

Onée fit donc signe à ses deux « valets » de leur emboîter le pas. Les créatures ailées se massèrent par dizaines autour de la bâtisse lorsque leur maître franchit la haute porte du château et disparut.

Commença leur lente marche à travers ce curieux repère. Hege Mikalis leur fit traverser tout le rez-de-chaussée en silence, longer par un chemin couvert une cour intérieure encombrée de statues à la gloire d'innombrables divinités, entassées les unes sur les autres et brisées pour certaines. On ne priait pas à l'âge du Fer. Mais on maintenait le respect qui était dû aux êtres divins, par peur que ceux-ci décident de revenir.

Ils quittèrent la cour et prirent un autre corridor, tendu de vert, qui se terminait par deux colonnes de marbre encadrant une porte bardée de clous agressifs. Ils débouchèrent sur une salle déserte. Un âtre surmonté d'un corbeau en pierre prenait la longueur d'un mur. Sur la table bordée de sièges en velours noir, brûlaient des chandeliers. Mikalis grogna tel un ours et se dirigea vers le siège le plus proche de l'âtre. Onée n'attendit pas d'être invité pour s'installer, suivi de Fonan. Dionysos resta debout, en retrait, à contempler le paysage aride que lui offraient les fenêtres à meneaux. Les créatures ailées flottaient çà et là à l'extérieur, attentives, fidèles.

— Vous êtes en retard. On vous attendait plus tôt, dit Mikalis.

— Vous m'en voyez navré. Ma nièce et moi avons été retardés ; notre navire a rencontré une petite flotte d'Athena se promenant librement sur nos eaux et nous n'avons malheureusement pas pu les contraindre à faire demi-tour. Il nous a même fallu manœuvrer pour continuer notre chemin sur notre propre territoire, sans être inquiétés par les Athéniens.

Heureusement, la nervosité et l'émotivité d'Onée se faisaient oublier lorsqu'il se trouvait en position délicate et qu'il devait remplir son rôle de roi, en situation grave ou officielle. Il s'exprimait calmement et de façon claire. Malheureusement Mikalis n'était pas homme facile à convaincre.

— Je n'ai toujours pas compris le but de votre visite.

— Vous avez sans doute reçu mon premier corbeau. Je disais vouloir resserrer les liens entre Onias et Penthos. Nous sommes les deux nations les moins puissantes du continent de Nero, et Athena nous tient dans l'ombre de sa menace croissante. Leur attitude sur mes eaux sont la preuve de leur témérité et de leurs intentions. Je soupçonne l'impératrice de vouloir lancer une guerre de conquête contre nous. C'est pourquoi je voulais venir jusqu'ici, pour...

Silence. Onée était à court de mots. Mikalis ne se démonta pas, un bras posé sous l'accoudoir sculpté de son fauteuil et une main sous le menton.

— Je voudrais vous proposer une alliance, se reprit Onée.

— Je n'ai pas besoin de vous. Penthos n'a besoin de personne.

— J'ai fait tout le chemin depuis Onias. La moindre des choses serait de m'écouter.

Finalement, Mikalis fit signe de la main, accompagné d'un mouvement de tête énervé pour signifier à Onée de poursuivre.

— Si vous vous alliez à nous, Hege, je peux vous promettre la sécurité en cas de crise. Si Athena déclenche un conflit, nous en ressortirons vainqueurs.

— Comment pouvez-vous savoir ? Vous venez d'affirmer que nous sommes les deux nations les plus faibles.

La main épaisse du seigneur se referma sur l'accoudoir et le serra. Le roi hocha la tête, déconcentré par l'attitude de Fonan à ses côtés qui, ennuyée par la discussion et l'usage d'une langue qu'elle maîtrisait moins bien que son oncle, soupirait ostensiblement et inspectait la pièce d'un regard désintéressé.

— Nous avons des alliées de taille, dit Onée en lui donnant un coup de coude discret. A commencer par cet homme.

Il désigna Dionysos qui s'avança sur la pointe des pieds et posa ses deux mains à plat sur la table, juste à la barbe de Mikalis.

— Bien le bonjour, Hege. Ou devrais-je dire seigneur de la ville maudite.

— Qu'est-ce que cela ? Débarrassez-moi de ce valet !

— Oh, mais je ne suis pas un valet.

— Cet homme n'est... pas un homme.

Les mots d'Onée résonnèrent étrangement. Les yeux du seigneur de Penthos s'étaient réduits à des fentes horizontales, surmontées de rides dans sa peau marquée. Dionysos soupira et fit un pas en arrière, écartant gracieusement les bras comme un danseur s'apprêtant à faire une pirouette.

— Je me présente. Dionysos, terreur de Theb, fils de Zeus et de la mortelle Sémélé, demi-dieu terrible de mon état.

Les fentes grises à la place des yeux du seigneur s'agrandirent et se changèrent en deux ovales d'une terreur dure comme l'acier. Dionysos, l'air ennuyé, pointa son bâton de marche vers la cheminée. Des flammes s'en élevèrent. Mikalis bondit de son siège et s'empêtra dans sa cape. Très lentement, et sa peau se hérissa de flammèches éphémères lorsqu'il pencha son visage par-dessus un chandelier, il dirigea son regard vers le jeune homme blond, à l'apparence si inoffensive.

— Vous, dit-il.

— Moi.

— C'est à cause de vous.

— Quoi donc ?

Le Hege avait perdu de sa superbe. Il papillonna des yeux vers les fenêtres. La couleur rouge des jours, ces nuages trempés d'un sang céleste.

— Ah oui, ce petit... désagrément. J'ai bien peur en effet que ce soit mon retour n'ait provoqué cette réaction...

Il soupira.

— Voyez-vous, lorsque nous nous entrons au royaume de Gaia, les éléments s'en trouvent perturbés. Pour quelques temps, ajouta Dionysos avec un sourire.

Mikalis, saisi d'effroi, recula en tremblant de la tête aux pieds.

— Le Destructeur n'aide pas. Le Destructeur détruit. Nous avons vécu sans vous pendant des siècles, et nous continuerons.

Il avait contourné la cheminée et longeait le mur, espérant peut-être atteindre une porte secrète derrière l'âtre.

— Traîtres, murmurait-il, traîtres, venir de si loin pour m'apporter la mort... pour m'apporter les dieux...

— Mais enfin, Hege ! s'écria Onée. Le Destructeur détruit, justement. Pourquoi ne pas reconnaître son pouvoir légitime ? Si vous refusez, vous comprenez bien qu'il ne vous épargnera pas. Mais pliez-vous à ses exigences, repentez-vous de votre orgueil passé, et ce ne sera pas vers vous qu'il dirigera son chaos. Ce sera vers vos ennemis.

— Onée, je vous félicite.

Tous se tournèrent vers Dionysos qui venait de parler.

— Que les choses soient bien claires, Mikalis, poursuivit-il, cette fois sans desserrer les lèvres.

Sa voix était amplifiée et résonna dans la vaste salle, émanée de nulle part, ou de partout à la fois.

— Je suis Dionysos, le Destructeur, la terreur de Theb. Ma patience a des limites, c'est pourquoi nous avons eu la bonté de ne pas vous cacher plus longtemps ma nature.

Il ne bougeait plus. Son corps s'était pétrifié, une brillance diffuse sourdait de sa peau.

— Acceptez-vous l'alliance que vous a proposé Onée ?

— Espèce de traître.

Mikalis fixait Onée de ses yeux fous, les deux paumes plaquées contre le mur, ses bracelets produisant un tintement aigrelet.

— Vous êtes venu uniquement pour semer la pagaille, hein ? Roi de pacotille.

— Onée est un fidèle de mes serviteurs, dit Dionysos. Saviez-vous que les rêves n'ont jamais suivi Astrée au royaume de Zeus ? Non. Après la déception de Theb, après avoir mis le feu au palais de Cadmos, je suis parti sur les routes sous l'apparence d'un voyageur pour ce qui devait être un long périple solitaire à travers les terres septentrionales. J'ai rencontré nombre de cités, et me suis présenté à leurs portes pour recevoir le même accueil désolant : on me mettait à l'écart, on ne m'acceptait pas. C'était un jeu des plus amusants, mais je m'en lassai, comme de tout. Cette Terre n'avait plus rien d'attrayant à mes yeux et, suivant mes congénères, répondant à l'appel puissant de Zeus, je suis parti. Astrée fut la dernière à vous quitter, il est vrai. Mais les rêves, eux... ne vous ont jamais abandonnés.

— Fadaises ! s’époumona le seigneur de Penthos.

— Savez-vous ce que sont les Oneiroi, Mikalis ? intervint Onée. Ou l'avez-vous oublié ?

L'homme cligna des yeux et se tourna vers Onée qui semblait résigné, la main ramenée sur la table en un poing où se détachait la bague noire sertie d'argent qu'il portait à l'annulaire, contraste bouillant avec la pâleur de sa peau.

— Les Oneiroi sont les gardiens et porteurs des rêves. Ce sont eux qui, la nuit, volent sur les toits et distillent leurs fioles de poison, de délices ou bien de cauchemars sur les esprits humains. Ils sont nos créatures fidèles. Nos esclaves fidèles qui jamais encore ne nous ont déçus. Lorsque nous voulons toucher vos esprits, nous envoyons sur vous un Oneiroi. Eh bien, j'avais confié ces charmants petits êtres au royaume d'Onias. Oui, durant toutes ces années, ils sont restés sur Terre, proches de vous, prisonnier des rois et reines de ce territoire hétéroclite. Je comptais revenir vers vous, humains, pantins ingrats, pour vous soumettre au pouvoir des dieux une nouvelle foi. Mon père avait perdu espoir. Pas moi. Je suis donc revenu et Onée a fidèlement répondu à l'appel. Si vous ne vous pliez pas à ma volonté, Mikalis, je détruirai Penthos. Je vous l'assure. Je sèmerai parmi vous folies et cauchemars terribles, et puis je mettrai le feu à votre demeure comme je l'ai fait jadis, pour Cadmos et sa lignée.

Mikalis lui renvoya un regard de pure haine, le visage barré par les entailles de flammes changeantes, penché, les deux poings fichés sur le table. Il semblait prêt à casser quelque chose où à hurler. Onée se leva à demi pour se pencher vers lui et étira une longe et fine main vers lui.

— Allons, Hege... commença-t-il.

— Ne me touchez pas, sale traître, grogna le seigneur. Vous ramenez la débauche des dieux dans votre sillage. Votre bêtise perd l'humanité une seconde fois. Agenouillez-vous donc aux pieds de ces tyrans de l'ancien temps ! Vous ne valez rien. Qu'Athena vous attaque donc, et puissiez-vous périr jusqu'au dernier, vous retrouver tous aux Enfers et mourir encore d'ennui pour l'éternité. Et vous, Dionysos.

Le nom était un amas de dégoût craché du bout des lèvres.

— Vous n'avez plus aucun pouvoir. Vous êtes seul. Vos artifices duperaient un nigaud ou un imbécile, mais ils ne duperont pas Penthos. L'âge de fer ne nous a pas seulement pris, nous ; il vous a contaminés, vous, les dieux. Il est plus fort que vous. Votre temps est révolu et même vous, ô Destructeur du passé, ne pouvez rien y faire. Maintenant disparaissez.

 

¤¤¤

 

Cela faisait deux jours que Dionysos, le grand, le roi Onée et sa nièce héritière du trône avaient échoué à ravir le cœur des dirigeants. Mikalis n'avait pas eu tout à fait tort. L'âge de fer, cette sorte de fatalité qui s'était abattue sur la race humaine et avait contraint les déesses et dieux à fuir, était plus fort que tout. Les pouvoirs du Destructeur, si peu habitué à Gaia depuis tous ces âges d'absence, étaient encore faibles, et son essence vulnérable. Il n'avait eu d'autre choix que d'obéir à la colère du Hege et s'était retiré du château. Les Oneiroi, eux, demeuraient sous sa coupe, invisibles le jour, noir comme l'encre dès la nuit tombée. Les mortels ne décelaient rien de leur présence.

Il faisait claquer ses sabots fendus sur la terre friable, parsemée de mousse aux senteurs riches et mordorées de menthe, de moisissure. Sa course dégageait des poignées de sable brun, enfouies sous la terre, telle une délicate surprise rappelant les abords du Lac d'Ambre ; son contact le faisait frémir, et son bruit fin lorsqu'il se déliait dans l'air frais et retombait en nappe subtile derrière lui. Le museau tendu, le vent passant dans ses poils raides et maculés de boue, il humait et cueillait sur ses sens de chevreau sauvage la saveur de Gaia. Il avait oublié à quel point elle était délicieuse... contrastes, sensations. La pluie, le froid qui mordait dans sa chair d'animal, le sifflement des bourrasques, la rumeur de cette nature anarchique qui colonisait le Mont du Lion.

Son corps juvénile bondissait avec agilité, à une vitesse telle que, s'il assourdissait en lui ses perceptions divines pour laisser parler l'animal, le monde n'était que taches de couleurs, tant de couleurs mélangées les unes aux autres.

La solitude. La liberté. Elles éveillaient une facette de ses désirs parmi les plus profonds, qui le reliaient intimement à Gaia. Il ressentit une intense tristesse à voir bientôt sa course prendre fin. Cela ne pouvait durer. Car Dionysos était ennuyé de ce qu'il venait de voir.

Il tenait à Penthos. Il lui fallait assurer sa domination sur elle. Le chevreau à la robe pourpre et cendres, trempé de pluie, termina de dévaler le Mont du Lion et fendit les rues de Penthos en direction du Château. La matinée n'était pas très avancée. Peu de mortels le virent. Ceux qui le virent cependant s'arrêtèrent, le montrèrent du doigt, crurent à une hallucination.

Le bovidé sautillant s'enfonça dans le quartier Sud. Lorsqu'il eut atteint la caverne, creusée dans un énième renfoncement derrière le château, il s'y réfugia, éternua et passa un coup de langue sur une écorchure à sa patte. L'animal ferma les yeux. Il s'évapora bientôt en un nuage de fumée rouge, qui se condensa en volutes avant de constituer la forme d'une silhouette humaine ; la substance prit une consistance et une apparence chatoyantes, dont le rouge s'estompa. Des reliefs se dessinèrent à sa surface, la percèrent pour laisser place à des cheveux blond pur, des membres à la peau parfaite, recouverte d'un vêtement rapiécé de voyageur. Dionysos délia ses mains et ses doigts, un demi-sourire figé sur les lèvres.

Cela faisait deux jours que Dionysos attendait. Onée et Fonan, pour plus de sûreté, étaient sortis de l'enceinte de Penthos et avaient regagné leur bateau, amarré près de l'île de Mats, loin du rivage, loin des regards. Les Oneiroi s'étaient réfugiés au Temple qui couronnait le Mont du Lion. Dionysos aurait pu mettre Penthos à genoux, comme il l'avait fait pour Theb. Quel genre de folie avait pris Mikalis ? Avait-il oublié le sort funeste de l'ancienne cité ? La crainte et l'aigreur l'avaient-il fait aveugle pour qu'il ne voie pas ou ne veuille pas voir Dionysos devant lui, et se plier à son pouvoir ? Encore un fois son autorité, son existence étaient niées.

Avait-il fait le bon choix en redescendant sur Gaia ? Le lien avec le royaume des cieux n'était pas brisé ; il ne se brisait jamais. Dionysos, au hasard de ce qu'il se passait chez ses frères et sœurs, au-dessus des nuages, saisissait les échos de leurs paroles, le bruit de leurs pas, le tintement de leurs verres de nectar, il ressentait les douces et gracieuses volutes d'ambroisie. La colère de Zeus et celle d'Héra étaient pareilles au tonnerre. Les moqueries de Poséidon n'étaient que fiel ; les tristes augures d'Astrée, rythme monotone, et les rires extasiés des autres dieux qui s'amusaient éveillaient sa jalousie. Nul doute qu'ils percevaient aussi des bribes de ce qu'il se déroulait sur Gaia. Ainsi, il ne pouvait entièrement se cacher... et demeurait vulnérable.

Il aurait pu détruire Penthos en un instant, pourtant il s'en était abstenu. En vérité, il aimait le jeu de pouvoir et de luttes qui se préparait. Il en goûtait les prémices avec envie. Également... si Penthos succombait, que lui resterait-il ? A l'époque, il avait considéré Theb comme l'un de ses jouets et l'avait brisée, parce que ce jouet l'avait déçu. A présent... à présent ce n'était plus Theb, mais Penthos, et le besoin de retrouver ses racines sous les fondations de cette nouvelle ville brûlait en lui. Furie, envie qui ne le quitterait jamais. C'était peut-être la marque qu'avait laissée sur lui le tout premier refus des thébains et de sa famille, mais il était attaché à cet endroit. Sa mère, Sémélé, avait été fille du roi de Thèbes ; Penthée, son propre cousin. Il ne l'oubliait pas. Sémélé avait vécu ici des milliers d'années plus tôt. Sa mère avait foulé ce même sol ; elle avait vécu sa si courte vie de mortelle, était morte sur cette terre.

Rejeté par Mikalis, il était partie en quête de Lissa.

Lissa ne l'avait pas reconnu, avait tout oublié. Le temps viendrait... il n'en doutait pas. Lissa était forte. Le pacte qui les unissait était inviolable ; elle lui était liée, et lui, la guiderait. Cette rencontre l'avait tant chamboulé, peut-être l'avait-elle senti, ou bien son esprit se trouvait trop lointain... perdu.

Dionysos fit tourner son bâton entre ses doigts. Le chevreau avait vu lors de sa course, là-bas, sous la pluie fine et la grisaille qui coupait le rouge du ciel, près d'un endroit que les mortels nommaient Place de la Forge, un rassemblement. Le pire, peut-être était qu'il y avait vu Lissa. Elle était là, oui, parmi les Penthéens qui s'étaient amassés autour de rêveurs prisonniers pour les couvrir de honte. Ces rêveurs. étaient humiliés et lapidés de fruits ou de pierres. On avait préféré les accuser de folie plutôt que de les écouter. Les humains devaient avoir une mémoire bien courte pour avoir oublié toutes les vertus des rêves. C'était par eux que les dieux communiquaient ; ils envoyaient leurs messages, donnaient des visions de vérité aux plus sensible des hommes et des femmes.

C'était précisément ce qui s'était produit pour ces infortunés rêveurs. Dionysos les avait avertis de son arrivée, lors de son voyage jusque Penthos. Qu'avait-il espéré ? Une réaction moins violente ? Mikalis les avait condamnés à la mort pour avoir porté la parole du dieu. L'humanité craignait le retour des dieux sur Gaia. La peur... basse réaction, digne des mortels.

L'affront ne demeurerait pas impuni. Onée n'approuverait pas, bien évidemment, mais le roi n'était qu'un serviteur. Comme les autres, il se devait de plier sous la volonté divine. Aucun mortel n'avait le pouvoir de blesser et massacrer ceux que Dionysos avait choisis, ceux qui avaient été sensibles à l'approche des Oneiroi. L'affront ne resterait pas impuni.

Dionysos brandit son bâton.

— Que ma folie se libère, dit-il dans un souffle.

 

Sans un bruit, des flammes aveuglantes sortirent de son bâton et se jetèrent sur le château.

 

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Rimeko
Posté le 29/06/2015
Hey Jam' !
 
Coquillettes et suggestions :
"sous touteS saisonS"
"perché (si) près du ciel"
"le contraignait (contraignit ?) à continuer"
"La lueur n'en était pas moins efficace d'avoir été cachée." La lueur, même cachée, n'en était pas moins efficace ?
"Après dix minutes d'efforts, la respiration du souverain s'était faite laborieuse et source de douleurs dans la poitrine, couplées à l'air frais qui n'arrangeait rien." Hum, Onée est pas censé être jeune ? Là on dirait un vieillard...
"Ça fait un moment qu'on vous a à l’œil." Dans ces cas-là, comment ont-ils pu ne pas remarquer la lumière de Dionysos ? Ils trouvent pas ça bizarre ?
"inconsciemment" Cet adverbe fait bizarre ici... Elles ne volent pas "de façon inconsciente"... si ?
"al (la) femme revint"
"Mikalis fit (un) signe de la main, accompagné d'un mouvement de tête énervé (agacé ?)"
"l'air ennuyé" Ca fait bizarre... Je trouve que ça ne va pas dans cette scène :/
"La couleur rouge des jours, ces nuages trempés d'un sang céleste." Il manque un verbe, je trouve...
"J'ai bien peur en effet que ce soit mon retour (qui) n'ait provoqué cette réaction..."
"lorsque nous nous (un "nous" de trop) entrons au royaume de Gaïa"
"émanée (émanant) de nulle part"
"Onée est un fidèle de mes serviteurs" Un de mes serviteurs les plus fidèles ?
"Après la déception (déstruction ?) de Theb"
On ne comprend pas que c'est Dionysos qui parle lors du paragraphe sur les Oneiroi...
"prisonnierS des rois et reines"
"une nouvelle foiS"
"le visage barré par les entailles de flammes changeantes" ? J'ai pas compris...
"Le bovidé sautillant" Le caprin sautillant ?
Juste, j'ai mis un moment à comprendre que tu désignais Dionysos aussi bien par "le dieu" que par "le demi-dieu"...
 
Sinon, il est bien ce chapitre !
On en apprend plus sur la raison de la venue d'Onée, sur les créatures ailées, tu fais le lien avec la scène à la quelle Lisa a assisté, avec les rêveurs et Lissa...
Et j'adore la description du château, de Mikalis et ses réactions... Ca sonne tellement bien <3 Et Dionysos me fascine...
Vivement la suite !
 
 
 
 
Jamreo
Posté le 29/06/2015
Coucou RimRim, je suis désolée d'avoir laissé ton commentaire en plan pendant si longtemps >< surtout que tu es la seule à m'avoir suivie, en plus, merci beaucoup pour ta lecture !
Merci pour tes remarques et corrections, je vais m'y pencher ! Pour Onée, si, il a la trentaine mais ce n'est pas quelqu'un de sportif, d'où la fatigue. L'image des flammes changeantes qui entaillent le visage, c'est une image justement, c'est les flammes qui dessinent des trucs sur son visage...
je suis contente que tu aimes la description, j'ai beaucoup aimé imaginer ce château ^^ j'espère pouvoir poster la suite un de ces jours, même si je n'avance plus en écriture ces derniers temps.
Sincèrement désolée encore d'avoir traîné, et merci d'être passée ^^ 
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